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29 novembre 2006

Variations en gris

La vie dans les petites villes de province est un ballet d’ombres furtives.
Cette très grise matinée, j’ai emprunté mon itinéraire habituel, ces petites rues entre l’église et l’école primaire, cette place avec vieux platanes sous lesquels traînait hier mon cartable et sous lesquels flottent aujourd’hui mon imper blanc et mon parapluie noir. Quarante ans séparent ces deux silhouettes traversant une scène de quelques dizaines de mètres carrés, la scène d’un petit théâtre où l’on donne toujours la même pièce. Sorti plus tôt que d’habitude, j’ai dû éviter le porche de l’église où attendait le corbillard.
Dans la classe du cours moyen, le nez sur mes mauvais cahiers de brouillon constellés de pâtés à cause de ces saletés de porte-plume et d’encriers, j’entendais le glas rythmer ces heures ternes sous le regard inquiétant de l’instituteur.
Depuis quelques jours, je ne cesse de croiser le chemin de cet homme massif aujourd’hui un peu voûté et le cheveu à peine plus rare. Toujours les mêmes grosses lunettes rectangulaires et ce même regard qui semble dire exactement comme il y a quarante ans : “on n’est pas sur Terre pour rigoler”. À la fin de mon adolescence, époque à laquelle j’ai dû l’apercevoir une fois en ville, j’ai fait un détour de plusieurs centaines de mètres pour l’éviter. Précaution inutile puisqu’il ne m’aurait sans doute pas plus reconnu qu’aujourd’hui.
Cet instituteur est resté plus qu’un autre dans mon (mauvais) souvenir car il avait mis au point un système particulier de notation. Il s’agissait de “fiches de paie”, ainsi qu’il appelait lui-même ces fiches cartonnées oblongues de couleur grise distribuées chaque fin de semaine dans une grande tension. Elles comportaient trois rubriques respectivement intitulées “travail”, “écriture”, “conduite” (nous dirions aujourd’hui “comportement”), chacune étant destinée à recevoir une mention “très bien”, “bien”, “moyen”, “mal”, “très mal”. Toute fiche de paie ne réunissant pas le nombre voulu de “moyen”, “bien” ou “très bien”, nombre établi selon des critères qui m’échappent toujours, envoyait automatiquement son destinataire en colle le jeudi. Médiocre en “travail” et “écriture”, j’échappais en général à la retenue du jeudi grâce à la rubrique "conduite" griffée de la mention “très bien” que m’assurait à coup sûr la crainte dans laquelle je vivais ces heures de classe au son du glas.
C’est que le bonhomme piquait de terribles colères, notamment les jours de dictée, l’un des rares exercices auquel je prenais parfois plaisir dans d’autres classes que la sienne. Une faute, une tache d’encre, un murmure suffisaient à déclencher les grondements et les coups de tonnerre de cette voix sourde. Sur l’estrade, le dos de sa blouse en nylon formait un rectangle gris qui se superposait en une figure abstraite au triptyque du tableau noir. De temps à autres, de petits projectiles de papier plié jusqu’à obtenir la densité adaptée frappaient le dos de cette blouse grise en faisant plac plac. Ceux qui les projetaient au moyen d’un élastique étaient considérés comme les durs d’entre les durs.
Aujourd’hui le temps me joue un tour. Il est un invisible photographe qui nous a figés, ce maître d’école d’un autre âge et moi-même, lui dans sa blouse grise et moi dans mon imper blanc, dans la photo en noir et blanc de deux matinées identiques à ceci près qu’elles ont quarante ans d’intervalle. Nous nous retrouvons maintenant côte à côte sur le trottoir. Je suis désormais aussi haut et aussi épais que lui. Et peut-être plus lourd.

Commentaires

Ah bon? Je te vois grand et svelte. La vue à travers les tuyaux déforment-elles la réalité :-)?

Écrit par : Pascale | 01 décembre 2006

Physiquement, cela fait pas mal de temps que je n'arrive plus à me voir tel que je suis.
Les amis Jean-Jacques Nuel et Roland Fuentès pourraient t'en dire plus mais je les ai à l'oeil !

Écrit par : Christian Cottet-Emard | 02 décembre 2006

N'empêche, "Le maître d'école" de Pierre Gamarra m'avait, à la lecture, vraiment bien plu.
Mon instituteur, en fin de carrière quand il a croisé mon chemin, m'était bien sympathique, surtout quand, à la reprise de 14h, cigare très cottet-émardien à moitié consumé au bec, dans lequel il avait planté une allumette pour le tenir entre les dents, il s'endormait à son bureau devant nos yeux médusés, emporté par les effluves d'un repas un peu arrosé, rêvant d'une retraite bien méritée. Nous étions alors d'une sagesse de gardien de musée, de peur de le réveiller. Ce sont là de grands moments de contemplation.

Écrit par : J.-J. M. | 02 décembre 2006

Les instits qui habitent notre mémoire des instants heureux existent, heureusement. j'ai aussi connu de telles personnalités.
En tous cas, dans une autre classe de mon école primaire (catholique) de garçons, j'ai compris longtemps après pourquoi on appelait l'institutrice "la Maîtresse" : c'était pour nous dissuader d'en prendre une plus tard !

Écrit par : Christian Cottet-Emard | 02 décembre 2006

J'ai toujours pensé que les écoles catholiques ne pouvaient être que primaires, parfois à leur âme défendant, bien sûr.

Écrit par : J.-J. M. | 02 décembre 2006

Concernant l'aspect physique de Christian, je peux témoigner : il est élancé, filiforme, longiligne, émacié... comme moi !!!

Écrit par : Nuel | 03 décembre 2006

Merci, Jean-Jacques, d'oeuvrer ainsi à l'expression de la Vérité !

Écrit par : Christian Cottet-Emard | 03 décembre 2006

Mince alors, JJ, tu me fais perdre toutes mes illusions :-)!

Écrit par : Pascale | 03 décembre 2006

"Mince", voilà le mot approprié !

Écrit par : Christian Cottet-Emard | 04 décembre 2006

L'illusion de les avoir toutes perdues…, la pire ! La meilleure aussi, le début de l'art.

Écrit par : J.-J. M. | 04 décembre 2006

Les commentaires sont fermés.