04 octobre 2005
Du mandarinat
À la suite d’un éboulement dans ma bibliothèque (pas de blessés), j’ai inspecté les lieux du sinistre. Le secteur des essais et de la critique avait basculé dans le vide. En ramassant le tas, j’ai fait un constat : plusieurs de ces ouvrages jonchant le sol sont le produit d’une tendance lourde de l’édition, le mandarinat des spécialistes.
Aussi ai-je lu avec bonheur dans “Les Carnets de JLK” sa note du 26 septembre 2005 (“De la critique scientifique”) :
“On voit de mieux en mieux que ce qui importe le plus à ces gens-là n’est pas de défendre et d’illustrer une grande oeuvre littéraire mais de se poser en spécialistes exclusifs de la chose, tels les Docteurs de la loi.”...
...“Pour ma part, je n’ai rien contre les écarts “subjectifs” de tel ou tel critique, mais que celui-ci se prévale de son autorité “scientifique” pour légitimer ses jugements et ses lubies me paraît un peu fort de café.”
Cette clairvoyance m’eût apporté du baume au coeur en 1995 lorsque j’apportai le point final à mon livre “Jean Tardieu, un passant, un passeur” (La Bartavelle éditeur) dans lequel je notai : “Les biographes plus encore que les historiens naviguent dangereusement près de ces écueils qui consistent à s’approprier le souvenir d’un être d’envergure, en particulier d’un artiste. On devient alors un “spécialiste” du disparu. Des oeuvres se sont ainsi construites. Elles appartiennent à la pire des fictions, celle qui avance sous le masque de la Vérité.”
Sans vouloir systématiquement déconsidérer tout travail critique autour d’une oeuvre littéraire, je suis bien obligé d’affirmer que je ne connais pas une bibliothèque (la mienne y compris) où ne s’empoussièrent pas au moins douze kilos de pavés noircis par quelques patentés “spécialistes de l’oeuvre de...” et autres roitelets du commentaire tétant jusqu’à plus soif la mamelle universitaire pour nous maculer des éditions entières de leurs renvois de phagocytes.
Cet incident m’en rappelle un autre, diplomatique celui-là. Alors que je venais d’entrer dans la vie professionnelle, je reçus la visite d’une ancienne camarade de section littéraire. Elle était restée égale à elle-même avec un intérêt pour la littérature inversement proportionnel à sa fringale de reconnaissance universitaire. Je lui souhaitai toute la réussite possible (ce qui advint des années plus tard) lorsqu’elle se mit à inspecter ma bibliothèque d’un regard dédaigneux en murmurant : “je ne vois guère de progression dans tout cela...”. Évidemment, son regard s’était porté sur des oeuvres et des livres qui accompagnent ma vie depuis l’adolescence, fidélité que le cortex droit de cette bête à concours parfaitement adaptée à son environnement ne pouvait concevoir. Qu’importe ! Un jour viendra où, tel l’oisillon, son nom se posera sur quelques notules de bas de page avant de sautiller en bas d’un avant-propos pour bientôt voleter sous les colonnes d’un magazine de littérature jusqu’au vol plané et à l’atterrissage en première page d’une édition d’oeuvres complètes, quand ce petit nom désormais embourgeoisé de caractère gras ne finira point par aller se vautrer sur une couverture qui ne sera pourtant pas la sienne, vous savez, comme cela se fait sur les pochettes de disques où le nom de l’interprète a fini par supplanter celui du compositeur. Peut-être y aura-t-il, ainsi que cela se produit de temps à autres, des étudiants pour se féliciter de cet essor auquel ils auront contribué dans un anonymat et un bénévolat aussi formateurs qu’exemplaires en abattant du travail de petites mains, entre deux coups de feu au restaurant Mal’bouf et trois nuits blanches pas du tout festives. Car c’est aussi parfois cela, la dure loi du mandarinat.
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