06 novembre 2019
Extrait de mon prochain roman
J’éprouvais certes de la joie à liquider ainsi une décennie d’énergie et de créativité gaspillées dans le travail mais j’étais du même coup conscient des problèmes qui allaient vite succéder à cette éphémère ivresse de la liberté. Telle est la cruelle aliénation du travail qui tourmente aussi bien celui qui détient un emploi que celui qui s’en trouve privé. Comme pour étayer cette triste évidence, un homme qui faisait souvent la manche près de l’église et qui se rendait vers son « lieu de travail » juste avant le début de la messe me persuada de lui donner une pièce. J’espérais que mon geste m’attirerait les faveurs de la Providence en prévision d’une probable période de vaches maigres. Bien sûr, j’aurais pu aussi compléter mon attitude charitable par ma présence à la messe dominicale mais la situation n’atteignait pas les sommets de gravité qui eussent justifié d’en arriver à une telle extrémité. En outre, bien que j’en fusse chagriné, je n’avais pas la Foi. J’aimais pourtant l’atmosphère des églises à l’abri desquelles une simple migraine vous donne un air recueilli et même l’ambiance des Offices pendant lesquels on peut dormir debout et ne rien faire sans en essuyer le moindre reproche. Mais jamais je n’avais pu déceler en ces lieux ou en moi-même le plus petit signe d’une présence divine. Et ce n’était pas faute d’avoir allumé cierges et veilleuses que j’avais scrupuleusement payés au prix indiqué. Mais rien n’y faisait et, à défaut de cette foi dont mon esprit ne parvenait pas à s’imprégner, je me contentais d’en espérer au moins un signe.
Cette position d’attente convient de toute façon à ma nature qualifiée de contemplative par celles et ceux qui apprécient ma compagnie et de molle et indécise par les autres. Mais vraiment, quel regret de ne pouvoir adhérer à cette belle histoire ! La félicité éternelle pour ceux qui n’ont rien ou pas grand-chose à se reprocher et les affres de la damnation pour les autres, mes voisins du dessus par exemple, qui me saluent chaque dimanche matin d’une aubade de perceuse-ponceuse ou encore les voisins d’à côté qui mobilisent une débauche de technologie pétaradante contre trois herbes folles. Ah ! Que le destin de tout ce monde soit de finir en grillades dans le barbecue de Belzébuth, oui, quelle belle histoire ! Et c’est ainsi que j’imagine avec délice les pompes du jugement dernier engloutissant en musique les bricoleurs insomniaques et tous les solistes du grand orchestre des tondeuses, rotofils et autres souffleurs de feuilles, toutes ces cohortes de fâcheux à moteurs.
Ce fut justement un moteur qui me tira de ces oiseuses rêveries auxquelles j’aime tant m’abandonner. Une fluorescente petite voiture bourrée d’électronique qui semblait sortir des chaînes de montage, un bolide décapotable spécialement pensé et conçu pour les jeunes mais que seuls peuvent s’offrir des retraités aux pensions grassouillettes, stoppa à ma hauteur dans un crissement de pneus. C’était tante Marcia, cramponnée au volant, les épaules resserrées, flanquée de Fortunat qui tenait ses fesses sur son Panama et serrait la tête (pardon, je m'embrouille, je voulais dire qui tenait son Panama sur sa tête et qui serrait les fesses).
— Je ne savais pas que vous aviez votre permis, félicitations Tante Marcia, hasardai-je.
— Abstiens-toi de me flatter inutilement et passe demain à la maison récupérer les clefs, répliqua-t-elle sèchement. Quant à mon permis, feu mon incapable de mari n’a jamais été fichu de m’encourager à prendre des leçons. Heureusement que Fortunat me donne quelques rudiments.
Je me doutais bien que ma vieille tante mais cependant jeune conductrice avait prononcé une autre phrase que je ne pus toutefois entendre en raison du hurlement sauvage que produisirent les pneus du véhicule désormais réduit à un nuage de poussière vrombissant à l’horizon de la rue par miracle déserte à cette heure-là. Beaucoup plus reposante, l’Ami 6 recueillit mollement mes quatre-vingt six kilos et ma décision de consacrer quelques minutes à faire le point. J’éprouve très souvent le besoin de faire le point tant l’existence me paraît agitée et compliquée. C’est même pour moi une absolue nécessité. Rien qu’en une journée, je fais le point un nombre incalculable de fois. Aussi, je n’enchaîne que rarement deux actions consécutives, jugeant plus sage et plus pratique de faire le point plutôt que de prendre des décisions rapides donc forcément inconsidérées. D’ailleurs, rien ne me contrarie autant que d’avoir à prendre des décisions. Parfois, je fais le point si longtemps que je finis par en oublier la décision. Mais cela n’est pas grave car il y a tant de décisions à prendre dans la vie que je peux bien en laisser sombrer quelques-unes dans l’oubli. Le monde s’arrêterait-il de tourner pour autant ? Non. Et de toute façon, si le monde s’arrête un jour de tourner, il n’y aura plus aucune décision appropriée car ce sera la fin. Je pense souvent à la fin du monde. Cela me permet d’envisager l’avenir avec plus de sérénité. Face à cette éventualité, mon licenciement est un événement qui prend sa véritable dimension, celle d’une chiure de bactérie.
Avant de démarrer, je fis de nouveau le point pour tenter d’anticiper les conséquences purement économiques du plan de tante Marcia, ce qui me conduisit très vite, c’est-à-dire au bout d’une petite demi-heure, à envisager le profit que je pourrais tirer de cette opportunité : des mois de loyer économisés le temps de me voir venir, l’agrément d’une grande maison bourgeoise où la seule contrainte se résumerait à servir un repas quotidien au chartreux, un félin qui n’avait pas un mauvais fond malgré une propension à oublier de rentrer ses griffes lorsqu’il venait se pelotonner affectueusement contre la cuisse accueillante d’un visiteur.
Satisfait du pragmatisme dont je venais d’enrichir ma réflexion, je réussis à démarrer l’Ami 6 du premier coup, ce qui me parut de bon augure. Je me promis de faire une autre fois le point dès mon arrivée chez moi. Lorsque celle-ci survint, les habitants de l’immeuble présents à leur domicile en furent comme d’habitude informés par les râles entrecoupés de hoquets émanant de l’Ami 6 lors des opérations de rétrogradage, de freinage et de tentative d’arrêt du moteur. En effet, s’il arrivait à ce dernier de se montrer récalcitrant au démarrage, il pouvait aussi, parfois, refuser de s’arrêter. Mais cela n’était guère gênant pour le voisinage excepté lorsque cela se produisait à une heure avancée de la nuit ou aux petites heures de l’aube.
Extrait : © Éditions Orage-Lagune-Express 2019, tous droits réservés
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30 octobre 2019
Extrait de mon prochain roman (parution début 2020)
C’est à cet instant que je vis la porte d’entrée entrouverte, une négligence qui m’aurait valu les foudres de tante Marcia. Le manoir pouvait en effet assurer la subsistance d’un régiment d’antiquaires et de brocanteurs. Avant de m’occuper de débarrasser les restes du petit déjeuner, je voulus m’offrir un quart d’heure pour faire le point mais je m’aperçus que la table était parfaitement propre, exempte de la moindre miette. J’étais pourtant certain d’avoir tout laissé en plan avant mon départ. Une ombre se pencha alors sur moi tandis que je réfléchissais assis sur mon fauteuil.
— J’ai cru bon de me rendre utile, déclara l’ombre sur un ton solennel.
Je sursautai et levai les yeux sur un homme aux cheveux blancs, de belle stature, qui se tenait bien droit devant moi dans une attitude déférente.
— Pardonnez-moi si je vous ai effrayé, Monsieur, mais la porte était ouverte et je pensais qu’il y avait quelqu’un.
— Mais que faites-vous ici ? bredouillai-je (on ne trouve pas toujours quelque chose d’original à dire dans ce genre de situation).
— Pelham, pour vous servir, Monsieur, répondit l’ancêtre en se mettant au garde à vous. Trente ans au service de votre famille, Monsieur, et désormais retraité, enfin pas tout à fait...
— Pourquoi, « pas tout à fait » ? demandai-je. Pelham semblait gêné par la question.
— Eh bien Monsieur, c’est que... Voyez-vous... J’ai quelques difficultés... Pour tout dire, j’ai pensé que je pourrais de nouveau me rendre utile dans cette maison où j’ai fait quasiment toute ma carrière, notamment au service de votre tante, une bien charmante personne, certes avec son petit caractère, mais une femme exquise et...
— Ne m’en veuillez pas de vous interrompre, monsieur Pelham, commençai-je avant que le bonhomme ne rectifie :
— Pelham est mon prénom, Monsieur, et tout le monde m’a toujours appelé par mon prénom dans cette maison où j’ai passé les meilleures années de ma vie professionnelle...
— Eh bien, Pelham, puisque vous me permettez de vous appeler par votre prénom, je dois vous dire que la maison n’emploie plus de personnel depuis longtemps...
— Depuis 1975, coupa Pelham, date de mon départ pour une autre maison où je dus travailler encore deux ans pour faire valoir mes droits à la retraite.
— Vous m’en voyez désolé, Pelham, mais je peux vous assurer qu’il n’y a pas plus de travail dans cette maison maintenant qu’en 1975. Ce serait même pire, si vous voyez ce que je veux dire car je viens moi-même de perdre mon emploi de rédacteur et je me trouve réduit à garder la maison en l’absence de tante Marcia qui fait le tour du monde. Pelham prit un air songeur :
— C’est amusant, nous sommes vous et moi, Monsieur, dans la même situation.
— Que voulez-vous dire, Pelham ?
— Que diriez-vous d’un verre, Monsieur ? Je pourrais ainsi m’expliquer plus en détail sur la raison de ma présence ici pendant que vous dégusteriez l’excellent Porto de la maîtresse de maison.
— Au point où nous en sommes, Pelham, je crois qu’un verre serait approprié... Mais où êtes-vous donc passé ? Pelham... Pelham ?
Le vieil homme réapparut aussi subitement qu’il s’était éclipsé. Il installa un petit plateau d’argent sur le guéridon et entreprit de déboucher un vieux porto.
— Je ne savais pas que tante Marcia cachait d’aussi bonnes bouteilles, dis-je.
— Elle ne les cache pas, Monsieur. Elles sont simplement rangées à leur place.
— Vous voulez dire que vous vous souvenez de tout cela après si longtemps ?
— Parfaitement, Monsieur.
— Même les verres ?
— Oui Monsieur, même les verres.
Pelham servit le porto, me tendit mon verre puis resta debout, immobile.
— Vous ne vous servez pas, Pelham ? Et pourquoi restez-vous debout ? Asseyez-vous donc.
— Monsieur est bien aimable. À la santé de Monsieur.
J’étais stupéfait. Jamais l’on ne m’avait donné autant de « Monsieur » en si peu de temps. D’ailleurs, à part la boulangère et le buraliste où je validais mon loto, peu de gens m’appelaient Monsieur. Il y avait bien ce garçon de café sarde qui m’avait appelé Sir dans un bar au bord de la mer à Alghero mais c’était parce que je fumais un gros cigare et qu’il m’avait confondu avec le propriétaire d’un yacht, certes ivrogne mais propriétaire de yacht tout de même.
— Alors, Pelham, maintenant que nous avons trinqué, si vous m’expliquiez pourquoi vous revenez hanter ces lieux alors que vous avez la chance d’être à la retraite ?
Pelham porta son verre à ses lèvres, goûta, savoura, posa délicatement le verre et se lança.
— Voyez-vous, Monsieur, je suis dans une situation des plus précaires...
— Moi aussi, coupai-je instinctivement.
— Certes, Monsieur, nous vivons une époque difficile...
— Ah, ça oui, quelle époque de m... Hem, je veux dire quelle... drôle d’époque, m’écriai-je.
— En effet, Monsieur, en effet.
— Mais je vous en prie, Pelham, continuez.
— Certainement, Monsieur.
— Mais au fait, Pelham, pourquoi vous trouvez-vous dans une situation précaire ? Vous percevez bien votre pension de retraite ?
— Hélas, Monsieur, cette pension est bien modeste...
Je ne pus m’empêcher d’interrompre une fois de plus le valet de chambre en retraite :
— Si je comprends bien, Pelham, cette pension est si modeste que vous ne faites que l’apercevoir plutôt que la percevoir !
Pelham sourit poliment :
— Excellent, Monsieur, excellent.
— Pardonnez-moi, Pelham, je suis grossier mais je crains de ne pas pouvoir vous aider à mettre du beurre dans les épinards en vous embauchant ici. Avec quoi vous payerai-je ? Je suis chômeur, comme je vous l’ai dit.
— J’entends bien, Monsieur, mais qui vous parle de rétribution ? Permettez-moi de vous expliquer.
— Je permets, Pelham, je permets.
Le valet de chambre se cala dans le fauteuil.
— Voyez-vous, Monsieur, votre tante m’a fait une promesse. Elle ressentait de la culpabilité à devoir se priver de mes services deux ans avant la fin de ma carrière. Aussi m’assura-t-elle, lors de mon départ chez mon nouvel employeur, que je serai toujours accueilli à bras ouverts dans cette maison et qu’en cas de problème, je ne devais pas hésiter à venir frapper à sa porte. C’est ce que je suis contraint de faire aujourd’hui car, pour des raisons délicates à expliquer, je me trouve pour ainsi dire à la rue. J’ai donc pensé que je pourrais venir m’abriter ici le temps de régler mes problèmes de logement. Je n’ai nul besoin d’un salaire puisque j’ai ma pension, aussi modeste soit-elle. Je suis en revanche dans l’impossibilité en ce moment de faire face aux dépenses d’un logement décent. Il y aurait bien l’hôtel mais cette perspective me déprime. La promesse de votre tante m’est donc revenue à l’esprit et comme je sais qu’elle vit depuis si longtemps seule dans cette grande bâtisse, je me suis dit que je pourrais y trouver l’hospitalité, le temps de me refaire. En échange de cette hospitalité, je pourrais assurer quelques tâches domestiques, quelques menus travaux d’entretien, dans la limite, bien sûr, de ce que mon grand âge m’autorise.
Un long silence s’installa. Pelham s’abîma dans la contemplation de son verre de porto et je ressentis un impérieux besoin de faire le point. Mais comme je n’avais pas assez de temps, je ne le fis pas.
— Après tout, si tante Marcia vous a fait une promesse, cela ne regarde qu’elle et je ne vois pas au nom de quoi je pourrais m’y opposer puisque nous sommes ici dans sa maison.
Le visage de Pelham s’illumina d’un bon sourire.
En dix ans de choucroute des pompiers et de collisions au carrefour, rien ne m’était arrivé et voilà qu’en quelques jours, après avoir été viré de mon boulot, j’avais emménagé dans un manoir habité par un chartreux dépressif mangeur de sardines à l’huile tandis qu’un valet de chambre débarquant des années 70 du vingtième siècle me proposait de l’embaucher. Admettez que dans de telles conditions, il soit malaisé de faire tranquillement le point.
Finalement, j’encaissais mieux que prévu le choc de mon licenciement, grâce à l’idée de tante Marcia, il faut bien l’admettre. L’installation dans son manoir me distrayait de l’inquiétude qui m’avait saisi à l’idée de l’inévitable cortège de restrictions pouvant nuire à mes perspectives d’épanouissement personnel dans l’acquisition de biens fort peu indispensables à la vie d’un homme d’esprit mais cependant bien agréables à amasser durant les moments au cours desquels ce fameux esprit fait défaut. Par exemple, qui n’a pas rempli avec jubilation son réfrigérateur dans les moments d’angoisse métaphysique ? Qui suis-je, d’où viens-je, où vais-je et quel sera le menu du dîner ? Sur ce dernier point et bien d’autres, Pelham donnait toute satisfaction. Dès le début de notre courtoise cohabitation, il s’était déclaré chagriné de voir un homme tel que moi, dans la force de l’âge, se nourrir de sandwiches thon-mayonnaise ou pire encore de sardines en boîtes Ohé matelot partagées avec le chartreux dans de mornes repas. Un soir ténébreux, sa digne silhouette pénétra dans le halo du chandelier en argent massif à six bougies que j’avais dû me résoudre à utiliser pour éclairer mon assiette. Je ne l’avais pas vu de la journée car il s’était absenté pour affaires.
— Monsieur dîne aux chandelles ? Quelle charmante idée.
— Panne d’électricité, répondis-je la bouche pleine.
— C’est bien ennuyeux, Monsieur.
— Certainement, Pelham. J’ai fait le point et j’en ai tiré les conclusions.
— Et quelles sont-elles, Monsieur ?
— Dès demain matin, j’appellerai Au Secours Brico Dépannage. Encore une dépense imprévue.
Pelham prit un air songeur. Je le soupçonnais de mettre lui aussi un certain temps à faire le point. Mais il avait l’excuse de son grand âge et moi, je n’en avais aucune.
— Monsieur a l’air contrarié.
— Je le suis, Pelham.
— Mais Monsieur a-t-il pensé à vérifier les plombs ?
— Vous voulez dire les fusibles, Pelham ?
— Oui Monsieur.
— La vérité, Pelham, c’est que je ne comprends rien aux problèmes d’électricité.
— Mais alors, Monsieur, que faisiez-vous lorsque les plombs sautaient dans votre appartement ?
— Cela ne se produisait jamais et dans le pire des cas, un faux contact par exemple, j’appelais Au Secours Brico-Dépannage. C’était un immeuble moderne, pas une vieille bicoque grésillant de courts-circuits comme celle-ci ! D’ailleurs, je ne sais même pas où se trouve le tableau.
— Que Monsieur ne panique pas, je vais inspecter le tableau.
Je laissai Pelham partir persuader la fée électricité de revenir dans nos murs. Je dus reconnaître au bout d’un moment qu’il avait su se montrer convaincant. Il revint et regarda mon assiette où baignaient trois sardines.
— Monsieur ne mange pas ?
— Ces problèmes techniques me coupent l’appétit, Pelham.
— Allons, Monsieur, ne vous laissez pas abattre. Donnez votre assiette au chartreux afin de ne point gaspiller la nourriture et, si je puis me permettre, faites-moi l’honneur de partager les restes de mon repas d’hier soir. Ce sont des restes tout à fait honorables, un plat que je cuisine en abondance pour qu’il me fasse deux jours, un plat mitonné.
Pelham s’en fut quérir d’autres couverts, disparut un moment en cuisine et revint avec une gamelle dégageant un agréable fumet. J’en profitai pour ouvrir une autre bouteille du Pécharmant de tante Marcia, la précédente m’ayant servi d’apéritif. Je humai la gamelle et m’écriai :
— Je parie que ce sont des patates en roux !
Pelham risqua un sourire tout en retenue et confirma.
— Exactement, Monsieur, pommes de terres en matelote, en vous souhaitant bon appétit.
Il m’était de plus en plus sympathique ce Pelham.
Bien que je ne sois pas du genre à m’adapter avec aisance aux changements, je dois admettre qu’on prend vite goût à la vie de château, même si le château n’est qu’un manoir délabré. L’arrivée du bonhomme hiver me fera peut-être réviser mon jugement mais nous sommes actuellement dans une belle fin d’été qui permet d’envisager pour plus tard de prévisibles problèmes de chauffage. J’aurai bien l’occasion de faire le point, le moment venu, pour m’en préoccuper. Pour l’heure, je provoque de grands courants d’air dans toute la maison afin de disperser les miasmes du chartreux et, j’ai honte à le dire, ceux de tante Marcia. Lorsque j’ouvre les lourdes portes et les grandes fenêtres qui donnent sur le parc, les vénérables arbres envoient leurs divins parfums dans le labyrinthe des corridors, des salons et des hautes chambres lambrissées. Les araignées, rats, souris, lézards et pipistrelles n’apprécient guère le changement climatique provoqué par ce grand vent de renouveau dans leur habitat. C’est du moins ce que j’en conclus en voyant ces créatures dérangées dans leurs habitudes passer précipitamment entre les pattes du chartreux et, parfois, de ce brave Pelham auprès de qui je commis un impair en lui suggérant un jour de m’aider à faire un peu de ménage. À cette invitation, le valet de chambre prit un air peiné et digne.
— Je sais que Monsieur n’est guère habitué aux gens de maison. Aussi dois-je informer Monsieur qu’il ne saurait être question pour un valet de chambre d’empiéter sur les compétences professionnelles du personnel affecté aux travaux de ménage.
— Vous avez raison, Pelham, mais que voulez-vous, toute mon éducation est à faire. Il faut que je m’habitue à la vie dans cette maison et personne ne m’a enseigné la manière de se comporter avec un authentique valet de chambre.
Pelham eut l’air satisfait de ma réponse.
— Ne vous inquiétez pas, Monsieur, j’aurai d’autant plus de plaisir à vous y aider que je vous trouve très sympathique, si je puis me permettre.
— Moi aussi, je vous aime bien Pelham.
— Monsieur est bien bon.
— Vous aussi Pelham.
Pelham sourit avec indulgence et me donna ma première leçon.
— J’apprécie la courtoisie de Monsieur mais lorsque je dis que Monsieur est bien bon, Monsieur ne doit pas me retourner le compliment, surtout si nous nous trouvons en public.
— Ah bon ?
— Oui Monsieur, c’est ainsi.
— Même si je le pense sincèrement ?
— Certainement Monsieur.
— Ah bon, puisque vous le dites, Pelham.
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26 octobre 2019
Début d'un prochain roman (Parution premier trimestre 2020)
Dans la même journée, j’appris deux nouvelles : un, que j’étais viré, deux, que je devrai désormais garder le chartreux. La première me fut signifiée par une lettre recommandée au bas de laquelle le paraphe triomphant de mon directeur départemental m’ indiquait qu’il avait enfin eu ma peau. La seconde me parvint sur la page arrachée à un agenda surmontée de la date du 14 mai 1920 et signée de la main de la seule rescapée de ma famille, une vieille tante qui habitait la même bourgade que moi mais que je ne voyais jamais. Celle-ci me reçut sans effusion dans sa vaste demeure où le temps semblait s’être pétrifié dans les années vingt du siècle précédent. J’avais sonné et frappé en vain, intimidé par la lourde porte sous la verrière dangereusement délabrée. Une fois à l’intérieur, un hall dont les dimensions semblaient avoir été spécialement calculées pour rappeler au visiteur à quel point il était insignifiant et importun m’enveloppa d’une poussiéreuse mélancolie. C’est alors qu’une voix monocorde se fit entendre des profondeurs d’un salon aux fenêtres alourdies de tentures décolorées.
— Entre donc. Combien de temps comptes-tu hésiter de la sorte ? Sache que les derniers domestiques de cette maison ont été licenciés en 1975. Alors, si tu attends qu’un majordome viennent te débarrasser...
J’avançai de quelques pas dans le salon où je ne distinguai rien d’autre que le bric-à-brac prétentieux des vieilles maisons bourgeoises. D’un voile grisâtre qui semblait avoir confisqué toute chose au rayonnement normal de la lumière du jour, montait une nourrissante odeur de poussière accumulée en strates géologiques.
— Eh bien, faut-il que j’interrompe mon petit déjeuner pour avoir l’honneur de te parler en face ?
La voix morne et autoritaire de la tante provenait d’une autre pièce située en enfilade du salon, un petit bureau aux allures de boudoir au fond duquel la tête revêche de la vieille dame émergeait d’un vaste plateau d’argent encombré d’une boîte de lait écrémé en poudre, d’un bol à soupe ébréché, d’une cafetière italienne éructante et d’un demi-saucisson sur sa planchette sans oublier un paquet de biscottes de la fameuse marque comme au bon vieux temps. La tante y plongeait ses longues mains décharnées avec avidité. Lorsque j’approchai d’elle alors qu’elle m’invitait à m’asseoir, je pus déduire, dès qu’elle ouvrit la bouche, que le saucisson était à l’ail. Je fis mine de reculer mais la tante me dissuada de toute tentative de retraite en dardant sur moi ses petits yeux durs et perçants.
— Je ne mange que des aliments qui ont encore un peu de goût et tant pis pour ceux que ça dérange, grinça-t-elle. Cesse donc de faire le niflet et écoute-moi plutôt si tant est qu’une once d’attention puisse encore mobiliser quelques minutes ton esprit abandonné à de vaines rêveries. Ah, c’est vraiment le trait dominant de cette branche dégénérée de la famille, surtout les mâles : tous des songe-creux qui n’ont jamais su gagner d’argent mais qui ont toujours somptueusement dépensé celui des autres. Si je n’avais pas commis l’erreur d’épouser feu ton oncle, j’aurais encore assez de fortune pour que cette baraque tienne debout et pour que le personnel s’y affaire comme dans une ruche. Mais bon, je ne t’ai pas fait venir pour remuer le passé. De plus, tu ne peux rien comprendre à tout cela car les fées toquées qui se sont penchées sur ton berceau acheté en soldes devaient avoir des gènes en commun avec ceux des représentants de cette lignée qui fit mon malheur et ma ruine.
Après cette tirade, la tante mordit rageusement dans une biscotte.
— Coupe-moi plutôt une rondelle de saucisson, ajouta-t-elle la bouche pleine en projetant quelques postillons consistants qui se fixèrent en différents points de la surface du plateau d’argent.
L’un d’eux atterrit directement sur ma montre au moment précis où je venais de saisir le couteau à côté du saucisson.
— Puisque tu oses me manquer de courtoisie en regardant ta montre pendant que je m’adresse à toi, dis-moi donc l’heure qu’il est car j’attends une visite.
Comme pour faire écho à ces aimables paroles, un pas léger se fit entendre sur les dalles du grand hall. Un petit monsieur de l’âge de la tante, vêtu avec recherche mais affublé d’un Panama ridicule apparut dans l’embrasure de la porte. La tante tressaillit. Une éclaircie fugace balaya le paysage érodé de son visage. Pendant une seconde, un sourire s’installa.
— Fortunat, cher ami, vous êtes en avance, minauda-t-elle. Nous ne partons que dans une heure et je n’ai pas terminé mon petit déjeuner. C’est mon neveu, Antoine Morasse ici présent qui me retarde en me racontant sa vie.
— Ravi, lança le petit monsieur à mon intention en se découvrant d’un geste désinvolte. Et d’ajouter : alors, c’est vous qui allez garder le chartreux et la maison qui va avec ?
— Parfaitement, trancha la tante avant même que je n’aie pu ouvrir la bouche. Mais ne nous faisons pas d’illusion mon pauvre Fortunat : lorsque nous reviendrons, j’espère le plus tard possible, toutes les plantes auront crevé.
Je tentai de protester et, par la même occasion, de souligner que j’avais mon mot à dire eu égard à des projets qui semblaient me concerner, mais Fortunat me devança.
— Voyons, Marcia, je vous trouve un peu dure avec ce jeune homme qui accepte pourtant si gentiment de nous rendre service. Que deviendrait le chartreux sans son obligeance et aussi cette grande maison vide ?
Je fis de nouveau une tentative d’expression orale qui avorta en une inutile mimique.
— On voit bien que vous ignorez à qui vous avez affaire, mon cher Fortunat, glapit la tante qui se remontait toute seule. Ce garçon est l’ultime avatar d’une branche malsaine de la famille qui n’a donné, selon les différents contextes socio-économiques que nous avons connus depuis la guerre que des oisifs et des chômeurs. D’ailleurs, c’est un miracle que mon neveu ait pu, quant à lui, avec une telle hérédité, trouver un emploi et le garder.
Je saisis la balle au vol.
— Justement, tante Marcia, puisque vous évoquez le sujet et que vous avez manifestement formé quelques projets me concernant, je dois vous informer du fait que je n’aurai peut-être pas toute la disponibilité requise pour vous apporter mon aide car je viens de perdre mon travail et il va donc bien falloir que je me mette en quête d’un nouvel emploi.
La tante jeta une œillade triomphante au petit monsieur.
— Qu’est-ce que je vous disais, mon cher Fortunat...
Puis, se tournant ostensiblement vers moi :
— Fort bien. En effectuant tes recherches d’emploi et en te laissant vivre avec l’argent de tes indemnités et de tes allocations de chômage, il te sera d’autant plus facile de veiller de temps à autres sur cette maison et sur le chartreux.
À ces mots, une forme grise émergea des profondeurs d’un fauteuil club au cuir tout râpé. Un oeil orange s’ouvrit au milieu d’une épaisseur de poils, puis un autre, surmontés de deux oreilles pointues. À force d’entendre son nom prononcé à maintes reprises dans la conversation, le chartreux, peu habitué à tant d’agitation, jugea utile de s’informer de ce qui se tramait et vint me renifler avec méthode.
— J’espère que tu n’as rien contre les chats, s’enquit la tante, car le chartreux est allergique aux individus qui sont allergiques aux chats.
Après quelques investigations supplémentaires de sa truffe humide, l’animal transporta d’un bond sa bedaine contre la mienne, naissante, sur laquelle il s’installa péniblement au terme de laborieuses tentatives. Une fois bien calé, il me gratifia d’un bâillement auquel succéda une forte odeur de sardines à l’huile.
— À la bonne heure ! s’exclama la tante. Un homme à qui le chartreux accorde sa confiance ne peut être totalement mauvais. Écoute-moi bien. Compte tenu de ta situation précaire et des difficultés que tu vas rapidement rencontrer pour payer ton loyer, je te propose un arrangement. Fortunat et moi avons décidé de partir en croisière. Nous allons faire le tour du monde. D’ailleurs, il ne nous reste qu’une semaine pour régler les derniers détails, n’est-ce pas mon cher ami ?
Le petit monsieur semblait alerté par quelque chose et cela faisait déjà un moment qu’il tentait sans succès d’interrompre les incessants monologues de la tante.
— Mais que se passe-t-il ? finit-elle par lui demander en le voyant se tortiller sur sa chaise en pointant un index en direction du fond de la pièce. Et de poursuivre sans même attendre la réponse, ainsi qu’elle semblait s’en être constitué une règle : voyons Fortunat ! Si vous me coupez la parole pour si peu, je ne pourrai jamais donner mes instructions à mon neveu. Puis, se tournant vers moi dont le visage exprimait sans doute une surprise horrifiée : et toi, petite nature, ne te laisse pas distraire par cette malheureuse bestiole qui ne t’a rien fait !
À l’endroit indiqué par l’index de Fortunat, parmi les bibelots défraîchis, en haut du rebord de la cheminée, vaquait à ses occupations un gros rat qui, se sentant subitement observé, s’immobilisa en fixant tout le monde de ses yeux pétillants d’intelligence. Le chartreux, quant à lui, ne bougea pas une vibrisse.
Extrait : © Orage-Lagune-Express 2019, tous droits réservés
Illustration provisoire empruntée à Bernard Deson
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