14 août 2005
Jean Tardieu dans sa maison de mots
Le prélude des trousseaux de clefs, le jeu des serrures, l'ouverture des grilles et le tambour des portes, telle fut la musique qui accompagna ma première rencontre avec Jean Tardieu en 1988. Au temps de sa collaboration avec le poète, au sein du Club d'essai, le compositeur Pierre Schaeffer n'aurait peut-être pas renié les accents de "musique concrète" de cette symphonie domestique miniature conduite bien malgré elle par la dame chargée de l'entretien de la maison natale de Jean Tardieu à Saint-Germain de Joux. Des journalistes de notre cortège déambulant dans les couloirs de cette maison de maître nichée entre les rondeurs des forêts et des nuages du Haut-Bugey glanaient des notes pour un futur roman-photo (1) : "les demeures de Jean Tardieu". Il m'apparut assez vite que cette figure convenue du journalisme qu'est le pèlerinage dans la maison natale ne résisterait pas longtemps à l'ostinato des effets de miroirs, de reflets et de dédoublement à l'oeuvre dans l'univers du poète.
Des portes à ouvrir, des maisons à habiter, la poésie, le théâtre, les récits et les essais de Jean Tardieu en regorgent. Peu importe qu'elles soient réelles (Saint-Germain de Joux, Gerberoy et jusqu'aux rives du lac de Garde) ou rêvées comme celles de "l'architecte imaginaire", qualité dont se prévaut Tardieu dans sa contribution au livre à quatre voix (la sienne et celles d'André Breton, Lise Deharme et Julien Gracq) "Farouche à quatre feuilles" (2), titre qui plaisait sans doute à Marie-Laure, l'épouse du poète qui explora en femme de science les arcanes du règne végétal , "farouch" étant le nom méridional du trèfle incarnat. Dans ce texte daté de 1954, qu'il dédie à Lise Deharme en précisant : "où l'on ouvre quelques portes à côté", Jean Tardieu retourne comme un gant les notions d'identité et de racines. "Si j'ai rêvé d'être l'habitant de toutes sortes de maisons, sous toutes sortes de climats, c'était peut-être aussi pour apaiser ce goût de la totalité (d'autres disent : d'éternité) si fort, en nous, que je crois bien qu'il nourrit la plupart de nos rêves obscurs...". Voilà pour les racines. Quant à l'identité, sa nostalgie (au sens étymologique de "retour vers la souffrance") s'éparpille dans "les débris d'une immense vitre aujourd'hui abattue". (Cette dernière image n'est pas sans rappeler le récit que fait le poète de la crise d'identité qui le frappe un matin de l'année 1920 devant son miroir).
Pour Jean Tardieu, habiter des maisons n'est pas s'enfermer et s'exclure de ce monde mais tout au contraire y participer. Demeurer en un lieu, c'est le créer, à l'instar des madrépores qui, par l'accumulation de leurs débris calcaires, ont édifié des récifs et des îles, et cette création n'est autre que le désir du poète : "faire de mes paroles la substance de ma maison...". C'est en relisant Madrépores que m'apparut le sens que pouvait revêtir la visite de Jean Tardieu à Saint-Germain de Joux, dans cette maison où il était venu au monde mais qu'il n'avait pas eu le temps d'habiter. De ce fait, cette solide bâtisse campagnarde rejoignait le labyrinthe de résidences imaginaires que le poète insomniaque du boulevard Arago à Paris reliait entre elles en arpentant les seuils multiples de ces "portes à côté". "Ces portes, écrit-il, font communiquer entre eux tous les lieux où j'ai vécu en rêve - ne fût-ce qu'un instant, - toutes les maisons, - palais ou masures , - où je me suis installé sans mon corps, mais avec le désir d'être, fût-ce au prix de cesser d'être "moi"."
Ouvrir des portes, chercher l'accès à ce qui n'est pas d'emblée révélé, passer d'un palier à l'autre et n'aboutir souvent qu'à un nouveau seuil d'inconnu, mesurer avec effroi l'inconfort de cette quête dès lors que l'on s'abstient d'abandonner toute question à la Foi comme on le ferait pour une valise dans une consigne, rien de tel pour alimenter la nostalgie d'une collection de maisons. Chacune d'entre elles peut transmettre en héritage à son habitant un fragment d'usage du monde. Les déambulations dans la résidence à la fois réelle (lieu de naissance) et virtuelle (lieu de rêverie sur la mémoire) qu'est la demeure de Saint-Germain de Joux prenaient des allures de jeu de piste jalonné de meubles et de bibelots presque symboliques. Sans vouloir procéder à leur inventaire, je me contente juste de me remémorer ces éclairs de flash que nous envoyâmes à Jean Tardieu alors qu'il se tenait juste à côté d'une grosse lanterne magique. Pour insolite qu'il fût, l'objet l'étonna moins que la place qu'il occupait ici depuis des décennies. Ce clin d'oeil du temps se fit insistant quelques minutes après dans une chambre où monsieur Jean ne put s'empêcher de retourner un sablier. On l'aura compris, un étrange rapport de force finit par s'instaurer entre l'écoulement du temps et les vieilles maisons bourgeoises. L'accumulation et la transmission de leur mobilier cossu et de leur bric à brac désuet ne cessent de lancer un défit dérisoire à la certitude de l'écroulement et de la fin. Comme la maison, l'oeuvre est aussi le théâtre de cette lutte pathétique aux accents parfois burlesques mais non exempte d'une certaine allure. Fils d'une bourgeoisie qu'il serait excessif de qualifier de bohème malgré un père peintre et une mère musicienne, Jean Tardieu est toujours resté fidèle à son image de "monsieur comme il faut" amateur de confort et de bonne chère. L'auteur de "Madrépores ou l'architecte imaginaire" gardait, à l'image de ses maisons, fort vénérable apparence quand bien même à l'intérieur le parquet se soulevât ! La collaboration de Jean Tardieu avec son ami le peintre et sculpteur Max Ernst dans l'ouvrage "Le parquet se soulève" (3), fournit un exemple révélateur du rapport ambigu qu'entretient Tardieu avec l'univers des maisons. Derrière les murs bien élevés en solides et rassurantes façades, "l'espace du dedans" n'est pas aussi stable que peut le laisser supposer l'ordonnancement intérieur. Quel vertige la mise en scène bourgeoise du mobilier veut-elle réduire ? Quel souvenir l'objet insolite peut-il préserver ? A quel instant le balancier de la pendule s'est-il immobilisé ? Silence ou bruits familiers, immobilité ou mouvements, l'architecture n'en offre que simulacres et les demeures ne sont que bulles dans l'espace et le temps infinis. Cette récurrence du thème domestique, avec ses variations et ses déformations, voire ses proliférations, notamment dans Madrépores, dénote beaucoup plus qu'un motif parmi d'autres dans une oeuvre qui prend certes ses distances avec l'héritage du surréalisme mais qui s'inscrit tout de même, pour ce qui relève de l'inquiétante étrangeté quotidienne, dans le voisinage de celle (trop méconnue) de son ami André Frénaud voire d'un Henri Michaux. Citons à cet égard un poème tel que "L'enfer à domicile" du recueil "Histoires obscures" (4) ou encore cet inédit, "Le cri et la demeure" (5), au titre non moins éloquent. Ces maisons qui n'offrent finalement que de si précaires abris, pourquoi cette obsession de les habiter ou plutôt de les peupler de toutes les figures d'un même sujet ?
Entre les cabanes de l'enfance et les maisons de la maturité, Jean Tardieu a laissé un personnage à mi-chemin, "l'enfant resté au bord de la route" (6), fixé voire pétrifié dans ce poème dans une délicate posture. Le bord de la route est non seulement le lieu qu'on n'habite pas mais encore, en l'occurence, l'espace et le temps du deuil de soi-même. Mais ce n'est qu'un demi-deuil puisqu'une part de l'enfance qu'il a fallu abandonner persiste dans l'adulte qui poursuit son chemin. De ce "solitaire enfant resté assis désespéré sur une borne de route", Jean Tardieu écrit : "il savait tout d'avance...". Il voyait l'avenir quand ce qui subsiste de lui dans la maturité interroge le passé et c'est ce dernier personnage qui cherche obstinément à "habiter", pour conjurer l'angoisse de la perte et le remords de l'abandon. À cette inquiétude, se superpose une autre préoccupation qui taraudera le jeune Jean Tardieu durant une décennie : bien que se sentant poète, il lui fallait trouver un métier, une "situation" comme on disait à l'époque, c'est-à-dire habiter aussi dans la société, même si, pour les poètes, cette maison-là n'est pas, loin s'en faut, celle de leurs rêves. Lorsqu'il finit par trouver la sienne, à la radiodiffusion française, dans "un ravissant local ancien de la rue de l'Université", c'est en citant Verlaine qu'il en évoque le souvenir dans "On vient chercher Monsieur Jean" (7) : "J'ai naguère habité le meilleur des châteaux". Dans cette "demeure professionnelle" inespérée où il dirigea le Club d'essai, en quelque sorte creuset de ce qui allait devenir France-Musique, son premier réflexe en direction des artistes fut de leur ouvrir toutes les portes...
(Texte publié dans la revue Le Croquant n°40 en 2003).
1 in Les Cahiers de l'Herne
2 Éditions Grasset et collection Cahiers rouges du même éditeur
3 Six poèmes de Jean Tardieu accompagnés de six lithographies de Max Ernst
4 Éditions Gallimard et collection Poésie / Gallimard in Le Fleuve caché
5 in Autres accents, recueil inédit publié par l'association Jean Tardieu, Université Lumière Lyon II
6 La part de l'ombre, éditions Gallimard, collection Poésie
7 Éditions Gallimard, collection Le Chemin
Photo : avec Jean Tardieu (photo Sylvette Germain)
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Tu écris toujours ? (22)
L’activité de l’écrivain, cette manie, participe de l’inquiétante étrangeté du temps.
Entre la livraison du texte à l’éditeur et la publication, je dois presque toujours patienter au moins un an. Et ce n’est qu’une moyenne calculée sur la base des délais de sortie de mes trois principaux livres. Lorsque quatorze ou quinze mois se succèdent mollement avant la réception des épreuves du petit dernier, j’en oublierais presque l’existence de cet oeuf pondu dans l’effort sinon dans la douleur.
Entre la rédaction d’un épisode de ce feuilleton et sa mise en ligne, quelques secondes suffisent, quelques minutes pour moi qui ai l’informatique laborieuse.
Si je bazardais sur la toile mes prochains livres, un roman et des récits de voyage prévus au printemps et à l’automne 2006, ils rencontreraient aujourd’hui même leurs lecteurs. Pourtant, force est de constater que malgré la rapidité, la souplesse, la simplicité et l’inventivité qu’offre la “publication” en ligne, c’est bien le livre, dans sa matérialité, son épaisseur rustique de papier imprimé, qu’attend l’auteur (moi le premier) dans des accès de fièvre et de résignation.
Narcissisme ? Voilà bien longtemps que plus personne n’est impressionné par votre nom sur une couverture, même au milieu de la vitrine du libraire local. Bien des écrivains à petits tirages ne sont même pas lus par leur famille et leurs amis. On était moins blasé dans les années 70 (celles de mes premières tentatives de publication) mais scribouillard, ce n’était déjà pas terrible pour séduire les filles. Poète ? Mieux valait ne pas avouer cette faiblesse lors d’un entretien d’embauche, tendance qui s’est confirmée dès la décennie suivante pour aboutir à l’apothéose d’aujourd’hui lorsque les sergents recruteurs de l’entreprise vous toisent comme un pervers si vous persistez à mentionner cette bizarrerie de fonctionnement de votre cortex droit.
Dans ces fameuses années (70) la technologie n’offrait que des possibilités restreintes à l’auteur débutant désireux de s’essayer à la publication par ses propres moyens. Le pourcentage de chances d’entrer dans une grande maison différait peu de ce qui se calcule aujourd’hui et pour s’éditer soi-même, il n’y avait guère que le système D et la ronéo du Sou des écoles ou du comité antinucléaire. L’éditeur Louis Dubost publiait à l’enseigne du Dé bleu “les poètes d’aujourd’hui pour demain” et des extraits du journal de Charles Juliet avec des duplicateurs antédiluviens qui parfumaient puissamment les plaquettes ainsi imprimées. Je me suis fait dédicacer onze ans après sa parution ce dernier opuscule sorti de ce genre de machine, tout de même tiré à 725 exemplaires en 1978 sous une jaquette illustrée par Maxime Descombin et orné d’un graphisme du même artiste et je rêvais de publier moi aussi dans cette collection dont les moyens techniques étaient à l’époque inversement proportionnels à la richesse de son catalogue. Louis Dubost n’a pas à rougir du résultat aujourd’hui. Le temps a joué pour celui qui commença par la micro-édition (on disait alors édition artisanale) et qui est aujourd’hui un éditeur de poésie de référence, sans doute au prix de beaucoup d’huile de coude, de duplicateurs cassés et d’autres palpitantes aventures.
Lorsque je découvris la production du Dé bleu, j’estimais en revanche que le temps ne jouait pas pour moi. Je n’avais pas écrit grand-chose et j’étais pourtant pressé de publier. Je pensais que le problème consistait essentiellement en la fabrication d’un livre. Dès que l’objet existerait, le reste suivrait. Les avancées techniques actuelles m’auraient permis de gagner du temps et de la lucidité si j’avais pu à l’époque me faire imprimer pour pas cher, ainsi que cela peut s’envisager aujourd’hui, cinquante exemplaires d’une plaquette dont j’aurais expérimenté le casse-tête de la diffusion et de la distribution. Or, en ces temps de préhistoire reprographique, on ne pouvait prétendre à la demi-mesure : l’offset ruineux qui vous crache une ou deux centaines d’exemplaires en plus le temps que la machine veuille bien s’arrêter après en avoir reçu le signal ou la ronéo qui vous macule la chemise avant de vous claquer dans les doigts pendant que, dans l’ombre de votre artisanat furieux, l’infâme Barbapapus, éditeur marron, se pourlèche les babines.
Tout le monde semblait s’être ligué pour matraquer au gamin que j’étais le genre de sentence au moins aussi agaçante que l’actuelle “Tu écris toujours ?” : “Tu as bien le temps de publier ! Sois patient !” Ils avaient raison. Ils avaient tort. Le danger de ces bons conseils, c’est de les suivre. On apprend la patience et on finit par croire qu’on a le temps. On devient tellement patient qu’on lambine, qu’on tergiverse et le temps, finalement, on n'en a pas tant que ça, surtout quand la vocation littéraire doit trop souvent céder le pas aux vacations professionnelles. On se retrouve alors la quarantaine passée, “riche” de la passionnante expérience d’un gagne-pain plus ou moins prestigieux censé avoir étayé une oeuvre en progrès. En réalité, on ne fait à mon avis pas plus de bonne littérature avec de bons sentiments qu’avec une belle carrière ou une opulente collection de petits boulots. On n’est pas en Amérique ! Aucune de mes insignifiantes péripéties professionnelles n’a nourri mon univers littéraire. J’ai l’impression d’avoir vécu et de vivre encore une double vie, l’une en prise avec le monde, son étrange beauté, sa lumière mystérieuse, et l’autre dans le chaos de la contingence et de la nécessité, un temps divisé dont les deux dimensions ont élu ma fatigue comme la clairière de leur duel sournois.
(À suivre)
01:50 Publié dans FEUILLETON : tu écris toujours ? | Lien permanent | Commentaires (0)
12 août 2005
De la meilleure et de la pire façon d'être un touriste
Aujourd'hui, plus personne ne veut être touriste et ceci, bien-sûr, à l'époque du tourisme de masse le plus frénétique. Écoutons les récits de voyages de nos collègues et connaissances. Ce sont tout d'abord des récits de vacances et donc de tourisme... Eh bien non. Touriste moi ? Vous plaisantez, je vaux mieux que cela.
Ce refus d'une condition qui est pourtant celle d'une bonne partie de la population nantie des pays les plus développés s'exprime jusque sur les plateaux de télévision à l'heure des programmes documentaires. Soucieux de se démarquer de toute préoccupation bassement touristique, leurs présentateurs oublient à l'évidence qu'ils se livrent en réalité à la promotion du plus banal des tourismes, celui qu'on pratique au fond de son canapé en mangeant des pommes chips devant le petit écran où défile tout le pittoresque du monde.
En fait, cette obsession et cette illusion de se soustraire à la masse des touristes n'est qu'une expression supplémentaire du désarroi de l'individu noyé dans la multitude et de son désir désespéré de se singulariser. Comment celui qui cherche ainsi à s'exclure peut-il ignorer qu'à travers cette orgueilleuse et dérisoire tentative, il ne fait que se disperser dans une foule encore plus compacte que celle des cohortes de touristes, celle de tous ceux qui se croient meilleurs et plus malins que les autres ?
(Extrait de mon prochain recueil de carnets de voyage)
15:40 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (0)