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29 avril 2005

Tu écris toujours ? (13)

Consommateur compulsif de presse littéraire (“paralittéraire” ou “périlittéraire” seraient peut-être des termes plus appropriés), je fais des efforts pour limiter mon intoxication. Je dois pourtant bien en convenir, j’aurais pour le moment du mal à renoncer à la lecture des journaux et magazines d’actualité littéraire, ne serait-ce que pour m’informer de la littérature à ne pas écrire et pour me consoler de mon invisibilité aux regards de leurs rédacteurs. Sans faire preuve de fatuité en prétendant nier l’impact commercial d’un bon gros article dans cette presse à forte diffusion et sans chercher à faire croire que je serais insensible à une telle publicité, aurais-je en revanche à me réjouir d’y découvrir mes livres affublés d’un deuxième titre selon la dernière tendance rédactionnelle du moment et mes idées tourniquées à la moulinette du jargon journalistique ? Dois-je déplorer d’être inconnu au bataillon de ceux qui “écrivent au scalpel” et “grattent jusqu’à l’os” dans “un style dégraissé” à seule fin de nous mitonner des textes parfaitement “jubilatoires” ? Si ces métaphores chirurgicales en disent plus long sur les préoccupations esthétiques de leurs inventeurs secrétaires de rédaction, chefs de rubriques et autres “rewriters” que sur les qualités des livres qu’ils croient ainsi défendre (et que dire aussi de l’hystérique “jubilatoire” qui nous évoque un chroniqueur pendu au lustre tant il est content de sa lecture), elles éclairent crûment une réalité mortifère : l’inflation du commentaire et sa prédominance dans une mare aux canards où se noient les écrivains et leurs éditeurs fragilisés par l’équilibre de la terreur des comptes, où barbotent les défrayés de colloques et les communicateurs, où, bientôt, ne surnageront plus que les marchands de mémoire courte (tapeurs de ballons, post-nouveaux philosophes, porno-stars en pré-retraite, rockers au régime, barons d’industrie, terroristes repentis, astrologues en CDD, notables remerciés et autres tentés par Venise). Quant aux auteurs qui écrivent encore eux-mêmes et tout seul leurs livres (dinosaures post-tel-queliens des derniers feux de l’ère germanopratine, académiciens claquemurés dans leurs manoirs de province dans la hantise d’un crypto-trotskisme rampant, best-sellers régionalistes soldeurs de gros tirages et pigeant pour les “pages temps libre” de la PQR (presse quotidienne régionale), sans oublier ce qu’on nous vend comme la relève, (vieux ados et leurs clones souffreteux élevés sous l’étoile en passe d’imploser des éditions de l’heure du crime contre le beau style), quant à eux, disais-je, bien leur en prendrait de faire oeuvre écologique et non plus seulement hygiénique en cessant pour ce faire de nous torcher le même livre à chaque rentrée, manie désastreuse pour l’environnement en raison de leur longévité dopée au-delà du raisonnable aux vitamines médiatiques.
Mais alors, quelle séduction peut-elle encore exercer sur un auteur provincial inconnu, cette mare aux canards qui grouille de tant de repoussantes créatures où il n’est finalement pas si glorieux de s’ébrouer ? Passée la satisfaction fugace du narcissisme reptilien dont tout auteur est plus ou moins affligé, c’est la perspective de se constituer un dossier de presse bien consistant qui fait saliver. Tout nouveau prétendant à une résidence, à une bourse et même à une publication, comprend en effet très vite que les “extraits significatifs de ses travaux en cours”, à produire dans son dossier de demande, n’ont guère de chance de briller aux yeux de celles et ceux qui les examinent dans l’accablement de leurs commissions s’ils ne sont pas frottés à la brosse à reluire de quelques articles calibrés au format de magazines de préférence branchés et surtout bien visibles en kiosques. Ailleurs, point de salut.
Auteur débutant, vous avez ému le correspondant du journal local qui vous a pondu votre premier papier sans forcément avoir lu votre livre mais tant pis ? Magnifique ! Encadrez la coupure au-dessus de votre lit pour donner libre cours à votre joie mais, de grâce, plutôt que de l’intégrer à votre futur dossier de presse, allez-vite une fois le premier enthousiasme retombé l’accrocher au clou de l’édicule au fond du jardin car cet article, même par miracle bien écrit, est dangereux pour votre avenir d’écrivain. Dans les hauts-lieux de la reconnaissance littéraire à laquelle vous songez, on vous pardonnera d’être né à l’ombre d’un chef-lieu de canton mais certainement pas d’avoir été adoubé “auteur local”. Et si par malheur vous vous êtes laissé coller cette étiquette par votre bibliothèque municipale, n’espérez pas vous consoler à bon compte de l’aversion des critiques nationaux à l’encontre des auteurs locaux en estimant qu’il vaut mieux être lu par un groupuscule de concitoyens attentifs que par une foule anonyme et distraite car rien n’indispose plus les habitants d’une bourgade qu’un des leurs piqué de littérature, vous savez, le fils Untel, celui qui écrit... Ses parents sont pourtant des gens bien !
Je ne voudrais pas poursuivre trop longtemps ce bavardage à propos de la presse car je ne peux parler en toute connaissance que de celle, régionale, qui m’a employé pendant une dizaine d’années et sur laquelle je reviendrai plus tard en détail. Je voudrais juste insister sur ce que tout écrivain en mal de publicité doit garder à l’esprit pour rester serein : la plupart des journaux et magazines littéraires diffusés en kiosques sont des produits industriels et le fonctionnement de ces organes de presse obéit à la logique de l’industrie à laquelle ils participent. Leurs qualités comme leurs défauts résultent de contraintes de fabrication et d’exploitation. Quant à leur projet rédactionnel, il doit impérativement s’inscrire dans l’équilibre précaire qu’ils sont condamnés à maintenir entre la rédaction et la publicité. Même si les journalistes de cette presse disposent encore d’une marge réduite d’initiative personnelle pour promouvoir la littérature qui leur paraît, en toute conscience professionnelle, digne d’intérêt, ils n’en doivent pas moins composer avec le système et, d’une certaine manière, “servir la soupe” des grands groupes d’édition acheteurs d’espaces publicitaires (laquelle peut au demeurant être de qualité). Comment, dès lors, un livre publié par un petit ou un micro-éditeur ne rencontrerait-il pas de difficulté à franchir les mailles du filet ? Lorsque cela se produit, cela signifie qu’un journaliste a gentiment pété les plombs et qu’il s’est raccordé sur le système EPM (et puis merde) afin de défendre bec et ongles une plaquette de quarante-huit pages imprimée en numérique à cent exemplaires parce qu’il en juge le texte génial. Bon, c’est plutôt rare de nos jours.
Pour conclure provisoirement sur la presse littéraire de grande diffusion, je me permets une anecdote. En 1995, avant de publier mon livre sur Jean Tardieu, l’idée me prend de téléphoner à la rédaction d’un mensuel littéraire bien connu dans le but de vendre un article relatant mes rencontres avec le poète. Un répondeur enregistre mon numéro et, un peu plus tard, la rédaction rappelle. Au bout du fil, une voix de jeune femme, très courtoise et un brin étonnée de ma naïve proposition : “mais mon pauvre monsieur, le prochain numéro est bouclé depuis plusieurs mois et Jean Tardieu n’a pas d’actualité d’édition pour le moment...”.
Et pour cause, il venait de mourir.
(À suivre)

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