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27 février 2007

Des pas dans la nuit

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Photo : de l'utilité des photos ratées en général et des mauvais chargements de pellicule en particulier, (à Venise dans les années 80).

Un jour de bora bianca, ce vent redouté des vénitiens, je longeais la façade Renaissance de la Scuola di san Rocco avant d'entrer dans la basilique Santa Maria Gloriosa dei Frari. Je m'accordais quelques instants de compagnie avec Titien, Canova et Giovani Bellini lorsque j'entendis quelques craquements dans l'obscurité où stagnaient de lourdes nappes d'encens. Des notes d’orgue s'y mêlèrent bientôt, qui me reposèrent un peu de la splendeur de l'Assomption du Titien. La musique, plus encore que la peinture, peut encourager les poèmes qui renoncent en moi.
En émergeant de l'ombre de la basilique, je retrouvai les ocres du quartier des Frari réconciliés avec le dernier soleil du jour. Le vent avait capitulé et abandonné dans sa déroute des souffles d'algues. L'air se radoucissait et invitait quelques touristes réfugiés dans des bars minuscules et délicieusement enfumés à retrouver le jeu de piste des itinéraires de visite balisés de flèches noires sur fond jaune idéales pour se perdre mieux encore qu'on ne l'eût espéré.
Une nuit, j'avais déambulé dans ce quartier souvent désert, où, enfilant une rue au hasard, j'avais entendu monter de la pénombre une voix : « Aqua ! » Une silhouette venait de m'avertir que la rue débouchait directement sur le canal et qu'entre les deux, on n'avait pas jugé utile d'installer une barrière.
Je vis alors l'ombre s'approcher. Elle appartenait à une jeune femme en imperméable qui me jaugea d'un air amusé : « Attention au canal ! » Elle me parlait en français. Je devais avoir une tête de français. Elle m'accompagna le temps de m'indiquer un chemin plus sûr. Je l'observai furtivement. Elle était dans son élément. Ses fines chaussures surmontées d'un nœud papillon s'assuraient avec une grâce appliquée sur les dallages de pierre. Le rythme de son pas dans le silence nocturne m'habitait de la même harmonie, du même équilibre ténu qu'un ricercare des Gabrieli ou une canzon des Cavazzoni sur l'orgue Callido et sur l'orgue Piaggia de la basilique. Ce pas, je l'entends encore s'éloigner, des années après, aussi nettement que ce soir-là où je dînais, dans une trattoria déserte, de lasagnes aux orties et de quelques poissons grillés agrémentés de polenta et de vin blanc.

Commentaires

Revenant de Venise (j'y étais la semaine dernière avec ma Dulcinée), je lis avec d'autant plus de plaisir ce texte… J'ai déambulé un long moment dans Frari, et ce n'est pas tant Canova, dont l'hommage néo-classique offre une étrange rupture avec le style de la basilique, que Monteverdi qu'une petite chapelle rayonnante met à l'abri d'une inutile éternité sous une dalle émouvante. Monteverdi et le Titien, là ! Et, oui, Bellini… Rêve éveillé. Le quartier avait une autre teinte quand je l'ai retrouvé. Moment rare. Merci pour ce texte.

Écrit par : J.-J. M. | 03 mars 2007

C'est la Venise de Casanova réactualisée. Un beau texte.

Écrit par : Alain Bagnoud | 05 mars 2007

J.-J.M. : oui, l'on vit des moments rares à la basilique des Frari et dans le quartier San Polo/Santa Croce.

Écrit par : Christian Cottet-Emard | 05 mars 2007

Alain Bagnoud : heureux de découvrir votre blog et d'échanger le lien. Merci.

Écrit par : Christian Cottet-Emard | 06 mars 2007

Ah, les pas d’une femme qui s’éloigne dans la nuit de Venise… Présence fugace et rapide d’un regard, d’une voix. Rêve éveillé. Ephémère apparition qui envahit un instant le présent pour mieux disparaître ensuite, retournant au passé dont elle a dû sortir.
Désarroi du promeneur au bord du canal, rendu à sa solitude après cet instant improbable, lequel ne survivra que dans sa mémoire ou dans le récit qu’il en fera ensuite.

Écrit par : Feuilly | 06 mars 2007

Le plaisir est aussi pour moi, d'avoir découvert le vôtre.

Écrit par : Alain Bagnoud | 06 mars 2007

Les commentaires sont fermés.