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02 mars 2006

Les apocalypses de Pierre Autin-Grenier

“Aussi longtemps qu’il y aura des cafés, la “notion d’Europe” aura du contenu” écrit George Steiner et l’on ne s’étonnera pas de refermer sur cette citation l’Autin-Grenier nouveau, Friterie-bar Brunetti. N’en déduisons pas pour autant que l’auteur champion des titres à rebrousse-poil (Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée...) a choisi de se la couler douce en tricotant un livre sur les cafés du bon vieux temps. D’abord, pour les habitués de tous les bars-friteries du monde, il n’est pas plus de bon vieux temps que de semaine des quatre jeudis. Ensuite, jamais danger ne fut plus grand qu’aujourd’hui de voir la notion d’Europe risquer de se dissoudre dans “la lumière carcérale d’anonymes cafétérias”. Qu’on ne s’y trompe donc pas, ces pages qui piquent comme un vin nouveau et qui rabotent comme un blanc-cass ont la densité d’un pavé. Friterie-bar Brunetti, d’écriture chantournée comme toujours avec Pierre Autin-Grenier, est un petit livre de grosse colère et d’appel à la résistance à “l’oppression de cette société de termites”.
L’évocation du bar-friterie ouvert en 1906 dans le quartier de la Guille (de la Guillotière pour les non lyonnais) n’a rien d’un inventaire de photos sépia pour collectionneurs de belle époque. Jusqu’à sa disparition d’un paysage urbain déjà en proie au “criminel tourbillon du modernisme à tout prix”, le rendez-vous de la rue Moncey fut celui d’une humble et coriace humanité. L’auteur y fit les siennes et s’y abreuva d’autant de paroles que de godets. Pas question pour lui d’y siroter la tisane nostalgique en cette heure inquiète et furibarde, lorsque la table ou le comptoir où s’accouder ne surgissent plus que de la seule ardoise magique de l’écriture. Amateurs de pittoresque, touristes pendulaires brinquebalés entre faux bouchons lyonnais et Venise en un jour, passez votre chemin car le jeune écrivain en résidence chez Brunetti a gardé la canine aiguisée contre “les séances de photos de vacances de ces chausse-petit du vol charter qui, un instant dans leur vie, se sont pris pour Stanley et Livingstone sur les bords du Tanganyika réunis.” Et ce n’est ni la soixantaine ni le succès qui lui adouciront l’humeur noire contre ce qui nous est vendu à prix exorbitant comme le progrès : les voyages absurdes (“qu’ils voyagent donc, ceux qui n’existent pas” écrivait Pessoa), la tambouille immobilière et financière ainsi que l’usure en usine et partout ailleurs, (“leur petite idée sur la question, c’est la semaine des soixante-quinze heures de crève-corps pour tous et jusqu'à soixante-quinze ans...”).
C’est dit. Au comptoir Brunetti, ne sont de bois que sol et mobilier, surtout pas la langue fleurie d’un écrivain qui déclare avoir “commencé croupignoteux” mais qui sait comme personne tirer le portrait au quotidien de l’équipage en escale, en cale sèche ou en galère. Langage-tangage, c’est à cette cadence que défilent les habitués, sympathiques ou non mais qui rament autant qu’ils trinquent dans leurs vies souvent cabossées. Pour décalquer leur image de l’inutile éternité, Pierre Autin-Grenier ne leur fait pas l’insulte de les affubler d’une truculence artificielle de réclame et c’est un beau cadeau qu’il envoie à la mémoire de Madame Loulou avec son talon d’escarpin “planté bien droit dans la sciure”, de son client, ancien col blanc de la banque, “rescapé de la tyrannie des bureaux”, du grand Raymond avec son bagout, de Ginette avec ses sentiments essorés par un Prince pas charmant du tout, du père Joseph régalant la jeunesse des années soixante d’une friture de gardons avec en tête le souvenir cuisant des jeunes de sa génération “tous élevés aux tickets”.
Qu’il écrive sur sa vie ou sur celle de son prochain, Pierre Autin-Grenier n’a pas son pareil pour en distiller les déluges et les apocalypses. À l’heure du complot des “fripouillards d’en haut”, nous verrons dans son éloge d’un bistrot disparu l’Arche possible des premiers et, pour les secondes, l’espoir d’une révélation sur l’amère potion qu’on nous concocte, puisqu’il est encore temps.
Friterie-bar Brunetti, de Pierre Autin-Grenier, éditions L’Arpenteur/Gallimard. 2005. 97 pages.

(Note de lecture parue dans la revue La Presse Littéraire n°1 animée par Joseph Vebret. Revue disponible en kiosque ou par abonnement.)

Photo Marie-Christine Caredda

01 mars 2006

Contre le service civique obligatoire (2)

J’ai reçu le numéro consacré à la création d’un service civique obligatoire que l’hebdomadaire La Vie se proposait d’envoyer gratuitement à ceux qui en feraient la demande. Je ne voulais pas dépenser deux euros cinquante pour cela et il est vrai qu’à la lecture du dossier politique réalisé par ce magazine au nom décidément trop grand pour lui, je n’ai pas regretté mes économies. Estimant que j’ai déjà trop pollué mon blog avec de la politique (pour laquelle je n’ai guère de goût), je me contenterai juste de retourner contre les défenseurs de cette idée leurs propres mots.
Attention, descente au ras des pâquerettes garantie, car l’on voit refleurir dans le discours des zélateurs du service civique des termes d’un autre âge, en rapport avec la ringardise de leur proposition. (Je passe sur les clichés habituels concernant la solidarité, l’égalité des chances et la mixité sociale au pays des acheteurs de yachts à soixante millions d’euros et des chômeurs en fin de droit.) Pour l’heure, tenons-nous en aux mots.
Dans l’éditorial de la Vie (catholique), un dénommé Max Armanet en a déterré un qui peut faire rire maintenant mais qui a fait très mal dans le chaos barbare de la guerre de 14-18 : “défaitiste”. (Notons au passage à quel point l’idée du service civique obligatoire conserve une forte connotation militaire comme en témoigne le titre donné à un courrier de lecteur : “Pas de planqués !”) Comment s’en étonner ? Pour ce directeur de rédaction (toujours se méfier des directeurs de rédaction), les opposants au service civique obligatoire sont des défaitistes. Je cite ce monsieur :

“Mauvais coup pour l’emploi, trop cher pour le budget de l’État. Nous connaissons la rengaine des défaitistes de tous bords.”

Une référence directe au bourrage de crâne du début du vingtième siècle avec, quelques lignes plus bas, une allusion au passé archaïque de nos sociétés au bon vieux temps où l’on pratiquait le “rite de passage”. Nouvelle citation :

“Ce service aura également pour mérite de reconstruire le rite de passage...”.

De “rite de passage”, il est encore question dans l’article signé Philippe Merlant et Olivier Nouaillas qui citent Fabrice Hervieu-Wane, auteur des “Nouveaux rites de passage” dans la Vie du 23 juin 2005 :

“Qu’avons-nous, nous adultes, à proposer aux jeunes à part de consommer jusqu’à la mort ?”,

demande avec une belle candeur ce monsieur à qui on pourrait répondre en lui retournant la question : Qu’avons-nous, nous adultes, à proposer aux jeunes à part de ne plus pouvoir consommer jusqu’à la mort parce qu’ils n’en ont plus les moyens ?
Jeunes, vous êtes fauchés ? C’est bien triste mais il vous reste quand même une richesse à donner : votre temps. Qu’à cela ne tienne, nos deux journalistes ont réponse à tout :

“l’exigence d’une solidarité basée sur le temps apparaît essentielle dans une société qui tend à marquer tous les échanges du seul sceau de l’argent. N’y aurait-il donc que l’impôt - donc encore un transfert monétaire - pour traduire la solidarité nationale ?”

Nous sommes ici dans un grand classique, les pauvres appelés au don, au dévouement et à la solidarité par des nantis qui affectent de dénoncer la société de consommation qu’ils gèrent et dont ils profitent chaque jour. Comme il a beau jeu, François Bayrou, de déclarer quelques lignes plus haut :
“Il est temps de redécouvrir que les liens qui nous unissent ne sont pas seulement des rapports de producteurs et de consommateurs.”

Que cela et bel et bien dit, sortons nos mouchoirs et admirons au passage comment la droite sait prôner comme seul modèle une société essentiellement marchande (pour perpétuer les intérêts de la classe dominante) tout en faisant mine de “redécouvrir que les liens qui nous unissent ne sont pas seulement des rapports de producteurs et de consommateurs” ! Qu’en pense Dominique Strauss-Kahn page suivante ? Il n’y va pas par quatre chemins :

“Si l’actuelle majorité veut un service civique, qu’elle permette à cette idée d’aboutir ! Si elle ne le fait pas, la gauche la mettra en œuvre, si les Français lui donnent le pouvoir en 2007...” Et d’enfoncer le clou un peu plus loin : “Pour le parti socialiste, cette cause est prioritaire.”

Opposants au service civique obligatoire, souvenons-nous en le moment venu, en 2007. Il sera toujours temps pour les politiques de se lamenter sur l’abstention.

Précision : ma première note consacrée à ce sujet date du 1er février 2006 et a pour titre : "service civique obligatoire : à qui profitent les émeutes ?"