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30 mai 2005

Tu écris toujours ? (18)

Je ne suis pas toujours gentil à l’égard des journalistes mais je me demande, à chaque fois que je médis de la presse, si je ne tombe pas dans une sorte de “poujadisme” du même genre que celui qui recouvre sans distinction tous les responsables politiques de l’infamant voile “tous pourris”. Avoir exercé ce métier pendant dix ans dans les étages inférieurs, au ras des pâquerettes locales de cette “PQR” (presse quotidienne régionale) que ses deux premières initiales qualifient mieux que la dernière, aggrave encore mon remords de tirer sur une ambulance.
Bien sûr, la figure du mauvais professionnel se fait plus remarquer dans la presse que dans d’autres secteurs d’activité forcément moins exposés. Par exemple, bon ou mauvais pro, le rédacteur en publicité peut quant à lui oeuvrer tranquillement dans l’ombre à la crétinisation planétaire.
S’en prendre aux journalistes, n’est-ce pas d’une coupable commodité ? Un défoulement facile, pour un écrivain du dimanche qui détient le double avantage, sur le journaleux, d’avoir le temps d’écrire et de peser ses mots que personne n’attend, et d’être libre de tout garde-chiourme (directeur départemental, chef de rubrique, secrétaire de rédaction, rédacteur en chef et j’en passe...). De ce point de vue confortable, il est facile d’ironiser sur l’approximation, la tournure boiteuse ou la coquille (toujours “malencontreuse et indépendante de notre volonté” - encore heureux ! -) provoquée par la pression du bouclage, la malveillance des collègues ou le harcèlement d’une hiérarchie qui vous pousse à la faute parce que vous incarnez le poste budgétaire dont il faudrait soulager une ligne de comptabilité... Si l’on ajoute à ces réalités de la profession le petit enfer permanent et sur mesure que s’ingénient à établir entre eux les damnés du salariat, pour le plus grand profit de patrons devenus invulnérables, il est clair que le crédit d’énergie dépensé pour tenter de survivre dans le panier de crabes s’avère bien entamé lorsqu’il faut en affecter le solde au simple exercice d’un métier déjà bien prenant.
Je me souviens d’une époque durant laquelle ma position dans mon emploi de rédacteur était devenue intenable, peu après la publication d’un de mes premiers livres, L’Inventaire des fétiches.
À cette occasion, je franchis sans m’en rendre compte tout de suite une limite. J’avais pourtant déjà expérimenté l’opposition radicale qui existe entre l’écriture journalistique et l’écriture littéraire : la première vide les mots de leur sens quand la seconde tente désespérément de les en recharger. Pratiquer la première le jour et la seconde la nuit, c’était d’abord manquer de sommeil et ensuite s’abîmer dans d’insondables contradictions. Dois-je remercier celles et ceux qui ont efficacement contribué à précipiter l’inévitable rupture ? Peut-être n’ai-je pas encore acquis la sérénité nécessaire (et puis, je l’avoue, comparé à moi, l’éléphant est un doux adepte du pardon...). Toujours est-il qu’en publiant ce modeste bouquin, je plongeai dans l’embarras mon supérieur hiérarchique direct qui, au lieu d’avoir l’intelligence d’expédier le problème en dix lignes dans un coin de page (ce qui aurait contenté tout le monde à peu de frais), refila le bébé à un pigiste spécialisé en boule lyonnaise qui rendit sa copie... des mois plus tard. Dans un quotidien, c’est ce qui s’appelle peser ses mots mais je n’eus pas longtemps les boules car, en presque un an de décalage entre la parution de mon livre et celle de l’article, j’eus le temps de mesurer l’indéniable cohérence d’un journal qui, dans des époques déjà héroïques, avait trouvé moyen de se priver de la plume d’un de ses journalistes nommé Bernard Clavel !
À la suite de ce désastreux premier service de presse, je parvins à défendre encore quelques années mon poste de localier (auquel, je tiens à le préciser, je n’étais attaché que pour des raisons alimentaires), pénible période au cours de laquelle il se trouvait toujours un quelconque secrétaire de rédaction pour me reprocher quelques papiers sur Charles Juliet encore peu connu du grand public à cette époque : “où t’es encore allé le chercher çui-là, coco ?. On n’est pas les Nouvelles littéraires !”
Longtemps après mon départ du journal, la publication de mon livre sur Jean Tardieu me conduisit à tenter un autre service de presse aux deux quotidiens régionaux qui sévissent dans ma zone géographique. Peu enclin à faire gaspiller des exemplaires à l’éditeur, je jugeai prudent de téléphoner. Au journal qui m’avait employé, accueil grossier du préposé aux livres : “envoyez toujours, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise...”, ce que je m’abstins évidemment de faire. Retour à la civilisation sur la ligne de Didier Pobel, du journal concurrent quoique du même groupe. Je ne sais comment ce poète mariant exigence et lisibilité (Prix Kowalski 1990 pour son recueil Liaisons intérieures et autres signes, Cheyne éditeur) se débrouille avec cette terrible contradiction entre journalisme et création... En tous cas, l’accueil est courtois bien que désabusé : “Vous savez, on en reçoit tellement, des livres !”. Finalement, ce fut une étudiante en journalisme en stage à l’agence du Dauphiné de Bellegarde qui vint me contacter à domicile et qui consacra un excellent article à mon livre. Comme dit l’autre, “si Mahomet ne vient pas à la montagne, la montagne vient à Mahomet !”.
De livres en livres, je me tiens peu ou prou à cette attitude, avec plus ou moins de succès. De toute façon, les journalistes travaillent souvent dans de telles conditions qu’ils naviguent à vue. Dans la presse magazine, ils sont en plus confrontés à l’air du temps (très volatile) dont vous pouvez par hasard rejoindre un courant. J’en veux pour preuve l’intérêt inattendu d’Anne Crignon, du Nouvel Observateur (n°2116, du 26 mai au 1er juin), pour mon blog dans son papier “La fureur des blogs littéraires”.
Travaillez sur un texte pendant des mois ou des années, corrigez, détruisez, recommencez, publiez, signez des services de presse, participez à la promotion de vos livres, contactez des journalistes en sachant que vous agissez le plus souvent en pure perte et, finalement, découvrez qu’on vient vous débusquer dans vos campagnes pour un petit feuilleton en ligne écrit pour s’amuser...
Moi, j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre...
(À suivre)

22 mai 2005

Tu écris toujours ? (17)

Le jour où l’ami Jean-Jacques Nuel évoquait sur son blog le poète Roger-Arnould Rivière, j’avais justement en tête le souvenir de son éditeur, poète lui aussi, Pierre Seghers avec qui j’entrai en contact un soir de 1981, à la manière rugueuse qu’ont parfois les jeunes gens de manifester leur admiration.
Pierre Seghers était le premier poète que je rencontrais, à l’occasion de son passage à Oyonnax à la bibliothèque municipale et au lycée Painlevé. Alors en exil à Lyon où j’étais censé apprendre le métier de libraire, j’infligeai un trajet de plus à ma vieille Ami 6 dans laquelle j’avais aussi embarqué, à la place de l’ange (Heurtebise) mon ami écrivain, poète et graphiste, Bernard Deson. Nous arrivâmes au lycée à la tombée de la nuit après deux heures de route, la tête remplie des gémissements du moteur de la 3cv qui aspirait au repos d’une retraite toujours remise à plus tard. Mais la soirée valait à mes yeux le déplacement car j’avais conscience, depuis mes premières découvertes poétiques, de la stature du personnage qui acceptait de venir s’entretenir avec quelques profs et lycéens de province un soir de printemps frisquet. Tout m’en imposait chez Seghers, l’éditeur avec ses foisonnantes anthologies (notamment les deux tomes du Livre d’or de la poésie française contemporaine chez Marabout et Poètes maudits d’aujourd’hui à ses propres éditions) et le poète avec la densité charnelle de son langage en contraste absolu avec les délires chétifs de l’époque sous l’emprise des productions radoteuses de l’après Tel Quel. Son poème “Paysage pour un enfant à venir” était déjà gravé dans ma mémoire où il ne cesse, depuis, de rayonner chaque fois que j’ouvre l’immense fenêtre de la poésie.
Mais cette admiration m’embêtait un peu. J’estimais qu’elle n’était pas de mon âge et j’aurais jugé puérile l’idée de l’exprimer simplement, ainsi que je le ferais aujourd’hui, si elle m’avait effleuré. Je ne trouvai donc rien de plus original que d’aborder Pierre Seghers en lui posant d’emblée une question désagréable et confuse concernant son activité d’éditeur. En substance, cela devait donner à peu près : “votre conscience ne vous reproche-t-elle pas d’être l’éditeur prospère de poètes qui crèvent de marginalité et de misère ?” (en allusion à l’anthologie Poètes maudits d’aujourd’hui). En grand seigneur, sans doute habitué à désamorcer l’agressivité d’un jeune coq de plus, il eut le tact (et l’habileté) de me féliciter de “cette question qui témoignait de ma culture poétique et de mon souci humaniste des poètes” (!). Rien ne l’aurait empêché de me demander qui j’étais pour lui assener des leçons de morale mais il n’en fit rien, allant même, en bon prince des poètes, jusqu’à me dédicacer l’exemplaire n°678 de son recueil Dialogue en ces termes : “pour Christian, au poète, avec la sympathie, et en attendant de le lire”.
Sans être assez fat pour ignorer la part de diplomatie dans cette dédicace et sans y lire le moindre hommage à mes balbutiements littéraires de l’époque, j’y trouve encore aujourd’hui un signe d’accueil bienveillant, une sorte de bienvenue dans la fiévreuse et complexe confraternité de celles et ceux pour qui les mots ont un sens, les poètes. Je n’aime guère la sonorité de ce mot mais je me souviens de la rondeur gourmande que mettait Pierre Seghers à le prononcer en l’accentuant ainsi qu’on peut le faire lorsqu’on nomme la merveille, l’exception.
En 1984, je reçus un exemplaire numéroté de “Fortune Infortune Fort Une” ainsi dédicacé : “au poète, à l’ami des poètes, ce long poème de confrontation”. En dehors de leurs forces poétiques, ces deux recueils, Dialogue et Fortune Infortune Fort Une, ont en commun d’avoir été publiés “chez l’auteur”, selon la formule consacrée. On parlerait aujourd’hui d’auto-édition. En amateur de jeux de miroirs, l’éditeur publiait chez l’auteur ! Il était le préfacier, l’éditeur et le poète de la monographie n°164 de la fameuse collection “Poètes d’aujourd’hui” ! (“ce qui est bien délicat et de mauvais goût, je le sais. Mais n’ai-je pas pris, depuis longtemps, l’habitude des triples rôles?”) avertissait-il dès les premières pages de ce livre. C’était aussi cela, la marque de fabrique Seghers, une redoutable complexité intellectuelle dans un physique de bûcheron des Vosges ou de marin de l’Atlantique Nord, avec la casquette et le caban qui allaient avec.
Éditeur avisé, poète exalté, charmeur et rustique, affable et secret, on pourrait continuer ainsi longtemps dans la collection de contrastes car Pierre Seghers, contrairement aux poètes maudits, vivait aussi bien dans le présent de la vie concrète que dans les temps entremêlés du mystère poétique. Il était le genre de type à s’enfoncer “dans des pays où l’on ne connaît plus personne” et il savait de quoi il parlait lorsqu’il écrivait dans son “Poètes d’aujourd’hui” : “Dans les petites villes de province, le chemin de la poésie est un labyrinthe intérieur. Personne avec qui s’entretenir de ses secrets, l’aventure poétique commence comme un long soliloque...”.
Bizarrement, l’idée de lui envoyer des textes me vint très tard, trop tard (en 1986 !). Le 17 janvier de cette année, il m’écrivit : “J’ai bien reçu votre recueil de chroniques dont j’ai beaucoup apprécié le ton, “petits poèmes en fraude” (comme dirait mon ami Richard Rognet) glissés dans les plis du temps”. Il serait souhaitable qu’elles soient recueillies dans un livre”. Je suivis donc le conseil (deux ans après !), en 1988, en publiant mon livre L’Inventaire des fétiches que je lui dédiai. Mais Pierre Seghers ne le sut jamais car le monde le quitta en 1987.
(À suivre)

16 mai 2005

Tu écris toujours ? (16)

Pelotonné au fond de la banquette d’un train de l’Est européen, l’écrivain dilettante Christian Cottet-Emard grignotait quelques chips rances qui lui restaient de son précédent voyage.
Lui qui, dans une autre vie, n’avait jamais quitté ses chères forêts d’épicéas et qui se sentait en terre étrangère à moins de quinze kilomètres de son domicile, était devenu par la force des choses un véritable nomade, un écrivain voyageur forcé en quelque sorte. Par la vitre poisseuse, les confins grisâtres des plaines de l’Europe défilaient sans attirer le regard des autres voyageurs parce qu’ils connaissaient désormais ce paysage par coeur et qu’ils dormaient d’un sommeil accablé par toutes ces journées et ces nuits de transport ajoutées à ces longues semaines de travail sous des cieux si éloignés de leurs terres natales respectives qu’ils en devenaient abstraits pour ne pas dire absurdes.
À chaque frontière qu’il parvenait encore à identifier, Christian Cottet-Emard essayait de deviner dans quel pays roulait le train mais il n’y parvenait pas toujours car le paysage était partout le même, un long ruban de zones industrielles puantes que seules les montagnes aujourd’hui privées de leurs neiges éternelles arrivaient encore à interrompre. Parfois, le train s’arrêtait dans des villes inconnues et chargeait des bataillons de travailleurs hâves qui tentaient, comme Christian Cottet-Emard, de profiter de l’unique jour férié européen, lequel, cette année, tombait un vendredi, ce qui permettait de jouir d’un grand week-end, comme dans l’ancien temps. Grâce à cette incroyable aubaine, il allait pouvoir passer un après-midi avec sa famille au bord du lac Genin, au milieu des belles forêts des temps heureux, avant de repartir pour deux jours de train en espérant arriver à l’heure au boulot.
Lorsqu’il travaillait encore dans sa petite ville française, Christian Cottet-Emard mettait à peine cinq minutes pour aller se promener dans la forêt. Après, il rentrait à la maison pour déjeuner puis se rendait à pied à son travail qu’il se payait le luxe d’exercer à temps partiel pour pouvoir continuer d’écrire ses livres en paix. Mais cette époque était bien révolue et comme il ne pouvait pas vivre de sa plume, l’écrivain du dimanche n’avait eu d’autre choix que de se conformer à l’injonction du SMO (Service de la Mobilité Obligatoire) qui s’occupait du reclassement en Roumanie des malchanceux qui s’étaient fait piquer leur emploi par un ordinateur indien ou chinois. Ainsi Christian Cottet-Emard parcourait-il l’heureuse Europe de ce 21ème siècle sillonnée en long et en large par des convois de travailleurs hagards comme elle l’avait été, au début du siècle précédent, par des trains bondés de soldats promis au casse-pipe.
Heureusement, Christian Cottet-Emard approchait de ses 80 ans et il allait bientôt pouvoir, dans dix ans, faire valoir ses droits à la retraite, période bénie durant laquelle un copain du club du quatrième âge cognerait son fauteuil roulant au sien en lui demandant : tu écris toujours ?
Eh ! Christian ! Réveille-toi ! Mais réveille-toi ! Ce n’est rien, calme-toi... Ce n’est qu’un cauchemar. Tu as encore trop mangé hier soir ! me dit ma bien-aimée. Ben oui, j’ai trop mangé mais surtout, j’ai encore rêvé que le “oui” avait gagné le 29 mai !
(À suivre)