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14 août 2005

Tu écris toujours ? (22)

L’activité de l’écrivain, cette manie, participe de l’inquiétante étrangeté du temps.
Entre la livraison du texte à l’éditeur et la publication, je dois presque toujours patienter au moins un an. Et ce n’est qu’une moyenne calculée sur la base des délais de sortie de mes trois principaux livres. Lorsque quatorze ou quinze mois se succèdent mollement avant la réception des épreuves du petit dernier, j’en oublierais presque l’existence de cet oeuf pondu dans l’effort sinon dans la douleur.
Entre la rédaction d’un épisode de ce feuilleton et sa mise en ligne, quelques secondes suffisent, quelques minutes pour moi qui ai l’informatique laborieuse.
Si je bazardais sur la toile mes prochains livres, un roman et des récits de voyage prévus au printemps et à l’automne 2006, ils rencontreraient aujourd’hui même leurs lecteurs. Pourtant, force est de constater que malgré la rapidité, la souplesse, la simplicité et l’inventivité qu’offre la “publication” en ligne, c’est bien le livre, dans sa matérialité, son épaisseur rustique de papier imprimé, qu’attend l’auteur (moi le premier) dans des accès de fièvre et de résignation.
Narcissisme ? Voilà bien longtemps que plus personne n’est impressionné par votre nom sur une couverture, même au milieu de la vitrine du libraire local. Bien des écrivains à petits tirages ne sont même pas lus par leur famille et leurs amis. On était moins blasé dans les années 70 (celles de mes premières tentatives de publication) mais scribouillard, ce n’était déjà pas terrible pour séduire les filles. Poète ? Mieux valait ne pas avouer cette faiblesse lors d’un entretien d’embauche, tendance qui s’est confirmée dès la décennie suivante pour aboutir à l’apothéose d’aujourd’hui lorsque les sergents recruteurs de l’entreprise vous toisent comme un pervers si vous persistez à mentionner cette bizarrerie de fonctionnement de votre cortex droit.
Dans ces fameuses années (70) la technologie n’offrait que des possibilités restreintes à l’auteur débutant désireux de s’essayer à la publication par ses propres moyens. Le pourcentage de chances d’entrer dans une grande maison différait peu de ce qui se calcule aujourd’hui et pour s’éditer soi-même, il n’y avait guère que le système D et la ronéo du Sou des écoles ou du comité antinucléaire. L’éditeur Louis Dubost publiait à l’enseigne du Dé bleu “les poètes d’aujourd’hui pour demain” et des extraits du journal de Charles Juliet avec des duplicateurs antédiluviens qui parfumaient puissamment les plaquettes ainsi imprimées. Je me suis fait dédicacer onze ans après sa parution ce dernier opuscule sorti de ce genre de machine, tout de même tiré à 725 exemplaires en 1978 sous une jaquette illustrée par Maxime Descombin et orné d’un graphisme du même artiste et je rêvais de publier moi aussi dans cette collection dont les moyens techniques étaient à l’époque inversement proportionnels à la richesse de son catalogue. Louis Dubost n’a pas à rougir du résultat aujourd’hui. Le temps a joué pour celui qui commença par la micro-édition (on disait alors édition artisanale) et qui est aujourd’hui un éditeur de poésie de référence, sans doute au prix de beaucoup d’huile de coude, de duplicateurs cassés et d’autres palpitantes aventures.
Lorsque je découvris la production du Dé bleu, j’estimais en revanche que le temps ne jouait pas pour moi. Je n’avais pas écrit grand-chose et j’étais pourtant pressé de publier. Je pensais que le problème consistait essentiellement en la fabrication d’un livre. Dès que l’objet existerait, le reste suivrait. Les avancées techniques actuelles m’auraient permis de gagner du temps et de la lucidité si j’avais pu à l’époque me faire imprimer pour pas cher, ainsi que cela peut s’envisager aujourd’hui, cinquante exemplaires d’une plaquette dont j’aurais expérimenté le casse-tête de la diffusion et de la distribution. Or, en ces temps de préhistoire reprographique, on ne pouvait prétendre à la demi-mesure : l’offset ruineux qui vous crache une ou deux centaines d’exemplaires en plus le temps que la machine veuille bien s’arrêter après en avoir reçu le signal ou la ronéo qui vous macule la chemise avant de vous claquer dans les doigts pendant que, dans l’ombre de votre artisanat furieux, l’infâme Barbapapus, éditeur marron, se pourlèche les babines.
Tout le monde semblait s’être ligué pour matraquer au gamin que j’étais le genre de sentence au moins aussi agaçante que l’actuelle “Tu écris toujours ?” : “Tu as bien le temps de publier ! Sois patient !” Ils avaient raison. Ils avaient tort. Le danger de ces bons conseils, c’est de les suivre. On apprend la patience et on finit par croire qu’on a le temps. On devient tellement patient qu’on lambine, qu’on tergiverse et le temps, finalement, on n'en a pas tant que ça, surtout quand la vocation littéraire doit trop souvent céder le pas aux vacations professionnelles. On se retrouve alors la quarantaine passée, “riche” de la passionnante expérience d’un gagne-pain plus ou moins prestigieux censé avoir étayé une oeuvre en progrès. En réalité, on ne fait à mon avis pas plus de bonne littérature avec de bons sentiments qu’avec une belle carrière ou une opulente collection de petits boulots. On n’est pas en Amérique ! Aucune de mes insignifiantes péripéties professionnelles n’a nourri mon univers littéraire. J’ai l’impression d’avoir vécu et de vivre encore une double vie, l’une en prise avec le monde, son étrange beauté, sa lumière mystérieuse, et l’autre dans le chaos de la contingence et de la nécessité, un temps divisé dont les deux dimensions ont élu ma fatigue comme la clairière de leur duel sournois.
(À suivre)

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