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06 février 2007

Un poète perdu dans le monde du cinéma

Béotien en cinéma (je compte les films qui m'ont marqué - soyons généreux - sur les doigts des deux mains) j'ai pourtant recopié sur mon carnet, en 2001, quelques propos extraits d'un entretien avec David Lynch paru dans Télérama :
« J'aime rester assis sur une chaise et rêver. Je ne me force pas à imaginer quelque chose, mais j'accompagne mes pensées le plus longtemps possible. Petit à petit, elles me mènent vers de nouveaux lieux. »
Ces trois phrases correspondent parfaitement à ma manière de laisser se préciser les contours d’un poème ou d’une fiction et elles sont d’un cinéaste.
Et voilà qu’en 2007, dans un nouvel entretien publié dans le même magazine, trois autres phrases de David Lynch me sautent aux yeux :
« Quand j’étais enfant, mon univers se limitait à deux pâtés de maisons. Tout semblait stable. Pourtant, j’avais l’impression que quelque chose de menaçant restait caché sous la surface. »
Le plus étonnant n’est pas pour moi d’avoir éprouvé le même sentiment dans l’enfance mais de trouver une telle correspondance de pensée dans les propos d’un cinéaste. Pour couronner le tout, je me suis presque endormi devant un de ses films, Mulholland Drive (honte à moi).
Et puis cela encore, qui me fait penser à mon expérience de la publication en ligne :
« la possibilité qu’offrent les nouvelles technologies de commencer à filmer dès qu’on a une idée, sans rien demander à personne, c’est tout simplement merveilleux. J’ai enfin pu le faire pour Inland Empire, grâce au numérique. »
À l’évidence, c’est ce que dit et note David Lynch qui m’intéresse. Il est sans doute un poète perdu dans le monde du cinéma.

01 février 2007

Le Passeur d'éternité, de Roland Fuentès

medium_passeurdeternite.jpgRoland Fuentès,
Le Passeur d’éternité, roman,
Éditions Les 400 coups, 2007, 104 p., 11 euros.

Roman d’aventure et méditation sur l’art, Le Passeur d’éternité est un livre « tout public » dans le plus noble sens du terme. L’amateur de péripéties et de rebondissements le lira avec autant de bonheur que le rêveur éveillé. L’action, le suspense et un rythme narratif rapide y côtoient une fine réflexion sur le mystère et la fascination qu’exerce l’oeuvre artistique sur l’âme humaine.
Tout collectionneur sait qu’il doit tenir sa passion en équilibre entre ce qui va nourrir son esprit et son coeur et ce qui peut tout aussi bien les détruire. Maladite, bourgeois d’Aix-en-Provence, collectionneur et marchand qui s’est donné pour mission de sauver les oeuvres des grands maîtres du chaos social engendré par l’épidémie de peste de 1720, l’apprendra à ses dépens. Mieux que le destin, c’est son amour plus orienté vers la transcendance humaine que vers son prochain qui va causer sa perte.
Du commerçant froid et avisé à l’idolâtre, on verra la gloire et la chute de cet homme solide et volontaire arpentant sans état d’âme les décombres des villes et des campagnes en proie au souffle de la grande faux. Rien ne semble pouvoir le détourner de son but, pas même la compassion dont on lui prodigue pourtant des signes en le recueillant une nuit d’épuisement et en le soignant alors que les ténèbres sont prêtes à l’engloutir. Mais en ce temps de grande peste dont sa vitalité et sa force de caractère le protègent, il n'est pas invulnérable à d’autres ténèbres qui s’ouvrent en lui lorsqu’il cède à la tentation de tout esthète, celle de s’approprier un bien à la fois si humble et si précieux qu’il n’a pas de prix. Un bien qui échappe au négoce du commun des mortels et qui, de ce fait, élève bien au delà de l’humaine condition celui qui non seulement le possède mais encore le comprend, (c’est en tous cas ce que veut croire le poursuivant de cette chimère). On pourrait presque parler d’une variante de la quête du Saint-Graal et faire ainsi référence au goût de Roland Fuentès pour le fantastique dont on retrouve la touche dans ses nouvelles et dans son roman La double mémoire de David Hoog (éditions A Contrario).
Mais Le Passeur d’éternité est un texte qui colle beaucoup plus à la réalité d’un siècle certes passé mais toujours très présent dans la fiction romanesque. Cette dimension historique permet à Roland Fuentès de décrire avec plus de force la déchéance d’un esprit supérieur qui décroche du réel à force de le dédaigner pour mieux lui résister en croyant ainsi accéder aux secret d’une grande oeuvre née des mains d’un artiste inconnu. C’est que l’étincelle divine de la création (ou ce qui en tient lieu) aime naître et luire doucement à l’abri de mains calleuses, loin de la rumeur mondaine où elle a pourtant vocation à rayonner pour le bien commun ou à s’étioler dans la spéculation ou la collection maniaque.
L’histoire âpre et violente de ce Passeur d’éternité pose les questions qui parcourent le temps des hommes : qu’est-ce qu’une oeuvre ? D’où vient-elle ? Pourquoi peut-elle tout à la fois nourrir et affamer, bénir et maudire, protéger et menacer, guider et égarer ?
Ce roman tonique et très maîtrisé se garde bien de vouloir résoudre une énigme éternelle. Il nous plonge dans son abîme, ce qui est beaucoup plus passionnant et, par la force d’évocation du style de Roland Fuentès, encore plus palpitant.

Christian Cottet-Emard