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16 mars 2005

Tu écris toujours ? (2)

“Tu écris toujours ?”
Mon ancien camarade de classe n’est pas le seul à prendre ainsi de mes nouvelles. Presque tous ceux qui me connaissent depuis longtemps prononcent cette phrase fatidique. La plupart d’entre eux le font inconsciemment, par un de ces automatismes de langage par lesquels on prétend entrer en contact. Une formule de politesse en quelque sorte. Quant à ceux qui y mettent une évidente malice, les jaloux, les méprisants, les condescendants, j’ai pour eux plusieurs réponses toutes prêtes en magasin : “et toi, tu bois toujours ? Et toi, tu cherches toujours une femme ? Et toi, toujours au régime ? Etc... Car ce “toujours” induit quelque chose de raté, d’inabouti, une idée d’échec, prononçons le mot. Or, nous vivons dans une société où il est interdit d’échouer. Résumons : oui, j’écris toujours. Non, je ne suis toujours pas riche et célèbre. La conclusion muette se lit dans le regard de mon interlocuteur, qu’il soit copain d’école, ami de trente ans ou simple connaissance : donc, j’ai échoué. Là encore, il faudrait un peu de temps et d’attention pour avoir le loisir de développer un début d’explication.
L’échec est à la fois le terreau et le fruit de l’écriture (je parle de l’écriture littéraire ou dite de création, comme on voudra). La narration, le suspens, l’intrigue, le dénouement, l’épilogue, la chute, empruntent rarement les autoroutes du bonheur. De fait, nombreux sont les écrivains qui subissent une certaine précarité sociale et économique. Si je prends mon cas personnel (après tout, c’est bien normal, je ne suis pas là pour raconter la vie de tel “confrère” chômeur indemnisé, en fin de droit ou radié, de tel “collègue” veilleur de nuit, gardien de résidence secondaire, technicien de surface ou souffleur de feuilles mortes mais pour témoigner le plus honnêtement possible de mon expérience d’auteur ). Il faut reconnaître que cette condition d’auteur n’a aujourd’hui rien d’enviable. “Vous avez beau jeu de vous plaindre alors que vous avez déjà la chance d’être publié”, m’objectera-t-on.
En effet, il s’est trouvé de petits éditeurs assez fous pour miser sur ma production, pour engager des fonds dans l’espoir que ma plume puisse leur rapporter quelques maigres bénéfices. Certains m’ont établi un contrat conforme aux us et coutumes en vigueur au Syndicat National de l’Édition. L’un d’eux ne le respecte pas à la lettre (au chiffre devrais-je dire car pour la reddition annuelle des comptes, cela fait à la date d’aujourd’hui huit ans que j’attends, malgré une timide réclamation ). Mais bon, je ne me plains pas tant que cela car malgré ces aléas, j’ai pu franchir un premier obstacle, celui d’une diffusion commerciale, certes très modeste. Cela signifie qu’en théorie, mes livres sont disponibles pour toute personne qui les demanderait à son libraire. Cela veut dire aussi qu’au cas très probable où ce dernier ne les aurait pas en stock, il lui suffirait de trouver éditeurs et diffuseurs sur internet par la magie des moteurs de recherche. Si le libraire a encore le souci du service au client amateur de mouton à cinq pattes, le coup est jouable. Sinon, l’ami d’enfance qui a su que j’ai publié des livres m’accostera dans la rue : “à propos, tu écris toujours ? Parce que, vois-tu, j’ai bien essayé d’acheter tes bouquins mais le libraire...”. Ah, le libraire... Oui, je vois. Mais oui, j’écris toujours. Je ne vais pas cesser d’écrire parce que mes livres sont difficiles à trouver en librairie, tout de même.
Ce lecteur virtuel que je commence à engueuler légèrement à cause de la question rituelle et, dans le présent contexte, assez stupide, (la question, pas le lecteur) soulève, il est vrai, un problème : pourquoi les citoyens de ma ville ont-ils du mal à trouver mes livres en librairie ? Tout devrait baigner. Ils me connaissent, ils savent que mes livres existent et ils veulent bien les acheter. Alors ?
Sans compter quelques grandes surfaces où les “meilleurs ventes” s’écoulent dans les relents de poulet rôti, ma ville (presque trente-mille habitants) compte deux points de vente de livres, une librairie-papeterie et une maison de la presse. Le libraire est un homme amical. Avec moi, il ne risque pas de faire fortune. En tant que client, je lui achète un poche de temps en temps. En tant qu’auteur, j’ai vendu par son intermédiaire quelques dizaines de bouquins. Il faut ici faire une distinction entre les titres pour lesquels je dispose d’un petit stock qui m’appartient et les autres, les ouvrages dont je ne détiens pas d’exemplaires à la maison. Dans le premier cas, je me retrouve logé à la même enseigne qu’un auteur-éditeur. Si je veux que mon livre soit vendu en librairie, j’apporte ma petite pile au libraire. Cela s’appelle un dépôt. Après un dépôt en librairie, voilà ce qui se passe (j’évoquerai le dépôt en maison de presse après) : quand le libraire a vendu, il me règle sur présentation d’une facture. La première fois, il y a une bonne vingtaine d’années, j’ai pu m’acheter, avec le produit de la vente de mon premier recueil de poésie, un pantalon. La seconde fois, avec un autre livre, deux ou trois ans plus tard, j’ai progressé : une boîte de mes havanes préférés (Por Larrañaga). On a vite fait le tour de la clientèle. Les quelques exemplaires invendus jauniront jusqu’à ce que la librairie soit un jour transformée en kebbab ou en boutique de fringues. C’est arrivé aux meilleurs enseignes.
Toujours dans le cadre de la vente en librairie, voici maintenant ce qui arrive pour les autres livres (les ouvrages dont je ne détiens pas d’exemplaires à la maison). La procédure est différente. Le libraire doit les commander. Lorsqu’un entrefilet paraît dans le journal local et lorsque quelques clients l’ont embêté au sujet d’un de ces ouvrages qu’il n’a pas en rayon, le libraire se décide. C’est lui qui doit s’en occuper. On ne lui mâche pas le travail avec un office. Il n’a pas que cela à faire et ce n’est pas pour la dizaine d’exemplaires qu’il écoulera... Enfin, (parce que c’est moi) il fait son métier même si, entre temps, les clients qui avaient réclamé le mouton à cinq pattes ont eu l’occasion de se le procurer par correspondance ou en ont tout simplement oublié l’existence. Aucune télé ne sera là, bien entendu, pour leur rappeler qu’un de leur concitoyen a publié chez un petit éditeur courageux. Bon, finalement, le libraire a fait son devoir. Il a vendu quelques exemplaires. Au fait, combien exactement ? Rien n’est plus pénible pour un auteur que d’aller assommer un brave libraire empêtré dans ses livraisons et ses retours pour lui demander combien il a vendu d’exemplaires de son chef-d’oeuvre. D’autant que cette fois-ci, ce n’est pas le libraire qui règle l’auteur. Ce sera l’éditeur, et pas tout de suite, trois mois après la reddition annuelle des comptes. Et ainsi que je le disais tout à l’heure, ces fameux comptes que l’éditeur doit rendre, on les attend souvent longtemps. Mais laissons notre libraire se débattre dans un système dont il est lui aussi, avec l’auteur, une victime.
Allons voir comment cela fonctionne à une centaine de mètres, du côté de la maison de la presse. Un auteur local ? Ma foi oui, cela peut être intéressant. L’éditeur ? Publius. Hou-là, qui c’est ? Qui le diffuse, qui le distribue ? Machin et Truc. Aïe ! Qui c’est ceux-là ? Écoutez, monsieur l’auteur local, apportez-nous donc une petite pile de vos bouquins et vous verrez, nous en vendrons. Commander chez directement chez Publius ? Bof. Chez Machin et Truc ? Ah non, on n’a pas l’habitude de travailler avec eux. Allons, vous avez bien quelques exemplaires sous la main ? Apportez-les, c’est plus simple ! À la bonne franquette ! En réalité, la simplicité et la bonne franquette n’ont rien à voir là-dedans. La maison de la presse rechigne à passer commande, même pour un dépôt, auprès d’un fournisseur avec lequel elle ne travaille pas car les frais de livraison seront à sa charge. Cela n’est pas dirigé contre moi et n’est en rien spécifique à la maison de la presse de ma ville. Alors, puisque je ne suis ni une vedette du ballon ni un psychopathe japonais cannibale, la maison de la presse ne va pas régler des frais de livraison pour un ouvrage à la clientèle et au tirage confidentiels. De mon côté, je ne vois pas pourquoi je ferais le travail de la maison de la presse en l’approvisionnant moi-même en ouvrages de mon stock personnel (ouvrages que j’ai donc achetés) sur lesquels elle prélèverait sa marge sans avoir levé le petit doigt et avec en prime, si j’ose dire, le risque pour moi de récupérer des invendus dans un état qui rebutera même les chiffonniers d’Emmaüs. Voilà donc le problème réglé avec la maison de la presse.
Et les grandes surfaces alors ? La plus importante d’entre elle, située dans un centre commercial sur la zone industrielle, propose un choix plus quantitatif que qualitatif. Avec mes livres tirés à moins de mille exemplaires, j’ai autant de chances d’émouvoir sa centrale d’achat que de faire éternuer un poisson en lui soufflant à la gueule la fumée de mon cigare.
(À suivre)

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