12 mai 2005
Tu écris toujours ? (15)
Tu écris toujours ?
Cette fois, le coupable est un de mes professeurs qui attend la quille au lycée, honorable établissement où l’on échoua autant à me dissuader de sécher la gymnastique qu’à me faire aimer Molière. Pas de regret pour “l’éducation physique” (j’emploie ces guillemets dédaigneux car je pense, comme Léon Bloy, que “le sport forme des générations de crétins malfaisants”) mais un vrai chagrin de n’avoir pas été capable de surmonter l’exaspération que suscita en moi le rabâchage, avec mes camarades d’infortune, des répliques du Malade imaginaire et de l’Avare. Il n’y a guère aujourd’hui que d’exceptionnels comédiens qui puissent m’arracher un sourire avec ce répertoire et j’en conçois une sincère amertume, voire une certaine honte.
Je me réjouis en tous cas, après coup, de la réticence observée à cette époque par nos professeurs de français à sortir du sillage des lourds “ferries” de la littérature battant pavillon Lagarde et Michard et croisant dans les eaux tièdes du commentaire composé. En effet, que serait-il advenu de ma soif adolescente de découverte littéraire si l’un des soutiers de cette escadre s’était avisé de nous ouvrir, à nous, lycéens confinés, un hublot sur le grand large de la poésie du siècle de notre jeunesse ? Aurais-je pris en détestation les surréalistes et les autres, les Michaux,Tardieu, Ponge, Jaccottet et tous ces magnifiques poètes dont les oeuvres sont aujourd’hui mon miel ? Rien que d’y penser, j’en ai le poil qui se dresse, d’autant que le risque s’est présenté sous les traits plutôt séduisants d’une jeune prof avec qui les plus littéraires d’entre nous rêvaient de perdre leur intellectuelle virginité. Dans nos fiévreuses rêveries, elle jouissait d’un prestige accru en raison de sa liaison avec un jeunot à peine sorti du lycée. Elle nous semblait beaucoup plus attrayante que la prof que le destin nous avait choisi, une assez belle femme d’âge mûr, adepte quant à elle de la ligne Lagarde et Michard et, accessoirement, Louis Vuitton. Elle trouvait Boris Vian “parfois un peu cru”. Sa collègue vers qui tendaient, disons nos espoirs, plus jeune et portant les mêmes jeans que les nôtres, continua d’alimenter nos fantasmes jusqu’à une année de première au début de laquelle nous la vîmes avec ravissement franchir le seuil de notre classe. Notre déception fut à la mesure de nos illusions.
Dans un cours de français, nous attendions le petit plus, en-deçà des nécessaires enseignements prévus au programme, d’un échange d’idées et d’opinions entre nous et le professeur, supplément d’âme que nous accordait volontiers, malgré ses airs de bourgeoise un peu hautaine, notre ancienne prof. Pas de ces enfantillages avec la nouvelle. D’abord douchés par un premier cours aussi chaleureux qu’une promenade un matin d’hiver dans la zone industrielle nord, nous comprîmes vite que notre jeune diplômée n’avait de décontracté que ses jeans, tuniques indiennes, sandales en corde et sacs de toile. Par la suite, nous eûmes tout le temps de mesurer le charisme ravageur de cette intellectuelle encore fraîchement ébrouée de structuralisme et de linguistique, selon la mode du moment. Elle n’avait pas son pareil pour transformer la classe en une caisse de résonance idéale pour le vol du bourdon et je ne suis pas loin de penser que dans une autre vie, elle avait dû réussir une brillante carrière à l’Institut médico-légal. Les dissections d’infortunées grenouilles, en sciences naturelles, nous déprimaient moins que le traitement qu’elle infligeait aux poèmes de Baudelaire et de Michaux qu’elle “déconstruisait” comme on démonte de vieilles montres sous prétexte d’en étudier le fonctionnement, comme si l’étalage des ressorts épars et des aiguilles en goguette permettait d’accéder au savoir-faire de l’horloger. Ses signifiants et signifiés, champs sémantiques, morphèmes, phonèmes, syntagmes et synthèmes nous gavaient jusqu’à nous donner envie de recracher comme une arête ce qui restait du poème ainsi “travaillé”. Eût-elle hérité d’un cadavre exquis qu’elle en aurait aussitôt pratiqué l’autopsie. Hors-sujet, ces souvenirs lycéens ? J’aimerais pouvoir en convenir.
Lorsque je vois comment est abordée, aujourd’hui encore, la littérature dans l’enseignement secondaire, je me dis que je devrais peut-être songer à me consacrer à l’étude de la Campanule à feuilles rondes (Campanula rotundifolia) plutôt que de poursuivre l’aventure littéraire. Au rythme où l’on décourage nos collégiens et nos lycéens d’entrer dans le fabuleux univers de la lecture, qui, demain, ouvrira nos livres, chers confrères ? Le sujet était venu dans la conversation lors de ma rencontre avec Michel Butor qui m’avait dit d’un air songeur : “vous savez, il y a des professeurs dangereux...”
Mais revenons à mon prof proche de la retraite qui me demande si j’écris toujours. J’ai bien envie de lui répondre : “oui, mais pas grâce à vous !” Mais ce serait injuste car celui-là enseigne l’histoire-géographie et il s’en est mieux tiré que moi d’un point de vue académique puisqu’on lui a décerné les Palmes. Sacré veinard !
(À suivre)
00:05 Publié dans FEUILLETON : tu écris toujours ? | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
je suis de votre avis, mais je n'ai pas d'aussi belles lettres pour le dire
Écrit par : MC2 | 15 mai 2005
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