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05 octobre 2023

Carnet / Ni tout à fait la même ni tout à fait une autre *

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Plaire est agréable mais déplaire est amusant. Voilà pourquoi j’aime déclarer au milieu d’une assemblée d’adeptes du mouvement et du changement à tout prix, autrement dit de la gesticulation stérile, le mantra de notre époque, que lorsque les choses changent, c’est rarement en bien. 

Divertissez-vous en sortant ça en pleine réunion au travail (de préférence à un mois de la retraite, c’est plus prudent) et vous pourrez savourer votre effet sur tout représentant de n’importe quelle élite dirigeante qui pratique probablement le « gattopardisme » (il faut que tout change pour que rien ne change) comme monsieur Jourdain dit de la prose, sans le savoir. De toute façon, le niveau culturel de nos chefs actuels, petits ou grands, nous incite  à douter qu’ils aient lu attentivement Le Guépard (Il Gattopardo) de Giuseppe Tomasi di Lampedusa et Le Bourgeois gentilhomme de Molière. 

On s’accrochait hier aussi désespérément à l’idéal de permanence qu’à celui d’impermanence aujourd’hui mais bien sûr, notre fragile condition humaine oscille entre les deux. 

Je me suis agrippé une grande partie de ma vie comme un naufragé à cette planche de salut qu’est l’obsession de la permanence, celle des propriétés, des maisons, des paysages, des êtres et que sais-je encore mais tout en acceptant de douter des certitudes qui l’accompagnent, je n’ai pas pour autant lâché prise pour me laisser emporter dans le courant de l’illusion de l’impermanence. 

Pour mon confort personnel, je m’en veux d’avoir mis très longtemps à découvrir qu’il existait une troisième voie. La lecture de Paul Verlaine en mon adolescence aurait pourtant dû m’y aider plus tôt : « Ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. » Mais oui ! Comme l’eau de la source, la vague sur le sable, la rumeur de la forêt, l’aube après la nuit, la grappe de raisin, la goutte de rosée, le flocon de neige, l’aiguille du mélèze, la feuille et la fleur de l’arbre…

(Extrait de Prairie Journal 2, deuxième tome de mes carnets, coédition Club / Orage-Lagune-Express. En parution programmée sur Amazon, c'est-à-dire enregistré mais non encore disponible au public.)           

* Ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre (extrait de Mon rêve familier, Poèmes saturniens de Paul Verlaine) est aussi le titre d’un roman de Flora Groult.

Photo / Chaque goutte d’eau de la fontaine n’est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. (Détail de la fontaine du Rossio à Lisbonne. Photo Christian Cottet-Emard).
                                              

05 septembre 2023

Carnet / Une étrange rentrée des classes

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J’étais au lycée le jour de ma plus étrange rentrée des classes. La situation n’était pas à mon avantage ainsi qu’il en fut durant toute ma scolarité. J’étais redoublant en première après l’avoir été en seconde et je me retrouvais donc une fois de plus dans un de ces locaux préfabriqués chauffés au poêle à mazout qui ont si longtemps servi de salle de classe dans les années soixante-dix. 

Le professeur principal, une ravissante jeune femme élégamment parfumée, venait de terminer l’appel. Mon tour ne vint pas car la liste des élèves de mentionnait pas mon nom. La jeune femme me demanda de quitter la classe au motif qu’elle ne pouvait accepter dans son cours un élève non inscrit. 

Une fois dehors, j’enfourchai mon cyclomoteur Honda Amigo et décidai de profiter de cette lumineuse et blonde matinée pour me balader dans la campagne. Dans les rues qui menaient aux premiers chemins forestiers en haut d’Oyonnax, le ronronnement du moteur et l’air doux dans mes cheveux (le casque n’était pas obligatoire à cette époque) m’emplirent tout d’abord d’une intense sensation de liberté comme on en éprouve à l’âge de quinze ou seize ans. Les roues du cyclomoteur sur le sentier caillouteux transmettaient leurs vibrations au guidon. 

Après avoir longé une vaste clairière, il restait une centaine de mètres avant d’arriver en haut d’un grand pré qui descendait en pente douce jusqu’au cimetière. Je décidai de marcher un moment dans les herbes sèches sous le ciel à peine troublé de quelques nuages effilochés. Pendant les vacances, j’avais déniché un enregistrement du concerto pour clarinette de Paul Hindemith et c’était précisément cette œuvre que j’avais dans la tête lors de mon escapade inattendue, une musique un peu insolite et mélancolique. Ma sensation de liberté se mua alors en un sentiment mitigé. Je me sentais à la fois joyeux et un peu oppressé, comme si j’étais saisi d’un léger vertige. L’idée ne m’était jamais venue que je puisse quitter si soudainement le lycée où je végétais. Qu’allais-je devenir maintenant ?

À l’heure du déjeuner, mon père me demanda si ma rentrée s’était bien passée. Avant même que je finisse mon récit, il bondit de sa chaise et se précipita en moins de deux au lycée. Lorsqu’il revint, il était encore rouge de colère. Il m’informa que j’étais de nouveau inscrit et qu’il était pour moi l’heure de retourner en cours. Il avait dû faire pas mal de vent dans les bureaux du bahut ! Le malentendu avait pour origine mon dernier bulletin scolaire sur lequel la mention « vie active conseillée » n’indiquait pas clairement mon absence de réinscription pour la nouvelle rentrée. À cette époque, cette mention « vie active » entérinait l’échec définitif et humiliant d’une scolarité.

Dans cette affaire, tout le monde avait raison, sauf moi. La jeune enseignante parfumée n’avait pas à accueillir dans sa classe un élève mon inscrit. Le conseil de classe estimait à juste titre que je végétais au lycée. Mon père savait que je n’avais pas encore la maturité nécessaire pour quitter brutalement le système scolaire et tenter de m’intégrer sans diplôme à cette « vie active » déjà soumise aux premiers assauts du chômage de masse. Quant à moi, j’errais dans l’autre dimension d’une adolescence élastique en proie à de vaines rêveries qui m’empêchaient de m’évaluer moi-même et de prendre les décisions qui s’imposaient. 

Lorsque j’y parvins enfin, j’avais commencé mon année de terminale. Un jour de fin d’automne, entre deux cours séparés d’une heure libre, je fumais une Gitane sans filtre sur un banc du parc René Nicod en lisant des poèmes de Jules Laforgue. C’est à ce moment exact que je décidai de m’exclure moi-même du lycée. Il était temps !

(Extrait du tome 2, à paraître, de mes Chroniques oyonnaxiennes). 

24 mai 2023

Images d'archives ou le passé immédiat

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Jean-Jacques Nuel, Images d’archives, poésie, éditions du Petit Pavé, collection Le Semainier. 88 pages, 12 €. Avril 2023. Illustration de couverture : Nicole Vidal-Nuel.

Dans ses romans, ses nouvelles ou sa poésie (toujours narrative et dépouillée), Jean-Jacques Nuel est un des écrivains d’aujourd’hui qui racontent le mieux leur époque, celle de la modernité désenchantée. 

La modernité c’est ce que le temps engloutit le plus vite. D’ailleurs, on devrait dire « les modernités » car chaque époque a la sienne, symbolisée par des paysages, des objets et des lieux façonnés, fabriqués et construits par l’homme. Celle de la seconde moitié du vingtième siècle et de la première moitié du vingt-et-unième n’échappe pas à la règle avec les horizons fuyants des autoroutes et la répétition de leurs aires de repos, la prolifération des centres commerciaux et des gares anonymes, ces lieux intermédiaires où l’antihéros nuelien errant dans les entrelacs du temps et de l’espace tente de se réconforter d’un café amer et d’un sandwich à proximité d’un énième Point Relay. Notre rapport à la modernité produit des images et celles-ci s’inscrivent en notre mémoire non pas dans le présent mais dans un passé immédiat, ce qui les fixe en « images d’archives » ainsi qu’elle sont désignées lorsque nous allons les chercher dans les bases de données pour les utiliser à notre guise.

Images d’archives, Jean-Jacques Nuel ne pouvait pas trouver meilleur titre à ce recueil pour accorder le rythme lent d’une récurrente mais sobre mélancolie à celui de l’incessante accélération d’un monde voué à toujours plus d’impermanence, celui que les baby boomers ont inauguré vaille que vaille, pour le meilleur et pour le pire.

Extrait :

debout peu avant minuit devant une table haute
de la station d’autoroute
tu buvais un café
légèrement amer
contemplant un gobelet de carton
blanc marqué de rouge
à lèvres laissé là par une passagère
de la nuit
la lumière était artificielle
et les êtres en décalage
horaire