Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

06 décembre 2005

Jour sans poème

Jour sans poème.
Jour sans ce qui précède le poème, l'accompagne ou lui succède.
Jour d'existence improbable, sans autre trace que le souvenir de l'absence de poème.
Absence du jour, absence au jour.
Quel temps fit-il?
Quelle sorte de nuage habita le ciel de ce jour ?
Quel jour était-ce ?
Un coup d'œil sur le calendrier, à la recherche de ce mystère qu'on nomme un jour : mardi.
Un mardi.
Un mardi pour rien.
Tout un jour pour rien.
Ce jour sans poème, ce jour pour rien, le corps l'a vécu, avec intensité, bien qu'il n'en subsiste aucun indice.
Le cœur a pompé du sang ce jour-là aussi.
Des cellules de peau neuve ont chassé des cellules de peau morte.
De petites bêtes invisibles à l'œil nu ont mangé ces morceaux de peau morte.
C'est dans l'ordre des choses.
Ce jour sans poème, ce jour pour rien, a quand même servi à quelque chose : à nourrir les acariens de peau morte.
Ce jour, le corps l'a vécu en marge de toute volonté et de toute participation autre que celle de l'ordre du sang et des cellules, des nerfs et des organes qui fonctionnent sans nous demander notre avis.
Ordre du jour.
Rien à l'ordre du jour sans poème.
Poème du rien à l'ordre du jour.
Rien à l'ordre du jour du poème.
Jour du rien à l'ordre du poème.
Poème du jour à l'ordre de rien.
Jour du poème de rien.
Poème de rien du jour.
Rien du poème.
Rien du jour.
Rien de rien, ce mardi qu'on ne vit pas venir, qui exista à peine et qui n'est déjà plus, comme s'il n'avait jamais été.

Le passant du grand large (extrait), éditions Orage-Lagune-Express Aquitaine.

01 décembre 2005

Pépites sous la poussière

Parfois, les histoires me fatiguent. Les intrigues ne m’intriguent plus guère et les fils conducteurs font des noeuds que j’ai la flemme de dénouer. Je me prends alors à rêver de livres sans histoires, de romans sans intrigues et de narrations sans fil conducteur. Qu’à cela ne tienne, il y a le Nouveau Roman pour cela et puis Tel Quel aussi, sans compter des maisons comme Minuit qui publient une génération peu soucieuse de bricoler des péripéties trop bien ficelées.
Certes, tout cela existe mais toujours sous forme d’écoles, de chapelles ou de courants. Je suis plus difficile, à la recherche du mouton à cinq pattes, dirons-nous. Il m’arrive de le trouver : dans les bacs des soldeurs, dans les fonds d’éditeurs en faillite ou sur les marchés hebdomadaires ! Je ne rechigne devant aucun tas de papier poussiéreux car à tout moment, peut surgir la pépite.
En voici deux, l’une extirpée d’un carton de bouquiniste, entre le rôtisseur et le fleuriste, l’autre arrachée aux soldes de soldes d’un hypermarché. Il s’agit de La Neige de l’amiral d’Alvaro Mutis et de La Nuit de Zeebrugge de Pierre Mac Orlan.
A quoi bon parler de livres presque introuvables puisque seul le hasard peut permettre de les débusquer dans leur improbable et dernier lieu de vente avant le pilon ? Simplement pour le plaisir de la littérature car si les ouvrages en question ont fini leur vie commerciale, la vie de l’oeuvre, quant à elle, se poursuit. De plus, les services de recherche de livres rares, épuisés, anciens, non réédités, “introuvables” justement, ne font que se multiplier. Raison de plus de se libérer un peu plus encore de la tyrannie de la nouveauté et de ce système absurde qui veut qu’un livre, à sa sortie, “tienne” trois mois en rayon avant de disparaître sous la vague des nouvelles parutions. Car c’est aussi cela le plaisir de la lecture : la quête du discret, du rare, du méconnu et, bien sûr, du démodé.

Alvaro MUTIS, La Neige de l’amiral, roman traduit de l’espagnol (Colombie) par Annie Morvan, éditions Sylvie Messinger, 1989. 216 p :

On rencontre déjà Maqroll el Gaviero, le personnage récurrent d’Alvaro Mutis, dans sa poésie, éditée dans presque tous les pays d’Amérique latine. La trilogie romanesque que le grand écrivain colombien commence à publier en 1985 relate la quête aventureuse et incertaine de ce marin qu’on nomme un gabier. Le gabier est un matelot chargé de l’entretien et de la manoeuvre de la voilure. Mais le gabier d’Alvaro Mutis, notamment dans La Neige de l’amiral, n’est guère plus qu’un passager dans la chaloupe qui le transporte en un voyage fluvial à travers une forêt dans laquelle l’objectif recherché devient de plus en plus hasardeux.
Un oeil sur le capitaine alcoolique de ce “bateau ivre”, Maqroll rédige le journal de cette aventure dont les épisodes les plus importants résident non pas dans les péripéties du trajet mais bien sûr dans les méandres de la pensée et de la rêverie de celui qui confie son destin à un esquif délabré dans un environnement dangereux parce que sans mystère.
Avec sa narration qui suit le rythme et les ruptures de la navigation, La Neige de l’amiral est une méditation sur la précarité humaine. Quant au personnage du gabier perché dans sa mâture, il incarne le poète dans son rôle ou plutôt son état de vigie solitaire qui scrute et qui décrit ce qu’il voit venir.

Extrait :
“Savoir que personne n’écoute personne. Que personne ne sait rien de personne. Que la parole est, en elle-même, un mensonge, un piège qui recouvre, déguise et ensevelit l’édifice précaire de nos rêves et de nos vérités, qui sont tous marqués du signe de l’incommunicabilité.”

Pierre MAC ORLAN, La Nuit de Zeebrugge. 221 p :

Je ne sais si ce livre a été réédité. L’exemplaire en ma possession date de 1934 aux éditions “Le Masque” à Paris dans la collection “Aventures et légendes de la mer”. Le frontispice est de Pierre Mac Orlan. Il représente deux matelots de dos sur un quai pavé avec un navire en arrière-plan sous un ciel nuageux.
Là encore, l’histoire n’a guère d’importance. Elle est d’ailleurs assez confuse, suffisamment en tous cas pour égarer le lecteur sous les ciels du Nord après l’une des guerres mondiales. Les personnages évoluent dans une lumière grise, parfois argentée. Ils dînent dans des auberges et des estaminets aux éclairages blafards mais rassurants. Tous sont murés dans leurs propres mystères et les efforts qu’ils semblent consentir pour éclaircir des situations ou des angoisses non maîtrisées ne font que les ramener sur les rivages d’une nostalgie qui les mine. “La nostalgie est le mensonge grâce auquel nous nous approchons plus vite de la mort”, écrit Alvaro Mutis dans son livre La Neige de l’amiral présenté dans cette même chronique. Cette vérité concerne de près les protagonistes de La nuit de Zeebrugge, tous rescapés d’une catastrophe qui les a rendus, pour le chemin qui leur restent à parcourir, contemplatifs malgré eux.
Dans ce livre, l’une des caractéristiques de l’écriture de Pierre Mac Orlan consiste en l’intégration subite, en pleine narration, de segments oscillant sans cesse entre la prose et la poésie, hardiesse que bien peu de romanciers se permettent aujourd’hui.

Extraits :
“Nous reprîmes le chemin du retour en nous tordant les pieds sur le ballast de la voie ferrée morte.”
“On pouvait consacrer dix minutes par jour à cet oiseau. Il fallait apporter tout le reste avec soi.”
“Je m’émerveillais, en me nourrissant d’air pur, de l’activité à peu près inutile des hommes.”
“Tous, cependant, nous savions qu’un démon grelottait à la porte, en attendant qu’on lui fît signe d’entrer.”
“Tout était gris autour de moi et moi-même j’étais vêtu de gris dans ce paysage marin, couleur de poissons plats, couleur de cendre, à peine enrichi de quelques broderies d’argent.”