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07 avril 2005

Tu écris toujours ? (8)

À force de parler boutique, je vais finir par saper le moral de tous ceux qui ont la faiblesse de croire que la pratique de l’écriture constitue encore une oasis préservée de l’emprise sans cesse plus desséchante de la dure loi des chiffres. Et c’est encore pire en poésie. En ce qui me concerne, non content de prétendre écrire dans la catégorie “littérature de création”, je n’hésite pas à rendre mon cas encore plus désespéré en commettant des poèmes ! Pourtant, dans ma folie, je garde la tête froide et, le plus souvent, je ne prends plus la peine de proposer ces poèmes à des éditeurs.
Il faut dire que de seize à vingt-cinq ans, j’ai gaspillé de l’énergie dans la duplication et l’acheminement postal de mes recueils. Et pour quel résultat ? Des photocopieuses exténuées, d’anonymes facteurs surchargés, des éditeurs agacés. J’en étais pour mes frais, c’est le cas de le dire, y compris les frais d’inscription à des concours parfois suspects et parfois même rabatteurs efficaces de l’édition à compte d’auteur. J’ai donc pris la décision de les arrêter, ces frais, en les remplaçant par d’autres plus gratifiants. J’ai décidé de prendre moi-même en charge l’édition de ma poésie en appliquant, grâce à l’informatique et à l’impression numérique, l’une des règles d’or de la production moderne : pas de stock. Résultat : tout recueil de poème produit est un recueil vendu. Vous avez dit “poésie” ? m’objectera-t-on. Entendons nous bien. Il faut que les poètes arrêtent de rêver (!) ou plutôt de cauchemarder en s’agrippant à de vieilles chimères. On l’a dit et répété : l’écrasante majorité des pisse-copie qui cuisinent la fuite de leur jeunesse, leur pathologie conjugale et que sais-je encore à la sauce alexandrine n’ont pas ouvert un livre de poésie depuis la troisième ou la terminale. Dépensant sans compter (pour régler des droits d’inscription parfois abusifs à des dizaines de concours avec diplômes et médailles) des sommes dont une infime partie leur permettrait d’acheter de temps en temps un recueil, ces mêmes plumitifs ne lisent même pas les lauréats de ces joutes “littéraires” auxquels ils participent avec avidité. Quant à l’éventuelle curiosité qui pourrait les pousser à se procurer au moins un livre du catalogue d’une de ces minuscules maisons d’édition qui organisent des concours honnêtes avec publication (même modeste) à la clef, cette idée ne les effleure même pas. Poètes, regardez la réalité en face : parmi la foule de ces “écrivants”, il n’ y a presque aucun lecteur, même pas des grandes oeuvres de notre patrimoine. Alors s’ils ne lisent pas Pétrarque, René Char et tous les grands poètes vivants ou morts dont les oeuvres sont partout disponibles en livre de poche, avez-vous vraiment la naïveté de croire qu’ils vous liront, vous, et qu’ils entameront ne serait-ce que d’une seule plaquette la palette de bouquins que vous aura fait livrer (à vos frais) votre imprimeur ou votre prestataire d’édition à compte d’auteur ? Quant au micro-éditeur qui vous aura repéré et publié pour le plaisir, à ses risques et périls, soyez sûrs qu’ils ne connaissent même pas son existence ou qu’ils ne veulent pas la connaître parce qu’ils auront reçu de sa part une lettre leur notifiant son refus de publier leurs odes, sonnets boiteux et autres ballades (souvent confondues, du point de vue de l’orthographe dans leurs manuscrits, avec les balades du dimanche !).
Certes en va-t-il des rêves de gloire littéraire (celle-ci se mesurant de nos jours en tonnes de papier imprimé écoulées dans les hypermarchés) comme de certains bijoux : on a du mal à s’en séparer même si on sait depuis longtemps qu’ils sont en toc. Car après tout, que vaut-il ce fantasme des piles de livres aux couvertures marquées d’un nom devenu non plus l’expression d’une pensée individuelle mais l’insignifiant rouage d’une industrie ? L’argent ? Il existe bien d’autres façons d’en gagner plus vite et plus facilement qu’en écrivant des livres (je parle de vrais livres). Quant aux petites dizaines d’industriels du roman que compte notre pays, grand bien leur fasse un marketing qui ne reflète en rien la réalité de la création littéraire et des conditions dans lesquelles elle se pratique. Et pour les malchanceux de ce marketing, celles et ceux sur qui le système a misé mais que les chiffres de vente ont abandonnés, est-il pour eux si glorieux et si rassurant de savoir que les quintaux de volumes où s’inscrit leur prose sont promis au pilon après un improbable passage dans des librairies où la routine de l’office conduit certains marchands de papier à réexpédier à l’éditeur sans même les avoir ouverts des cartons entiers “d’invendus” ? Amis de la poésie, bonsoir ! Au fait, vous écrivez toujours ? De la poésie ? Bravo. Publiez-la vous-même. L’impression numérique vous permet aujourd’hui de fabriquer ou de faire fabriquer des livres en petites quantités tout spécialement pour des personnes qui les auront demandés et, osons le mot, peut-être désirés. De vrais lecteurs, en somme, même s’ils sont peu nombreux. Vous leur adresserez ainsi non seulement l’originalité de votre pensée et la qualité de vos rêves mais encore un objet rare sinon unique, un livre imprimé, assemblé, massicoté et vendu tout exprès pour eux.
(À suivre)

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