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22 mai 2005

Tu écris toujours ? (17)

Le jour où l’ami Jean-Jacques Nuel évoquait sur son blog le poète Roger-Arnould Rivière, j’avais justement en tête le souvenir de son éditeur, poète lui aussi, Pierre Seghers avec qui j’entrai en contact un soir de 1981, à la manière rugueuse qu’ont parfois les jeunes gens de manifester leur admiration.
Pierre Seghers était le premier poète que je rencontrais, à l’occasion de son passage à Oyonnax à la bibliothèque municipale et au lycée Painlevé. Alors en exil à Lyon où j’étais censé apprendre le métier de libraire, j’infligeai un trajet de plus à ma vieille Ami 6 dans laquelle j’avais aussi embarqué, à la place de l’ange (Heurtebise) mon ami écrivain, poète et graphiste, Bernard Deson. Nous arrivâmes au lycée à la tombée de la nuit après deux heures de route, la tête remplie des gémissements du moteur de la 3cv qui aspirait au repos d’une retraite toujours remise à plus tard. Mais la soirée valait à mes yeux le déplacement car j’avais conscience, depuis mes premières découvertes poétiques, de la stature du personnage qui acceptait de venir s’entretenir avec quelques profs et lycéens de province un soir de printemps frisquet. Tout m’en imposait chez Seghers, l’éditeur avec ses foisonnantes anthologies (notamment les deux tomes du Livre d’or de la poésie française contemporaine chez Marabout et Poètes maudits d’aujourd’hui à ses propres éditions) et le poète avec la densité charnelle de son langage en contraste absolu avec les délires chétifs de l’époque sous l’emprise des productions radoteuses de l’après Tel Quel. Son poème “Paysage pour un enfant à venir” était déjà gravé dans ma mémoire où il ne cesse, depuis, de rayonner chaque fois que j’ouvre l’immense fenêtre de la poésie.
Mais cette admiration m’embêtait un peu. J’estimais qu’elle n’était pas de mon âge et j’aurais jugé puérile l’idée de l’exprimer simplement, ainsi que je le ferais aujourd’hui, si elle m’avait effleuré. Je ne trouvai donc rien de plus original que d’aborder Pierre Seghers en lui posant d’emblée une question désagréable et confuse concernant son activité d’éditeur. En substance, cela devait donner à peu près : “votre conscience ne vous reproche-t-elle pas d’être l’éditeur prospère de poètes qui crèvent de marginalité et de misère ?” (en allusion à l’anthologie Poètes maudits d’aujourd’hui). En grand seigneur, sans doute habitué à désamorcer l’agressivité d’un jeune coq de plus, il eut le tact (et l’habileté) de me féliciter de “cette question qui témoignait de ma culture poétique et de mon souci humaniste des poètes” (!). Rien ne l’aurait empêché de me demander qui j’étais pour lui assener des leçons de morale mais il n’en fit rien, allant même, en bon prince des poètes, jusqu’à me dédicacer l’exemplaire n°678 de son recueil Dialogue en ces termes : “pour Christian, au poète, avec la sympathie, et en attendant de le lire”.
Sans être assez fat pour ignorer la part de diplomatie dans cette dédicace et sans y lire le moindre hommage à mes balbutiements littéraires de l’époque, j’y trouve encore aujourd’hui un signe d’accueil bienveillant, une sorte de bienvenue dans la fiévreuse et complexe confraternité de celles et ceux pour qui les mots ont un sens, les poètes. Je n’aime guère la sonorité de ce mot mais je me souviens de la rondeur gourmande que mettait Pierre Seghers à le prononcer en l’accentuant ainsi qu’on peut le faire lorsqu’on nomme la merveille, l’exception.
En 1984, je reçus un exemplaire numéroté de “Fortune Infortune Fort Une” ainsi dédicacé : “au poète, à l’ami des poètes, ce long poème de confrontation”. En dehors de leurs forces poétiques, ces deux recueils, Dialogue et Fortune Infortune Fort Une, ont en commun d’avoir été publiés “chez l’auteur”, selon la formule consacrée. On parlerait aujourd’hui d’auto-édition. En amateur de jeux de miroirs, l’éditeur publiait chez l’auteur ! Il était le préfacier, l’éditeur et le poète de la monographie n°164 de la fameuse collection “Poètes d’aujourd’hui” ! (“ce qui est bien délicat et de mauvais goût, je le sais. Mais n’ai-je pas pris, depuis longtemps, l’habitude des triples rôles?”) avertissait-il dès les premières pages de ce livre. C’était aussi cela, la marque de fabrique Seghers, une redoutable complexité intellectuelle dans un physique de bûcheron des Vosges ou de marin de l’Atlantique Nord, avec la casquette et le caban qui allaient avec.
Éditeur avisé, poète exalté, charmeur et rustique, affable et secret, on pourrait continuer ainsi longtemps dans la collection de contrastes car Pierre Seghers, contrairement aux poètes maudits, vivait aussi bien dans le présent de la vie concrète que dans les temps entremêlés du mystère poétique. Il était le genre de type à s’enfoncer “dans des pays où l’on ne connaît plus personne” et il savait de quoi il parlait lorsqu’il écrivait dans son “Poètes d’aujourd’hui” : “Dans les petites villes de province, le chemin de la poésie est un labyrinthe intérieur. Personne avec qui s’entretenir de ses secrets, l’aventure poétique commence comme un long soliloque...”.
Bizarrement, l’idée de lui envoyer des textes me vint très tard, trop tard (en 1986 !). Le 17 janvier de cette année, il m’écrivit : “J’ai bien reçu votre recueil de chroniques dont j’ai beaucoup apprécié le ton, “petits poèmes en fraude” (comme dirait mon ami Richard Rognet) glissés dans les plis du temps”. Il serait souhaitable qu’elles soient recueillies dans un livre”. Je suivis donc le conseil (deux ans après !), en 1988, en publiant mon livre L’Inventaire des fétiches que je lui dédiai. Mais Pierre Seghers ne le sut jamais car le monde le quitta en 1987.
(À suivre)

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