31 mars 2005
Tu écris toujours ? (7)
Difficile, dans un feuilleton consacré à la vie en écriture, d’éviter le sujet encore sensible de l’édition à compte d’auteur. En voici ma désormais lointaine et, heureusement, unique expérience. Elle date d’un quart de siècle et alors ? À part la monnaie, peu de choses ont changé dans cet univers glauque.
Pour la grandeur de la poésie, René Char a écrit "Le Requin et la mouette". Pour le malheur des poètes, je vous propose "Le requin et le pigeon" avec moi dans le rôle du pigeon et M. Barbapapus (par cet affectueux sobriquet le désignerai-je) dans le rôle du requin. Certes, le temps n'a pas suspendu son vol et notre requin doit aujourd'hui s'approcher d'un âge coutumier des grincements de dentier. Petit retour vingt-six ans en arrière pour que le lecteur comprenne les raisons de ma surprise à voir ressurgir dans des revues et sur le net le nom de Barbapapus.
Un contrat qui n’en est pas un
En 1979, fort de vingt ans et d'une brassée de poèmes dans mes tiroirs, me vient l'idée de publier. Mal informé des réalités et des mirages de l'édition, je signe chez M. Barbapapus un contrat dont j'apprendrai d'ailleurs plus tard qu'il ne s'agit pas d'un contrat d'édition au sens de la Loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique mais d'un contrat de louage d'ouvrage dit "à compte d'auteur". Tout le monde ou presque sait aujourd'hui de quoi il s'agit. Chacun sait aussi qu'il y a plusieurs manières de pratiquer le compte d'auteur avec des maisons qui fournissent d'honnêtes prestations mais aussi des officines tenues par des margoulins. À la lumière de la petite histoire que je vous livre dans un but pédagogique, je vous laisserai vous même choisir dans quelle catégorie classer M. Barbapapus et sa défunte maison d’édition.
Malfaçons et soupçons
Après avoir signé plusieurs chèques pour un montant total de 4380 francs (oui, oui, la monnaie de cette ténébreuse époque), je reçois le coeur battant les premiers exemplaires d'une brochure dont le tirage est fixé à 600. Sur ce chiffre, l'éditeur déclare prélever 50 exemplaires pour le dépôt légal et le service de presse. Il prévoit aussi de me céder 50 exemplaires dont 30 numérotés. (C'est gentil de me "céder" ce que j'ai déjà payé !) Le restant des ouvrages affectés à la vente se monte donc à 500 exemplaires. A partir de là, on entre dans les désagréments en cascade : des exemplaires numérotés présentent des anomalies graves avec, notamment, des pages manquantes. L'éditeur affirme qu'il fait vérifier tout le tirage. Comme par hasard, ne sont affectés de ce défaut que les premiers exemplaires imprimés et brochés. (On en a une sacrée chance !) Échaudé, peu convaincu de la bonne fois de Barbapapus et en outre dans l'impossibilité de vérifier moi-même le tirage, je me renseigne sur les recours possibles car je me rends compte aussi que la diffusion et la mise en place du livre laissent à désirer.
Ici, on paie ce qu’on a déjà acheté
Par exemple, à part mes cinquante exemplaires d'auteur, je suis obligé, lorsque je veux vendre mes livres moi-même ou approvisionner une librairie, d'acheter des exemplaires à l'éditeur avec (royal) une remise ! (Là encore, merci, Barbapapus, de m'accorder une remise sur un achat que je règle deux fois !) Inutile de préciser que je ne m'amuse pas longtemps à ce petit jeu redoutable pour mon argent de poche d'étudiant. Là-dessus, l'accueil polaire des libraires qui me voient arriver avec un ou deux exemplaires que je suis sensé leur fourguer en dépôt m'enlève mes dernières illusions : je me suis bien fait gruger. Pour en être vraiment sûr, j'expose mon cas à une association de défense de consommateurs, laquelle transmet le dossier au Syndicat National de l'Édition qui confirme mes soupçons. Bien-sûr, je peux tenter une action en justice mais j'ai vingt ans et d'autres chats à fouetter. Cette affaire a au moins l'avantage de me mettre en contact avec d'autres écrivains tombés eux aussi dans le piège de l'édition à compte d'auteur abusif. Certains ont atterri eux aussi chez Barbapapus, d'autres dans des officines aux moeurs semblables. J'apprends aussi l'existence du CALCRE (association de défense et d'information des auteurs) qui poursuit aujourd'hui son action d'utilité publique sous le nom de Cose-calcre.
Faillite et exemplaires “virtuels”
Voilà pour le principal de cette histoire lamentable. Je pourrais conclure ici, mais comme dans tout feuilleton, il y a un épilogue : le 1er juin 1981, le Tribunal de Commerce prononce le jugement de liquidation de biens de la maison d'édition de Barbapapus. Le Syndic m'informe de ce que cela signifie pour moi : "les sommes dont vous avez fait l'avance pour l'édition de votre livre ne peuvent que faire l'objet d'une production au passif." En second lieu, je peux récupérer le stock de mes livres. Après inventaire, le courtier du Syndic en dénombre (ô surprise !) 37 exemplaires. Compte tenu du nombre d'exemplaires que l'éditeur m'a déjà "cédés", (50 exemplaires d'auteur ainsi que deux ou trois dizaines d'exemplaires que j'ai dû lui acheter), compte tenu du fait que 500 étaient affectés à la vente, où sont passés les exemplaires restants ? L'éditeur les a-t-il vendus ?
Non-droit d’auteur
Si tel est le cas, il a oublié de me payer ma part qu'il nomme de manière impropre dans le contrat "droits d'auteur". Alors qu'il était encore en activité, l'une des nombreuses lettres avec accusé de réception que je lui adresse pour lui demander de me régler mes “droits” reçoit la réponse suivante datée du 19 décembre 1980 : "Les librairies ne nous ont pas encore réglé la totalité des volumes vendus. Dès que nous aurons tous les éléments, nous vous adresserons vos droits d'auteur. En m'excusant pour ce retard indépendant de ma volonté, veuillez agréer, Cher Auteur," etc... Etc... A l'évidence, le retard indépendant de la volonté de Barbapapus s'est transformé en calendes grecques. Mais alors, qu'ont-ils bien pu devenir, ces exemplaires qui échappent aux calculs les plus élémentaires ? Volatilisés ? Et s'ils n'avaient jamais existé ?
Feuilles volantes
Le cas s'est déjà présenté. Certains auteurs pigeonnés ont réussi à prouver que leur "éditeur" s'était contenté de ne fabriquer qu'une petite partie du tirage prévu. Là encore, il existe une variante (l'imagination des éditeurs marrons n'a pas de limite en matière d'économies sur le dos des naïfs) : il s'agit tout simplement de se contenter de procéder au tirage sans façonner et relier les livres. Qu'importe, puisqu'ils n'ont qu'une chance infime d'arriver dans les rayons des librairies ! Je ne peux certes pas affirmer que Barbapapus ait eu recours à l’un de ces stratagèmes mais je peux cependant reposer la question : le syndic ayant inventorié un restant de 37 exemplaires, où sont passés les autres ?
Derniers tours d’un illusionniste en fin de contrat
La fable du requin et du pigeon s'arrête ici. Je reconnais qu'elle n'a rien d'original. Je ne pensais même pas, un quart de siècle après, la réciter de nouveau. Quant à celui qui fut un requin du bocal poétique, “éditeur à ses heures” allais-je dire, il n'est plus aujourd'hui qu'un vieux poète raté taquinant une muse avare et toquée, et, allez savoir coquin de sort, piochant peut-être dans ses économies pour payer l’édition de ses oeuvres.
Je vois d'ici arriver quelques bonnes âmes qui ne manqueront pas, à la lecture de ces lignes, de me trouver beaucoup de méchanceté pour quelques milliers de francs jetés par la fenêtre à un âge où on a encore tout à apprendre sur les coups tordus des rastaquouères de tout poil. Pour toute réponse, je soumettrai à l'esprit critique de ces doux adeptes du pardon le début d'un petit charabia signé M. Barbapapus estampillé, rappelons-le, "poète pour le XXIème siècle" par une revue de poésie.
"Un poème n'est pas un produit comme les autres" reconnaît Barbapapus qui, en une vie à (se) servir (de) la poésie, en sait quelque chose, croyez-moi !
Post-scriptum
Si j'ai remis le couvert, à travers ces pages, sur le dossier glauque de l'édition à compte d'auteur dont on a dit et écrit le principal dans d'excellentes revues, (Écrire & éditer, notamment) c'est que de nombreux auteurs continuent de passer de l'autre côté du miroir aux alouettes. Encore une fois, je tiens à distinguer de la pratique du compte d'auteur abusif les prestataires de service qui ne trompent pas leurs clients et font effectivement le travail pour lequel ils ont été payés. Aujourd'hui, avec les possibilités techniques offertes par l'informatique et le numérique, on peut même espérer que le marché finira par s'assainir puisqu'il n'est d'ores et déjà plus nécessaire de débourser des fortunes pour s'offrir l'impression soignée d'un petit livre à tirage limité.
Si les chevaliers d'industrie et leurs épigones bricoleurs des années 70 et 80 finissent de manger leur pain blanc, il faut savoir que la chasse aux pigeons ne les a pas empêchés de faire des petits, et des petits qui ont aujourd'hui les dents jusque par terre. En effet, la nouvelle génération de profiteurs a appris à voir grand avec des tarifs qui relèguent ceux des pères fondateurs au rang de la menue monnaie. Certaines enseignes qui communiquent aujourd'hui largement dans la presse, en particulier dans plusieurs publications littéraires de grande diffusion, demandent sans sourciller six ou sept mille euros, parfois plus ! Et il existe encore des gens pour s'endetter de cette manière, souvent à plusieurs reprises. Écrivains, poètes, redescendez sur terre et sachez que nul n'attend votre oeuvre parmi ceux qui "recherchent des auteurs ou des manuscrits" à grands renforts de pavés dans les magazines. La seule dédicace que ceux-là attendent de vous n'est autre que votre signature au bas d'un chèque !
Épilogue
À vingt ans, lorsqu’on ne connaît rien au monde de l’édition et qu’on casse sa tirelire au profit d’un éditeur à compte d’auteur abusif, on est victime d’une escroquerie. Bien que ces pratiques soient dénoncées par la plupart des éditeurs et des responsables de revues honnêtes, force est de constater qu’il existe chez certains d’entre eux, sinon une sympathie, au moins une tolérance assez surprenante au bénéfice de ces escrocs. J’avais diffusé par d’autres circuits, voici trois ou quatre ans, le témoignage que vous venez de lire, ce qui m’a valu deux réactions aigres-douces de la part de deux rédacteurs de revues. L’un, petit chef de la rubrique ronchon, me traita “d’ayatollah du compte d’auteur” et l’autre, M. Le tartuffe de la revue Gros mot de “roquet”. Le jour où je reçus sa lettre, je venais de signer le chèque d’abonnement à “Gros mot”. Inutile de dire que je le déchirai aussitôt en grognant de plaisir comme tout bon roquet qui se respecte !
(À suivre)
11:10 Publié dans FEUILLETON : tu écris toujours ? | Lien permanent | Commentaires (0)
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