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19 octobre 2005

Tu écris toujours ? (30)

On se dit parfois, assez méchamment, que le contact humain est comme toutes les bonnes choses : il ne faut point en abuser. Une telle sagesse n’est malheureusement pas toujours compatible avec les nécessaires concessions à la vie publique auxquelles doit sacrifier l’homme de plume. J’emploie ce terme d’homme de plume car l’écrivain peut très bien, quant à lui, se retirer à la campagne et se contenter des sangliers pour plus proches voisins s’il se moque bien d’avoir d’autres lecteurs que quelques rares amis et parents. N’ayant pas encore, pour ma part, amorcé complètement ce processus régressif, et trouvant encore moyen, en plus de mes écritures, de faire un peu d’édition certes à titre bien amateur, il m’arrive de temps à autres de me laisser embarquer dans quelques entreprises de communication pas si désagréables que cela lorsqu’il plaît à leurs organisateurs de les agrémenter d’un honnête buffet avec tonnelets de rouge et de blanc. Bien sûr, à l’issue de la causerie improvisée dans ce contexte et qui peut avoir pour thème “Comment animer une maison d’édition associative sans perdre tous ses amis”, le risque est bien réel de s’exposer à quelques postillons parce que le débat se prolonge pendant l’apéritif. Mais ce léger désagrément, qui se traduira tout au plus, quelques jours plus tard, par l’apparition au bout du nez ou au milieu du front de ce que ma fille appelle un “spot”, n’est rien comparé à la capacité de nuisance pour le moral de certains types de fâcheux. L’un d’eux s’élança à mon abordage avec un manuscrit toutes pages déployées comme voiles d’un vaisseau battant pavillon noir dès la fin d’une petite conférence que je donnai dans l’annexe d’une librairie. J’avais commis l’erreur d’intervenir coiffé de deux casquettes, celle de l’auteur qui suscita un intérêt poli et modéré et celle, pourtant minuscule, de l’éditeur. J’eus beau expliquer que je ne faisais que participer au travail de la modeste équipe d’édition associative et que la production se limitait à des ouvrages à tirage restreint, je fus la cible désignée des candidats à la publication, certains commençant même à effleurer négligemment le cuir de leur chéquier si cela pouvait d’aventure contribuer à une bienveillante lecture de leur chef-d’oeuvre. Je déclinai cette offre de reconversion dans le louche métier de Barbapapus (le margoulin de l’édition à compte d’auteur dont j’ai évoqué les manigances au début de ce feuilleton) mais cela ne découragea pas le corsaire au manuscrit sauvage qui m’infligea une bordée de monologues lyriques célébrant les richesses de notre future collaboration. Derrière cet homme pour le moins extraverti, je vis alors s’approcher une jeune femme au regard sombre et taciturne qui tenta de s’adresser à lui. Il la rabroua avec grossièreté : “laisse-moi donc cinq secondes, tu ne vois pas que je discute avec mon éditeur ?”. Elle le toisa d’un regard exaspéré dont je fus également gratifié d’une bonne parcelle. Pantois, je profitai d’une bousculade en direction du buffet pour semer le mufle. Une minute après, un verre à la main, je me retrouvai face à la jeune femme dont les yeux noirs me décochèrent une autre salve de mépris. J’optai aussitôt pour une prudente retraite derrière le tonnelet de blanc, à proximité d’une briochette au foie gras dont l’idée, elle au moins, me souriait...

(À suivre)

12 octobre 2005

Charles Ferdinand Ramuz

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La musique fut la clef qui m’ouvrit les portes de l’œuvre de Charles Ferdinand Ramuz, l’auteur du texte de la célèbre “Histoire du soldat” d’Igor Stravinsky. Son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade me donne l’occasion de mettre en ligne ma note de lecture publiée voici quelques années dans la presse et sur la Toile, après ma découverte de la nouvelle Le gros poisson du lac imprimée dans l’élégant petit volume des éditions Séquences.

Comment "Le gros poisson du lac", nouvelle écrite par Ramuz en 1914, a-t-elle pu rester inédite jusqu'en 1992 (bien qu'un édition pré-originale ait paru dans la revue L'Aventure humaine, au sommaire du numéro de l'hiver 1988) ? Gérald Froidevaux, en postface de cette première édition mise au point par Séquences, éditeur de la collection ramuzienne dirigée par J.-L. Pierre et qui comprend les principaux titres du grand écrivain vaudois, avance quelques hypothèses. Le texte reste néanmoins nimbé de mystère, non seulement en raison de cette publication tardive, mais encore et surtout par la veine dans laquelle il s'inscrit. Sans sacrifier au fantastique pur, Ramuz explore, dans un style d'une limpide économie, l'aspect le plus irrationnel et le plus ténébreux des motivations humaines.
De la chronique d'un pêcheur plus habile que les autres à sortir des profondeurs abyssales du lac une créature étonnante qui semble contenir l'essence de toutes celles de la création,y compris celle de l'homme, Ramuz amène avec sobriété le lecteur au cœur d'une méditation ironique sur le versant obscur de la vie, sur ce qui ne doit pas être révélé au grand jour ou arraché à un milieu naturel sous peine de se dénaturer au point d'entraîner dans la spirale de la régression, de la décomposition et du chaos tous les êtres ayant approché de près on de loin le mystère. Point d'évocation apocalyptique ou dantesque pour parvenir au but. Ramuz se contente de tenir la chronique du pourrissement, de ce qui se délite : ainsi de la victoire du pêcheur qui se transforme en un échec cuisant, de son prestige qui dégénère en mépris, de sa proie qui se décompose en un brouet infâme à peine dans les casseroles, de sa fortune consécutive à la vente du poisson à une population aussi avide de la nouveauté que du remboursement de ses dépenses insensées pour quelques grammes de chair inconnue. Au passage, Ramuz éclaire froidement les rapports de pouvoir et de trahison qui s'établissent entre les personnages, hissant son récit à la hauteur d'un contrepoint d'une évidente virtuosité.
A notre époque où la notion de "transparence" bascule parfois dans les excès de l'obsession hygiéniste, la nouvelle de Ramuz nous rappelle que l'homme, du haut de sa science et de son ingéniosité, doit aussi savoir prendre en compte l'opacité, le secret, l'énigme, gardiens d'une marge de liberté, et composer avec ces données de l'existence qu'incarne le fabuleux poisson.

Charles Ferdinand RAMUZ,
Le Gros poisson du lac,
1992, 64 p,
éditions Séquences,
125, rue Jean-Baptiste Vigier,
44400 Rezé,

- Deux volumes de la Bibliothèque de La Pléiade, éditions Gallimard (romans 1 et 2).
- Oeuvres complètes, éditions Slatkine.

- À lire sur Ramuz, deux excellents articles sur
Les carnets de JLK



07 octobre 2005

Michel Butor

Sur mon imprévisible sentier littéraire, j’interprète encore aujourd’hui ma rencontre avec Michel Butor comme un encouragement, un “signe de piste” serais-je tenté d’écrire, en parallèle avec le jeu hasardeux (?) de publications où j’eus la chance de “voisiner” avec lui. Ce fut d’abord dans le livre “Léman expressions sans rivages” (éditions de la Manufacture) puis dans l’anthologie “Entrée de secours, d’un siècle à l’autre, 53 poètes” (éditions La Fontaine de Siloé).
En ce printemps 1993, je n’avais conservé de mes activités de presse qu’une collaboration pour la revue Le Croquant et la visite de l’écrivain au centre culturel Aragon d’Oyonnax m’offrit l’occasion d’un entretien. J’en sortis tout ragaillardi par l’immense et sereine érudition de cet homme attentif et chaleureux après un de ces hivers qui vous grignotent le moral d’un sévère “aquoibonisme”, la maladie des provinces enclavées. Quant à mes craintes de tomber sur un froid théoricien du Nouveau Roman, elles s’étaient déjà dissipées depuis que j’avais découvert que le Nouveau Roman ne fut jamais une “école” et encore moins une théorie. La lecture de la Modification, à la fin de mon adolescence, puis, bien plus tard d’un étrange livre-objet intitulé “Cinq rouleaux de printemps” vint me confirmer qu’avec Michel Butor, on n’était jamais en panne de surprises. Ce mot, “surprise” ne vient d’ailleurs pas sur mon clavier par hasard tant ces fameux “rouleaux de printemps” en revêtent l’aspect dans leur emballage de carton et de papier. L’ouvrage se présente sous la forme d’une grande boîte dans laquelle viennent s’aligner, comme des cigares, cinq feuilles enroulées. Le texte manuscrit est imprimé en bleu, vert, marron, noir et rouge, soit une couleur par rouleau. Je tiens aussi à souligner sans chauvinisme que cette surprise d’édition poétique fut conçue et imprimée à Oyonnax en 1984 sur une initiative on ne peut plus privée de Georges Béjean ancien “censeur” (on disait ainsi à l’époque) du lycée Paul Painlevé. En opportuniste éhonté, je ne me privai pas de demander à Michel Butor d’inscrire une dédicace dans la boîte, en souvenir de cet inespéré 19 mars 1993 !

Les livres de Michel Butor se prêtent mal aux notes de lecture, aux comptes-rendus, aux critiques, car tout s’y organise selon une logique qui échappe aux cadres habituels du récit, de la narration, de la description. De prime abord, s’impose à travers les multiples publications de l’auteur de L’Emploi du temps une image de morcellement. Mais il suffit de lire ou d’écouter parler Michel Butor pour constater que cette apparente dispersion n’est que l’écho ou le reflet des vieux verrous qui sautent entre les cellules des différentes disciplines et pratiques artistiques.
Michel Butor est véritablement de ces écrivains qui joignent le geste à la parole : on ne compte plus ses collaborations avec les peintres et plasticiens (Marc Pessin, Gregory Masurovsky...), avec les compositeurs (Henri Pousseur), voire avec les éditeurs eux-mêmes lorsqu’ils oeuvrent dans la fabrication d’autres objets de lecture que le livre (coffrets, emboîtages, mobiles, rouleaux...).
Cette désorientation que peut éprouver le lecteur désireux d’entrer dans l’oeuvre de Michel Butor cède vite la place, pour peu qu’il veuille bien accepter quelques changements dans ses habitudes de lecture, à l’approche vers une quête d’unité de savoir. Transit A -Transit B qui s’inscrit dans la série “Le Génie du lieu” (éditions Gallimard), “fondamentalement livre de voyage” souligne l’auteur, livre que l’on peut manipuler, faire tourner, dans lequel on peut véritablement se promener, en est un bon exemple.

Notes :


- Lire mon entretien avec Michel Butor sur le site des éditions Orage-Lagune-Express.


- Mon dossier consacré à Michel Butor (avec photo et
extraits de Cinq rouleaux de printemps) a été
publié dans la revue Le Croquant n°15 (printemps -
été 1994).


- Michel Butor est l'invité d'honneur du 18ème
festival du livre de Mouans-Sartoux
(Alpes maritimes) qui se
déroule en ce moment jusqu'au 9 octobre 2005.


- Entretien avec Michel Butor (propos recueillis par
Michèle Gazier et Pierre Lepape) dans Télérama
n°2908, 8 au 14 octobre 2005.


- Poèmes de Michel Butor dans la revue Salmigondis n°9
(452, route d'Attignat, 01310 Polliat).


Photos :


- Michel Butor (photo Ch. Cottet-Emard).


- Cinq rouleaux de printemps éditions Arches, Oyonnax
(photo M-C Caredda).



- Michel Butor au centre culturel Aragon d'Oyonnax en compagnie
des artistes Marc Pessin (à gauche de la photo) et Gregory
Masurovsky (photo Ch. Cottet-Emard)