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06 mai 2024

Disparition de Bernard Pivot et fin du « roman de l'auteur »

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Bernard Pivot fut le talentueux promoteur d'une fiction que j'appelle « le roman de l'auteur » . À l'occasion de sa disparition qui marque aussi la fin d'une époque et celle, en cours, de tout un système éditorial, je remets en ligne ce texte que j'avais publié le 14 septembre 2020 sur ce blog et page 262 de Sur un sentier recouvert, le deuxième volume de mes carnets.

 

Le roman de l’auteur est fini. Je laisse à plus érudit que moi en histoire littéraire le soin de dater le début de cette fiction dans les siècles précédents.

Avant d’expliquer pourquoi cette fin est arrivée, je me dois de préciser ce que j’appelle le roman de l’auteur. Il s’agit de ce processus qui a peu à peu transformé l’auteur en un personnage de roman jusqu’à ce que ce personnage finisse par devenir plus important et plus intéressant aux yeux du grand public que tous les personnages inventés par l’auteur dans ses livres.

En France, c’est la plus célèbre émission littéraire diffusée à une heure de grande écoute à la télévision, Apostrophes, qui a officiellement consacré le roman de l’auteur dans l’imaginaire des téléspectateurs donc du grand public à l’époque où celui-ci pouvait encore passer une fois par semaine la moitié d’une soirée à regarder des auteurs discuter ou faire semblant de discuter autour d’un animateur jouant le rôle de Candide ou d’arbitre.

L’immense succès populaire de cette émission résidait probablement moins dans la passion du public pour la littérature que dans sa curiosité voire dans une forme de fascination pour les auteurs présentés, mis en scène et mis en situation de jouer plus ou moins bien leur rôle de grand écrivain couvert de gloire, de débutant prometteur, de provocateur patenté, de rebelle subventionné, d’ivrogne en fort tangage ou de jeune prodige catapulté de sa campagne jusqu’au feux de la rampe grâce au flair d’un grand éditeur ayant fouillé dans des tonnes de manuscrits envoyés par la poste.

Tel était pour le grand public le roman de l’auteur, une redoutable fiction dans toutes ses variantes qui relèvent le plus souvent d’un mélange de conte de fée et de fable édifiante dont même les moins naïfs d’entre nous sont friands. Ce sont ces histoires-là que le public venait écouter, beaucoup plus que celles racontées dans les livres sélectionnés et promus.

En 1981, lorsque j’étais stagiaire en librairie, j’ai encaissé des clients qui achetaient systématiquement tous les grands prix littéraires de la rentrée (on n’en comptait qu’une à l’époque à l’automne) et parfois la majorité des ouvrages présentés à Apostrophes le vendredi, jour de l’émission précédent leurs emplettes. Il m’arrivait de leur demander s’ils lisaient tous ces livres. La plupart de ces gros clients me répondaient qu’ils les offraient ou les entassaient dans leurs bibliothèques pour être sûrs de ne pas se tromper.

Pour eux, un livre dont l’auteur était invité à parler à la télévision ne pouvait pas être tout à fait mauvais ou sans intérêt. Lorsque je me hasardais à leur présenter le catalogue d’un petit éditeur méconnu ou un titre d’un écrivain ignoré des médias, ils m’écoutaient poliment sans même jeter un coup d’œil à la quatrième de couverture.

Apostrophes et les grands médias suiveurs de la presse écrite nationale ont accéléré la phase finale du processus du roman de l’auteur dans la mécanique bien huilée d’un système éditorial aujourd’hui en passe de s’asphyxier sous l’avalanche de sa propre production.

Désormais, l’abondance trompeuse dissimule de plus en plus difficilement la ruine du paysage où ne respirent plus que les auteurs de best-sellers, piliers économiques des maisons d’édition les plus connues et engagées bon gré mal gré dans leur folle fuite en avant.

Certes, le roman de l’auteur parvient-il encore à faire un peu illusion dans le cadre de la promotion ou plutôt du matraquage de gadgets éditoriaux provisoirement en phase avec l’air du temps constitué d’un cocktail de lubies à la mode, de politiquement correct nimbé de sauce moraline, de vertu agressive et d’indignation sélective. Ce dernier cache-misère ne change en rien l’inéluctable et nécessaire évolution.

Pour les auteurs à moyens et petits tirages, le salut ou la consolation viendront d’Amazon ou de tout autre prestataire d’édition capable de rivaliser sérieusement avec cette entreprise, au moins tant que ce géant et ses éventuels concurrents considéreront cette alternative à l’édition classique comme rentable.

Aussi appartient-il maintenant à l’immense majorité des écrivains exclus ou en phase d’exclusion de ce système pour mille raisons économiques, politiques ou relationnelles de sortir du piège marketing médiatique du roman de l’auteur en s’appropriant leur stratégie et leur destin en fonction de leurs personnalités, de leurs capacités et de leurs objectifs respectifs.

La fin du roman de l’auteur est l’un des symptômes visibles de la fin d’un cycle. La nature ayant horreur du vide, quelque chose finira bien par en sortir et cela ne manquera certainement pas d’intérêt.

 

Pourquoi cette Photo ? Camilo (Ferreira Botelho) Castelo Branco (1825-1890), auteur du fameux roman Amour de perdition (Amor de Perdição) adapté plusieurs fois au cinéma, notamment par Manoel de Oliveira, est un des nombreux exemples de ce que j’appelle le roman de l’auteur. Ce grand écrivain portugais auteur d’une œuvre considérable est surtout passé à la postérité internationale à la suite de son emprisonnement en 1840 en raison de sa liaison avec une femme mariée. On le voit ici statufié à Porto en bonne compagnie. Détail amusant et réjouissant, la statue est installée à quelques mètres de la prison où il a été incarcéré ! Cette prison est aujourd’hui un musée.

01 mai 2024

Carnet / À propos de Paul Auster (3 février 1947-30 avril 2024)

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L’annonce de la disparition de Paul Auster m’a étrangement touché parce qu’il n’était pas au Panthéon de mes écrivains favoris. Plusieurs de ses livres m’avaient même inspiré quelques notes très critiques (et probablement injustes) mais la lecture en 2013 de Chronique d’hiver où il évoque le passage du cap de la soixantaine avait modifié mon approche de son œuvre dont je n’ai lu qu’un récit, L’Invention de la solitude, deux romans, La Nuit de l’oracle et Invisible, ainsi que des recueils de ses poèmes rassemblés sous le titre Disparitions. Il me semble important d’indiquer que la poésie de Paul Auster est le terreau de son œuvre romanesque. 

Trente ans séparent L’Invention de la solitude et Chronique d’hiver, deux ouvrages dans lesquels l’autobiographie n’est pas traitée de manière habituelle parce qu’on sent le romancier dans l’autobiographie et l’autobiographe dans le roman, ce qui m’a beaucoup rapproché de cet écrivain. 

Je crois que ce rapprochement, mon changement de regard progressif sur cette œuvre qu’il m’est arrivé d’estimer un peu vite trop « délayée » , s’explique par la discrète influence de ce qu’on appelle la petite musique d’un écrivain, quelque chose qui relève sans doute du style et qu’il serait ici fastidieux donc inutile d’expliquer les ressorts. Répétons simplement que c’est cette petite musique qui distingue une écriture, une vision personnelle et particulière du monde en un mot une œuvre originale jusque dans ces faiblesses.

Mais tout d’abord, l’honnêteté me commande de livrer deux textes que j’avais écrits après mes premières lectures de Paul Auster, le premier datant de 2009 et le second de 2012. (On pourra s’y reporter à la fin de cette note où je les ajoute en italique).

Mon texte de 2012 exprime déjà l’évolution de mon jugement qui n’est que celui d’un lecteur et non d’un critique littéraire. Quant au texte de 2009, je n’en suis pas fier, non pas parce que j’en renie les idées principales mais parce que j’en regrette aujourd’hui la sévérité et les excès d’ironie facile à mettre au compte des derniers feux de mon goût juvénile de la provocation. Tel est aussi l’intérêt de la littérature qui favorise la réflexion au long cours et, quand il le faut, la modération d’un propos voire le changement d’avis.

Je crois que la disparition de Paul Auster me touche aussi parce que, connaissant son parcours dans la poésie, son amour de la France, ses débuts difficiles, ses thèmes obsessionnels et sa propension au flux narratif, je pense qu’il incarne une forme de résilience littéraire qui devenait déjà rare dans les années 80.

***

Extrait de mon article Vérité et vraisemblance dans le roman (2012)

L’exemple de Paul Auster, romancier bavard par excellence, je voulais justement y venir à propos de ma réflexion sur la vérité et la vraisemblance dans le roman. Il se trouve que pour la première fois après de nombreuses tentatives, je viens de réussir à lire en entier un roman de Paul Auster. Il s’agit d’Invisible qui compte dans l’édition de poche Babel chez Acte Sud 290 pages bien tassées en petits caractères, probablement du corps 10, un tour de force car une nouvelle suffirait au déploiement de l’intrigue. Mais ce serait oublier le métier de Paul Auster qui multiplie les angles, les points de vue, les variations et les récits gigognes dont il use et souvent abuse dans son œuvre romanesque et en particulier dans Invisible. Dans ce roman, l’exploitation extrême d’une intrigue rudimentaire (un personnage fait une mauvaise rencontre, vit une péripétie consécutive à cette mauvaise rencontre et se retrouve trente ans après ayant construit sa vie sur ces deux épisodes) confine à l’exercice de style, ce qui ruine toute vraisemblance mais n’en permet pas moins au lecteur d’accéder à certaines vérités.

J’essaie encore un livre de Paul Auster.  (2009)

Le premier que j’avais lu m’avait séduit par son titre (L’Invention de la solitude) et son début. De beaux passages sur la figure du père et puis, en continuant, une sorte de bavardage. Il semble que ce soit le problème de Paul Auster : de bons titres (grâce à la traduction ?) et de beaux débuts mais ensuite, l’impression qu’il tire à la ligne. 
Plusieurs années après, je tombe par hasard sur La Nuit de l’oracle. Idem. Titre engageant, début sur les chapeaux de roues et une alléchante histoire de carnet acheté dans une étrange papeterie. Et puis, au bout de quelques dizaines de pages, la narration qui s’emballe, part dans tous les sens, tourne à vide. Arrivé à la fin, sonné par ces empilements de péripéties du quotidien et de digressions, j’en arrive à cette conclusion : le narrateur mange beaucoup de pizzas, boit beaucoup de coca et il a sauvé son couple. J’ai la même difficulté avec le roman américain du vingtième siècle qu’avec les gros gâteaux des pâtissiers actuels : trop d’émulsion, copieux mais fade. Remportez-moi ça et servez-moi un Carver bien serré !

 

PS : on pourra évidemment me reprocher ces deux textes, surtout celui de 2009, mais je crois que les écrivains ont plus besoin de lecteurs que d’éloges sans nuances.

29 avril 2024

Interlude musical

Charles Gounod (1818-1893) : petite symphonie pour neuf instruments à vent (final allegretto).