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19 mars 2005

Tu écris toujours ? (4)

Et maintenant, une petite devinette.
Quelle différence y a-t-il entre un auteur qui expédie son premier dossier de demande d’aide financière à la création et un joueur qui franchit pour la première fois le seuil d’un casino ? Réponse : aucune.
L’un et l’autre ne savent pas, au début, où ils mettent les pieds. Passons sur les affres de celui qu’a saisi le démon du jeu. Celles de l’auteur qui, à sa manière, mise lui aussi, s’avèrent plus subtiles. Sur quoi mise donc l’auteur lorsqu’il confie à la poste l’enveloppe ventrue qui regorge de ses travaux en cours, de ses principales publications et surtout de la sacro-sainte “lettre motivant la demande” ? Sur rien de solide, quelque chose comme le hasard. À ce stade, la petite voix à laquelle je faisais précédemment allusion ne cesse de se contredire : “pourquoi toi ? Pourquoi pas toi ?” Les sommes sur le tapis ne sont pourtant pas mirobolantes, surtout lorsqu’elles proviennent des deniers publics. Quant aux organismes privés, s’ils se montrent plus généreux, il n’en demeure pas moins fort difficiles d’accès pour qui les sollicite pour la première fois. Là aussi, c’est toujours la même loi d’airain qui s’applique : on ne prête qu’aux riches, d’où la difficulté et l’importance de la toute première aide obtenue qui peut déclencher les autres en cascades. Et plus vous obtenez d’aides, plus elles augmentent en espèces sonnantes et trébuchantes. Bourses, années sabbatiques, résidences, ces aides collectionnent les appellations les plus diverses mais elles ont toutes un point commun. Elles sont toutes attribuées dans la plus grandes opacité par des commissions dont on ne sait pas grand-chose, même si les organismes pour lesquels elles travaillent ont pignon sur rue. De surcroît, celles et ceux qu’elles élisent pour créditer leurs comptes d’un sympathique virement savent rester discrets. Pour en savoir plus à ce sujet, surveillez la presse que je qualifie de “paralittéraire” qui sait parfois régaler le lecteur de quelques savoureuses indiscrétions. Je pense notamment aux enquêtes du magazine Lire dont la plus récente est édifiante. Une autre, plus ancienne, sur le même sujet, publiée dans le même magazine, pointait d’incroyables mesquineries révélatrices de la démesure de la partie immergée de l’iceberg. Amis de la poésie, bonsoir !
De toute façon, je ne veux pas m’apesantir ici sur les conditions dans lesquelles ces aides sont distribuées. Cela n’entre pas dans mon propos. La seule certitude dont peut se prévaloir l’auteur isolé espérant profiter de cette manne est qu’il ne représente qu’un pion sur un jeu aux règles changeantes, élastiques et, pour lui, impossibles à connaître. Là encore, les mieux armés dans cette foire d’empoigne feutrée sont et seront toujours, comme dans le travail et la politique, ceux qui savent et aiment jouer des coudes, se montrer dans les salons où l’on cause et faire parler d’eux. Ours des cavernes, contemplatifs ruraux et autres collectionneurs de phobies sociales, passez votre chemin !
C’est précisément là que j’attends la question de mon lecteur attentif : “pourquoi les organismes chargés d’attribuer des aides susciteraient-ils des candidatures d’auteurs qu’ils recaleront après les avoir encouragés à postuler?” Mais simplement pour légitimer leur existence et leurs activités. On crée un besoin et on gère le manque en couronnant quelques têtes au passage, histoire de montrer qu’on ne plaisante pas avec l’argent public. Tout candidat exclu avec régularité malgré un “profil” favorable à l’obtention de telle ou telle bourse généralement annuelle prend vite conscience de cette réalité. L’ennui, c’est que lorsqu’on a mis le doigt dans l’engrenage, il est difficile de renoncer à tenter de nouveau sa chance. C’est comme pour l’accro du loto : il est enchaîné à son pari, non pas parce qu’il croit vraiment qu’il va décrocher le gros lot mais parce qu’il craint de le manquer le jour où il décide de ne pas jouer. On a beau recevoir chaque année la même circulaire (“malgré la qualité de votre dossier, celui-ci n’a pu être retenu par les membres de la commission”), on réexpédie chaque fois l’enveloppe fatidique pour la session suivante en espérant un hypothétique renouvellement des hommes et des femmes de l’ombre à qui vous soumettez, c’est le mot juste, l’espoir d’une amélioration de votre ordinaire.
Vous voilà devenu un drogué de la demande d’aide financière avec des comportements de manque plus ou moins sévères : collections maniaques de la moindre notules, du moindre entrefilets concernant vos publications, constitutions compulsives de dossiers de presse, mise à jour obsessionnelle de votre bibliographie au moindre texte imprimé, rédaction frénétique de “lettres motivant la demande” et de “notes détaillées sur le travail en cours”.
“À propos, tu écris toujours ?” Avec le temps et l’énergie engloutis dans cette toxicomanie, je n’en suis plus vraiment sûr !
(À suivre)

18 mars 2005

Tu écris toujours ? (3)

Obstacles. La vie d’un auteur en est jalonnée. Publier un livre qui bénéficie d’une diffusion commerciale équivaut certes à franchir un des premiers, celui d’une petite existence. En effet, le jour où quelques curieux de votre entourage s’aperçoivent que l’on peut demander votre livre à la fnac où il est référencé, même s’il n’a fait qu’un passage éclair de trois petits mois en rayon, vous accédez à un début de reconnaissance : “ah oui, il écrit toujours ! La preuve, on peut acheter son bouquin à la fnac.”
Mais il n’y a pas de quoi pavoiser, surtout si vous tardez à réitérer ce modeste exploit. Quelques mois suffisent à vous effacer des mémoires, que ce soit celles des gens ou des ordinateurs. Certes, le titre de votre livre à diffusion commerciale et votre nom resteront-ils tapis dans un recoin de quelque disque dur mais qui appuiera sur le bouton pour accéder à cette passionnante information ? Parmi vos amis et connaissances, peu de monde, peut-être même personne. Mais alors qui ? Peut-être quelqu’un qui est payé pour cela.
Car il faut savoir que nous, auteurs balbutiants, débutants chétifs déboulant dans les marges du milieu littéraire provincial, sommes en mesure d’intéresser quelques bureaucrates. L’ironie du sort veut en effet que si nous ne nous montrons pas capables de gagner notre pain à la force de notre plume, nous développons en revanche un réel talent pour faire vivre quelques intermédiaires.
Le premier contact avec ses hommes et ses femmes de l’ombre ne s’établit jamais directement. Ce sont souvent les organismes pour lesquels ils travaillent qui, après une recherche assez simple, vous débusquent sur internet ou dans une revue et vous envoient du courrier. Oh, cette correspondance n’a rien de personnel. Elle prend généralement la forme d’espèces de bulletins d’information destinés à quelques professionnels du livre et donc, parfois, à quelques auteurs en mesure d’ attester que leurs livres peuvent se prévaloir d’une diffusion commerciale. Alors, dans votre belle solitude créatrice, un frémissement vous parcourt l’échine : “ça y est, on m’a vu. On m’a trouvé.” Un naufragé sur son radeau doit ressentir cela : “on va m’aider à m’en sortir !”
Effectivement, ces courriers, ces notes, vous informent sur des aides financières à la création littéraire (bourses, résidences). Bien sûr, vous en avez entendu parler, mais, du fond de votre isolement, une petite voix a toujours murmuré : “pourquoi toi ?” Et maintenant, à la suite de ces courriers officiels émanant d’organismes publics ou privés, cette même petite voix se fait plus claire, plus chantante : “et pourquoi pas toi ? Tu écris toujours après tout...”
(À suivre)

16 mars 2005

Tu écris toujours ? (2)

“Tu écris toujours ?”
Mon ancien camarade de classe n’est pas le seul à prendre ainsi de mes nouvelles. Presque tous ceux qui me connaissent depuis longtemps prononcent cette phrase fatidique. La plupart d’entre eux le font inconsciemment, par un de ces automatismes de langage par lesquels on prétend entrer en contact. Une formule de politesse en quelque sorte. Quant à ceux qui y mettent une évidente malice, les jaloux, les méprisants, les condescendants, j’ai pour eux plusieurs réponses toutes prêtes en magasin : “et toi, tu bois toujours ? Et toi, tu cherches toujours une femme ? Et toi, toujours au régime ? Etc... Car ce “toujours” induit quelque chose de raté, d’inabouti, une idée d’échec, prononçons le mot. Or, nous vivons dans une société où il est interdit d’échouer. Résumons : oui, j’écris toujours. Non, je ne suis toujours pas riche et célèbre. La conclusion muette se lit dans le regard de mon interlocuteur, qu’il soit copain d’école, ami de trente ans ou simple connaissance : donc, j’ai échoué. Là encore, il faudrait un peu de temps et d’attention pour avoir le loisir de développer un début d’explication.
L’échec est à la fois le terreau et le fruit de l’écriture (je parle de l’écriture littéraire ou dite de création, comme on voudra). La narration, le suspens, l’intrigue, le dénouement, l’épilogue, la chute, empruntent rarement les autoroutes du bonheur. De fait, nombreux sont les écrivains qui subissent une certaine précarité sociale et économique. Si je prends mon cas personnel (après tout, c’est bien normal, je ne suis pas là pour raconter la vie de tel “confrère” chômeur indemnisé, en fin de droit ou radié, de tel “collègue” veilleur de nuit, gardien de résidence secondaire, technicien de surface ou souffleur de feuilles mortes mais pour témoigner le plus honnêtement possible de mon expérience d’auteur ). Il faut reconnaître que cette condition d’auteur n’a aujourd’hui rien d’enviable. “Vous avez beau jeu de vous plaindre alors que vous avez déjà la chance d’être publié”, m’objectera-t-on.
En effet, il s’est trouvé de petits éditeurs assez fous pour miser sur ma production, pour engager des fonds dans l’espoir que ma plume puisse leur rapporter quelques maigres bénéfices. Certains m’ont établi un contrat conforme aux us et coutumes en vigueur au Syndicat National de l’Édition. L’un d’eux ne le respecte pas à la lettre (au chiffre devrais-je dire car pour la reddition annuelle des comptes, cela fait à la date d’aujourd’hui huit ans que j’attends, malgré une timide réclamation ). Mais bon, je ne me plains pas tant que cela car malgré ces aléas, j’ai pu franchir un premier obstacle, celui d’une diffusion commerciale, certes très modeste. Cela signifie qu’en théorie, mes livres sont disponibles pour toute personne qui les demanderait à son libraire. Cela veut dire aussi qu’au cas très probable où ce dernier ne les aurait pas en stock, il lui suffirait de trouver éditeurs et diffuseurs sur internet par la magie des moteurs de recherche. Si le libraire a encore le souci du service au client amateur de mouton à cinq pattes, le coup est jouable. Sinon, l’ami d’enfance qui a su que j’ai publié des livres m’accostera dans la rue : “à propos, tu écris toujours ? Parce que, vois-tu, j’ai bien essayé d’acheter tes bouquins mais le libraire...”. Ah, le libraire... Oui, je vois. Mais oui, j’écris toujours. Je ne vais pas cesser d’écrire parce que mes livres sont difficiles à trouver en librairie, tout de même.
Ce lecteur virtuel que je commence à engueuler légèrement à cause de la question rituelle et, dans le présent contexte, assez stupide, (la question, pas le lecteur) soulève, il est vrai, un problème : pourquoi les citoyens de ma ville ont-ils du mal à trouver mes livres en librairie ? Tout devrait baigner. Ils me connaissent, ils savent que mes livres existent et ils veulent bien les acheter. Alors ?
Sans compter quelques grandes surfaces où les “meilleurs ventes” s’écoulent dans les relents de poulet rôti, ma ville (presque trente-mille habitants) compte deux points de vente de livres, une librairie-papeterie et une maison de la presse. Le libraire est un homme amical. Avec moi, il ne risque pas de faire fortune. En tant que client, je lui achète un poche de temps en temps. En tant qu’auteur, j’ai vendu par son intermédiaire quelques dizaines de bouquins. Il faut ici faire une distinction entre les titres pour lesquels je dispose d’un petit stock qui m’appartient et les autres, les ouvrages dont je ne détiens pas d’exemplaires à la maison. Dans le premier cas, je me retrouve logé à la même enseigne qu’un auteur-éditeur. Si je veux que mon livre soit vendu en librairie, j’apporte ma petite pile au libraire. Cela s’appelle un dépôt. Après un dépôt en librairie, voilà ce qui se passe (j’évoquerai le dépôt en maison de presse après) : quand le libraire a vendu, il me règle sur présentation d’une facture. La première fois, il y a une bonne vingtaine d’années, j’ai pu m’acheter, avec le produit de la vente de mon premier recueil de poésie, un pantalon. La seconde fois, avec un autre livre, deux ou trois ans plus tard, j’ai progressé : une boîte de mes havanes préférés (Por Larrañaga). On a vite fait le tour de la clientèle. Les quelques exemplaires invendus jauniront jusqu’à ce que la librairie soit un jour transformée en kebbab ou en boutique de fringues. C’est arrivé aux meilleurs enseignes.
Toujours dans le cadre de la vente en librairie, voici maintenant ce qui arrive pour les autres livres (les ouvrages dont je ne détiens pas d’exemplaires à la maison). La procédure est différente. Le libraire doit les commander. Lorsqu’un entrefilet paraît dans le journal local et lorsque quelques clients l’ont embêté au sujet d’un de ces ouvrages qu’il n’a pas en rayon, le libraire se décide. C’est lui qui doit s’en occuper. On ne lui mâche pas le travail avec un office. Il n’a pas que cela à faire et ce n’est pas pour la dizaine d’exemplaires qu’il écoulera... Enfin, (parce que c’est moi) il fait son métier même si, entre temps, les clients qui avaient réclamé le mouton à cinq pattes ont eu l’occasion de se le procurer par correspondance ou en ont tout simplement oublié l’existence. Aucune télé ne sera là, bien entendu, pour leur rappeler qu’un de leur concitoyen a publié chez un petit éditeur courageux. Bon, finalement, le libraire a fait son devoir. Il a vendu quelques exemplaires. Au fait, combien exactement ? Rien n’est plus pénible pour un auteur que d’aller assommer un brave libraire empêtré dans ses livraisons et ses retours pour lui demander combien il a vendu d’exemplaires de son chef-d’oeuvre. D’autant que cette fois-ci, ce n’est pas le libraire qui règle l’auteur. Ce sera l’éditeur, et pas tout de suite, trois mois après la reddition annuelle des comptes. Et ainsi que je le disais tout à l’heure, ces fameux comptes que l’éditeur doit rendre, on les attend souvent longtemps. Mais laissons notre libraire se débattre dans un système dont il est lui aussi, avec l’auteur, une victime.
Allons voir comment cela fonctionne à une centaine de mètres, du côté de la maison de la presse. Un auteur local ? Ma foi oui, cela peut être intéressant. L’éditeur ? Publius. Hou-là, qui c’est ? Qui le diffuse, qui le distribue ? Machin et Truc. Aïe ! Qui c’est ceux-là ? Écoutez, monsieur l’auteur local, apportez-nous donc une petite pile de vos bouquins et vous verrez, nous en vendrons. Commander chez directement chez Publius ? Bof. Chez Machin et Truc ? Ah non, on n’a pas l’habitude de travailler avec eux. Allons, vous avez bien quelques exemplaires sous la main ? Apportez-les, c’est plus simple ! À la bonne franquette ! En réalité, la simplicité et la bonne franquette n’ont rien à voir là-dedans. La maison de la presse rechigne à passer commande, même pour un dépôt, auprès d’un fournisseur avec lequel elle ne travaille pas car les frais de livraison seront à sa charge. Cela n’est pas dirigé contre moi et n’est en rien spécifique à la maison de la presse de ma ville. Alors, puisque je ne suis ni une vedette du ballon ni un psychopathe japonais cannibale, la maison de la presse ne va pas régler des frais de livraison pour un ouvrage à la clientèle et au tirage confidentiels. De mon côté, je ne vois pas pourquoi je ferais le travail de la maison de la presse en l’approvisionnant moi-même en ouvrages de mon stock personnel (ouvrages que j’ai donc achetés) sur lesquels elle prélèverait sa marge sans avoir levé le petit doigt et avec en prime, si j’ose dire, le risque pour moi de récupérer des invendus dans un état qui rebutera même les chiffonniers d’Emmaüs. Voilà donc le problème réglé avec la maison de la presse.
Et les grandes surfaces alors ? La plus importante d’entre elle, située dans un centre commercial sur la zone industrielle, propose un choix plus quantitatif que qualitatif. Avec mes livres tirés à moins de mille exemplaires, j’ai autant de chances d’émouvoir sa centrale d’achat que de faire éternuer un poisson en lui soufflant à la gueule la fumée de mon cigare.
(À suivre)