14 juin 2005
Tu écris toujours ? (20)
Écrire est une activité de rentier et l’écrivain soumis à la nécessité de l’emploi se retrouve au même régime que la femme dans le monde du travail, celui de la double ou de la triple journée. Vivre de l’écriture littéraire n’est guère possible et, le cas échéant, altère la liberté créatrice en raison des inévitables compromis que cela entraîne. L’écrivain contraint de gagner sa vie en exerçant “un vrai métier” n’est pas plus libre pour autant car il se trouve au centre de conflits permanents entre les rythmes de la vie quotidienne, les contraintes du travail et le peu de temps restant pour l’exercice de son art. Cela le conduit parfois à dégoter un gagne-pain dans le secteur professionnel du livre et de la lecture. Lourde erreur que je n’ai su éviter lors de mon entrée dans ce qu’on nomme avec une appréhension justifiée “la vie active” (comme si la vie n’était active que dans l’exercice d’une profession !).
Allez ! J’aimais les livres, j’allais donc en vendre. Après un an de théorie et de pratique dans un organisme de formation spécialisé dans les métiers de la librairie-papeterie (l’importance cruciale du deuxième terme est à souligner), je fis une désolante découverte sur moi-même lors de plusieurs stages en boutique : je n’avais aucune envie de vendre des livres qui ne m’intéressaient pas et un fort désir de donner ceux qui me plaisaient. Quant à la papeterie, l’énoncé de ce mot pouvait à lui seul me plonger dans une période d’hibernation au moins aussi longue que celle d’un grizzly. À l’évidence, la force de vente était ma faiblesse. Quelques déconvenues antérieures à mon année de formation auraient pourtant dû m’alerter sur une affaire qui se présentait mal. Alors que je végétais encore au lycée, j’avais tenté deux expéditions à Lyon dans le but de me faire embaucher dans des librairies, tel un jeunot amoureux du grand large prêt à s’embarquer comme moussaillon pourvu que vogue le navire. Ce fut en réalité une galère. “Passez le bac d’abord !”, m’asséna sans jeu de mot le premier capitaine qui daigna me recevoir, un libraire renommé chez qui je ne sus deviner le mauvais oeil pourtant bien là dans son regard sourcilleux. Vingt-cinq ans après, le hasard ou ce qui en tient lieu me déposa de nouveau dans une annexe de sa librairie où j’intervins pour donner une sorte de conférence sur le thème de la petite édition, coiffé cette fois d’une casquette, non pas de marin mais d’auteur. C’est ce qu’on appelle rater sa vocation de libraire, vocation que ne détecta pas, lui non plus, mon deuxième interlocuteur.
D’une élégance aristocratique, issu d’une vénérable lignée de libraires-éditeurs, le maître des lieux me reçut dans la pénombre d’une librairie qui ressemblait plutôt à une bibliothèque. Fasciné, je tombai dans tous les pièges. Assis à son bureau, il m’indiqua deux sièges, une chaise dont on devinait tout de suite le confort spartiate et un engageant fauteuil club que ma nature épicurienne me porta malencontreusement à choisir. J’eus l’impression que cette chose molle me digérait, comme si je m’enfonçais dans des sables mouvants. Pour parvenir à rencontrer le regard du nobliau et lui exposer mon plan de carrière, je devais tendre le cou comme un canari désorienté parce qu’on lui a installé une nouvelle baignoire (les propriétaires de canaris me comprendront). Lorsqu’un ange passait pendant l’entretien, le libraire se penchait pour voir s’il y avait encore quelqu’un dans le fauteuil diabolique. Lorsqu’il m’interrogea sur mes loisirs, je tombai dans le deuxième piège en divulguant mes débuts en poésie et l’édition prochaine de mon premier recueil. Il leva un sourcil inquiet : ah, vous êtes poète ? Et chez qui publiez-vous ? Barbapapus ? Au nom du ciel, arrêtez tout de suite !
Après les politesses d’usage (l’homme était d’une agréable courtoisie), l’entretien prit fin et je devinai que la partie était perdue. Gamin, poète, pigeon de l’édition à compte d’auteur abusif et amateur de fauteuils club, cela faisait beaucoup pour un aspirant vendeur en librairie... Deux ou trois ans plus tard, ma route croisa de nouveau celle de l’aristocratique libraire qui présidait le jury devant lequel je présentai mon rapport de stage écrit sur un coin de table entre deux fêtes estudiantines bien arrosées, texte absolument vierge de toute donnée chiffrée intitulé “Deux libraires, deux métiers” qui me valut, bizarrement, une excellente appréciation.
À défaut d’intégrer cette estimable (mais si mal payée) corporation des libraires, je sus tirer profit de mes erreurs et parvins à entrer comme rédacteur dans le quotidien de ma province, toujours dans le but d’exercer un métier en rapport avec l’écriture et l’édition.
L’entretien d’embauche eut lieu au siège régional tout neuf du journal, au milieu d’une zone industrielle hideuse (pardon pour ce pléonasme). Derrière une grande baie vitrée avec vue sur une casse de voiture et sur un cataclysme de bobines de papier, de vieux journaux froissés voletaient piteusement sur une immensité de laideur péri-urbaine. À contre-jour, la haute silhouette d’un homme antipathique m’invita à m’asseoir. Cette fois-ci, j’ignorai le fauteuil marécageux et me calai sur la chaise. Mes loisirs ? Qu’à cela ne tienne : planche à voile, tennis, rugby, natation, en veux-tu, en voilà ! Mais tout de même, littérature aussi, enfin un peu, je veux dire... Ah, vous êtes poète ? Mieux valait mentir encore : Poète moi ? Non, quand même pas ! Et c’est ainsi que j’en pris pour dix ans dans la presse quotidienne régionale où j’eus beaucoup de mal à préserver mes plages de création littéraire mais où je remportai une victoire dont je suis encore très fier : on ne me vit jamais dans le stade de ma petite ville qui ne pense pourtant qu’au ballon. “Un vrai tour de force” me dit un jour, écoeuré, mon chef d’agence obligé de se taper les matches et les entraînements dont je ne voulus jamais entendre parler, quitte à mettre ma démission dans la balance, ce qui l’aurait privé de ses rares jours de congé. Après tout, il faut savoir garder la tête haute (et la culotte aussi), surtout si l’on écrit toujours !
(À suivre)
15:10 Publié dans FEUILLETON : tu écris toujours ? | Lien permanent | Commentaires (1)
07 juin 2005
Houellebecq
L’idée d’ouvrir une publication des Inrockuptibles ne me serait jamais venue, en raison même du nom de ce magazine, si ma quotidienne fréquentation du blog de Jean-Jacques Nuel ne m’avait fait découvrir l’existence du hors série consacré à Michel Houellebecq.
Après un cafard noir provoqué par la lecture, dès sa parution chez Maurice Nadeau, d’Extension du domaine de la lutte, j’avais adopté l’attitude inverse de celle qui est habituellement la mienne (la fuite) lorsque je rencontre quelqu’un ou quelque chose qui me rebute : je m’étais précipité, par la suite, vers les autres livres, romans et recueils de poèmes, de cet “horrible travailleur” qui pointe si brutalement les impasses esthétiques, morales, philosophiques, économiques, sociales et politiques dans lesquelles s’engluent nos sociétés industrielles.
Si Michel Houellebecq est passionnant à défaut d’être agréable à lire, c’est parce qu’il est un des très rares poètes et romanciers à oser fouiller dans le merdier pour voir s’il reste encore quelque chose, tout au fond. Houellebecq est un néon qui éclaire comme elle le mérite, crûment, la réalité de l’entreprise et de ses sous-mondes de consolation (assommoirs feutrés, clubs de loisirs et de vacances) où vient finir de se dissoudre le peu d’identité qui reste à ses appointés. Et comme cette réalité qui contamine tout nous concerne presque tous à quelque degré que ce soit, ne nous étonnons pas d’être si nombreux à lire cet écrivain et reconnaissons que son archétype de citoyen de zone urbaine issu de la classe moyenne vit aujourd’hui dans une “étendue de laideur”, pour reprendre une expression de Milan Kundera dans son roman La Lenteur, taraudé par une misère affective et sexuelle souvent proportionnelle à sa soif de voyages si peu exotiques et obsédé par une mobilité qui trahit son illusion pathétique de se croire encore vivant parce que saisi de bougeotte.
Je crois qu’on peut tracer une ligne droite entre Hermann Hesse et Michel Houellebecq. Le premier, en précurseur des utopies que défigurèrent les hippies en haillons bariolés (les mêmes qu’on retrouva plus tard, une fois leur crise finie, aux commandes d’agences de pub ou de voyage, bradant les “musiques” de leurs jeunesse dans la communication des multinationales) a ouvert une parenthèse que le second referme aujourd’hui dans la douleur, à l’heure des mécomptes et des rêves décomposés en cauchemars annonciateurs de barbaries d’autant plus terrifiantes qu’elle se nourrissent d’une banalité et d’une vulgarité aujourd’hui érigées en modèles (en standards comme on dit) hédonistes.
Ressembler aux misérables hères mondialisés houellebecquiens auprès desquels les clodos de Beckett apparaissent comme d’aimables et pittoresques figures locales, quel cauchemar en effet, qui peut peut-être susciter un espoir de résistance à l'aliénation chaque fois que l'on referme, salutairement sonné, un livre de Michel Houellebecq...
17:55 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (2)
04 juin 2005
Tu écris toujours ? (19)
Ce n’est pas que je sois resté bloqué sur la période du lycée (on pourrait le penser en lisant le chapitre 15 de ce feuilleton) mais cette époque de ma vie fut suffisamment éprouvante pour que j’y revienne encore en ayant une pensée pour les futurs bacheliers mais aussi pour ceux qui jetteront l’éponge. Je leur dédie bien volontiers ce texte que j’avais pondu à l’occasion d’une commande de la revue Le Croquant (n°16, automne - hiver 1994) qui marquait ainsi le tricentenaire de la naissance de Voltaire. Peu inspiré, j’avais choisi de relater un souvenir de classe assez révélateur de la manière qu’on avait et qu’on a encore souvent d’aborder les grandes oeuvres. Voici l’objet du délit :
Autour du lycée, les "préfas" poussent comme des verrues sur un visage obèse qui peut tout aussi bien être celui du proviseur. Convoqué dans le bureau de cet homme sans cou ni taille, en raison de mon absence permanente au cours de gymnastique, j'ai failli m'asseoir sur son chapeau déposé là par quelque haineux subalterne.
Vraiment fort, le proviseur : Voltaire dans un sermon, il fallait oser. Le chapeau sur la chaise, à côté, c'est l'harmonie, la logique, l'équilibre... La grâce ? Tout de même, n'exagérons rien.
La grâce, c'est plutôt le rayon de la prof de français, joli brin de fille épanoui entre les lézardes des "préfas" aux quatre vents mutins des affectations. Une fleur de décombres en quelque sorte, une plante rudérale... Dans la bouche du proviseur, Voltaire siffle mépris et reproches et sent l'aigre des digestions approximatives. Entre les lèvres de la prof de français, Voltaire gazouille tel l'oiseau de la pluie dans l'effluve d'un Chanel au numéro inférieur ou égal à ma moyenne en maths.
Cette appétissante petite oiselle a ses pudeurs. Elle nous fait "travailler Voltaire" dans une édition bon marché vierge de tout épisode égrillard, notamment expurgée d'une bonne partie du chapitre seizième de Candide. Voltaire y prend plaisir à relater les "clameurs qui partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses".
Nous sommes deux dans la classe à posséder les romans et les contes de Voltaire dans une édition de poche qui donne le texte intégral, selon la formule consacrée, ce qui nous conduit à demander l'autorisation de lire le passage manquant où Candide "prend son fusil espagnol à deux coups, tire et tue les deux singes. Dieu soit loué, mon cher Cacambo ! J'ai délivré d'un grand péril ces deux pauvres créatures : si j'ai commis un péché en tuant un inquisiteur et un jésuite, je l'ai bien réparé en sauvant la vie à deux filles ... ".
À la vue du rictus qui commence à tortiller le minois de la petite prof, nous comprenons que cette adepte, de "Voltaire allégé" regrette aussitôt de nous avoir donné la parole. Pourtant, le plus dur est encore à venir. Candide continue de se féliciter de sa bonne action "mais sa langue devint percluse quand il vit ces deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en larmes sur leurs corps, et remplir l'air des cris les plus douloureux". "Je ne m'attendais pas à tant de bonté d'âme" dit-il enfin à Cacambo lequel lui répliqua : "Vous avez fait là un beau chef-d'oeuvre, mon maître ; vous avez tué les deux amants de ces demoiselles".
Cette fois, le rictus libère une sorte de coassement. Le visage de notre juvénile enseignante vient de prendre quinze ans en deux secondes, et tout cela à cause de nous, adolescents vulgaires travaillés par nos hormones.
Excusez-nous m'dame. Pour nous faire pardonner, on va vous lire un autre passage extrait de Micromegas et qui manque aussi à votre édition : "...Son Excellence se coucha de tout son long : car s'il se fût tenu debout, sa tête eût été trop au-dessus des nuages. Nos philosophes lui plantèrent un grand arbre dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que je me garderai bien d'appeler par son nom, à cause de mon grand respect pour les dames ... ".
Mauvais esprits, nous m'dame ? Eh ben, si on peut même plus participer...
À suivre
23:25 Publié dans FEUILLETON : tu écris toujours ? | Lien permanent | Commentaires (0)