Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

17 mars 2007

Deux petits livres qui piquent

medium_jefume.2.jpgRepris dans ma bibliothèque ces derniers jours, ces deux petits livres qui piquent. Le premier, « Je fume et alors ? » de Jean-Jacques Brochier (1990), est plus que jamais d'actualité. L'auteur doit aujourd'hui se retourner dans sa tombe car la menace d'une société d'ordre moral et d'hygiénisme gagne insidieusement du terrain, certes sans trop de bruits de bottes et avec ce sourire commercial proche du rictus, ce sourire obligatoire qui, en vérité, fait froid dans le dos. Ne nous y trompons point, les crispations sur le tabac, le vin et la bonne vieille cuisine consistante ne doivent pas leurrer sur la nature de l’offensive des pisse-vinaigre et des gobe-mouches. « Le tabac est une forme de quant-à-soi, ce que ne tolèrent ni les États ni les fanatiques du Contrat Social, surtout quand ils se transforment, si aisément, en chiens de berger du troupeau rousseauiste. L’humour de Diderot leur fera décidément toujours défaut. » écrivait le directeur du Magazine Littéraire. J’espère que son âme vole aujourd’hui en paix au milieu des volutes de brunes et de havanes.

L’autre pamphlet de cette collection « Iconoclastes » (Les Belles lettres éditeur), je l’ai extrait du rayonnage spécialement réservé à mes livres de et sur René Char. Car je suis un passionné de René Char, ce qui ne m’empêche nullement de goûter cette petite merveille de méchanceté qu’est « Contre René Char » de François Crouzet (1992). La méchanceté n’a guère d’intérêt lorsqu’elle est sans intelligence et sans esprit, or elle en est largement pourvue dans ce petit livre qui déboulonne la statue du commandeur en usant d’un humour féroce, citations à l’appui. J’oserais dire que François Crouzet s’est bidonné précisément là où Paul Veyne a bossé. Tous les admirateurs de Char le savent, le grand poète s’est parfois caricaturé lui-même mais ses moments de faiblesse ne pourront égratigner ses poèmes les plus merveilleux, les plus solaires, pas même cette charge désopilante. Alors pourquoi mettre l’accent sur ce livre ? Mais pour ne pas tomber dans la vénération et la pompe commémorative, lesquelles menacent plus la mémoire de René Char que la joyeuse insolence de François Crouzet. Quant à réunir ces deux pamphlets en une même note, cela peut paraître incohérent mais à y regarder de plus près, ils dénoncent tous les deux le même mal, l’alliance du consensus mou à l’esprit de sérieux au service d’une société aseptisée à la violence feutrée. Le genre de société qui veut nous protéger du tabac plus que du diesel et de la chimie, le genre de société qui statufie le poète résistant d’hier mais qui goûte peu ce qui résiste aujourd’hui et encore moins la poésie.

22 février 2007

Un temps où les ondes furent confiées à des poètes

medium_tardieuradio.jpg
En photo de couverture, de gauche à droite : Jean Tardieu, André Veinstein, Monique Prot-Vincent, Bernard Blin (une réunion de la rédaction des Cahiers d'Études de Radio Télévision, dans le bureau de Jean Tardieu. 1954-1955).

Robert Prot : Jean Tardieu et la nouvelle radio, L’Harmattan éditeur, collection Logiques historiques. 2006. 298 pages. 27 euros.

Francis Ponge, ami de Jean Tardieu, n’était pas tendre pour la radio, « la bourdonnante, la radieuse seconde petite boîte à ordures ! », persiflait-il dans un texte daté de 1946 : « Ah, comme il est ingénieux de s’être amélioré l’oreille à ce point ! Pourquoi ? Pour s’y verser incessamment l’outrage des pires grossièretés. » (“Pièces”, Poésie / Gallimard). On croirait que Ponge parle de la radio d’aujourd’hui, surtout quand il évoque dans le même texte «Tout le flot de purin de la mélodie mondiale ! »
Pourtant, en cette époque déjà lointaine, quand le pays s’extirpait de la guerre et de l’Occupation, « la boîte vernie » contenait bien les promesses d’un âge d’or, « un temps où les ondes furent confiées à des poètes » , disait Émile Noël dans Les chemins de la connaissance, sur France Culture. Un de ces poètes était Jean Tardieu, « bien connu du grand public pour son oeuvre poétique et théâtrale », souligne Robert Prot en quatrième de couverture de son livre en précisant : « On sait moins l’importance du travail qu’il a accompli à la Radio et à la Télévision. Son Club d’Essai a été à l’origine d’un nouveau programme (France Musique), mais aussi de nouveaux talents. »
Robert Prot se souvient aussi de l’esprit d’ouverture qui animait Jean Tardieu : « De Gaston Bachelard à Etienne Souriau, il a su faire venir les plus grands chercheurs et universitaires dans son Centre d’Études de Radio Télévision , qui est aujourd’hui devenu l’Institut National de l’Audiovisuel. »
C’est toute la période d’élaboration et d’évolution de la radio, de l’après-guerre à nos jours, que Robert Prot nous convie à découvrir en détails dans son livre. Riche de témoignages et d’anecdotes pour le plaisir de lecture, l’ouvrage offre aussi, dans son foisonnement d’informations, les qualités d’un précieux outil de recherche. La figure bienveillante et lumineuse de Jean Tardieu accompagne le lecteur dans ce cheminement complexe, dans cette véritable floraison de talents artistiques et de compétences techniques qui construisit, parfois avec des moyens limités et des budgets serrés mais avec la créativité et l’enthousiasme humaniste des débuts, la nouvelle radio.

Christian Cottet-Emard

01 février 2007

Le Passeur d'éternité, de Roland Fuentès

medium_passeurdeternite.jpgRoland Fuentès,
Le Passeur d’éternité, roman,
Éditions Les 400 coups, 2007, 104 p., 11 euros.

Roman d’aventure et méditation sur l’art, Le Passeur d’éternité est un livre « tout public » dans le plus noble sens du terme. L’amateur de péripéties et de rebondissements le lira avec autant de bonheur que le rêveur éveillé. L’action, le suspense et un rythme narratif rapide y côtoient une fine réflexion sur le mystère et la fascination qu’exerce l’oeuvre artistique sur l’âme humaine.
Tout collectionneur sait qu’il doit tenir sa passion en équilibre entre ce qui va nourrir son esprit et son coeur et ce qui peut tout aussi bien les détruire. Maladite, bourgeois d’Aix-en-Provence, collectionneur et marchand qui s’est donné pour mission de sauver les oeuvres des grands maîtres du chaos social engendré par l’épidémie de peste de 1720, l’apprendra à ses dépens. Mieux que le destin, c’est son amour plus orienté vers la transcendance humaine que vers son prochain qui va causer sa perte.
Du commerçant froid et avisé à l’idolâtre, on verra la gloire et la chute de cet homme solide et volontaire arpentant sans état d’âme les décombres des villes et des campagnes en proie au souffle de la grande faux. Rien ne semble pouvoir le détourner de son but, pas même la compassion dont on lui prodigue pourtant des signes en le recueillant une nuit d’épuisement et en le soignant alors que les ténèbres sont prêtes à l’engloutir. Mais en ce temps de grande peste dont sa vitalité et sa force de caractère le protègent, il n'est pas invulnérable à d’autres ténèbres qui s’ouvrent en lui lorsqu’il cède à la tentation de tout esthète, celle de s’approprier un bien à la fois si humble et si précieux qu’il n’a pas de prix. Un bien qui échappe au négoce du commun des mortels et qui, de ce fait, élève bien au delà de l’humaine condition celui qui non seulement le possède mais encore le comprend, (c’est en tous cas ce que veut croire le poursuivant de cette chimère). On pourrait presque parler d’une variante de la quête du Saint-Graal et faire ainsi référence au goût de Roland Fuentès pour le fantastique dont on retrouve la touche dans ses nouvelles et dans son roman La double mémoire de David Hoog (éditions A Contrario).
Mais Le Passeur d’éternité est un texte qui colle beaucoup plus à la réalité d’un siècle certes passé mais toujours très présent dans la fiction romanesque. Cette dimension historique permet à Roland Fuentès de décrire avec plus de force la déchéance d’un esprit supérieur qui décroche du réel à force de le dédaigner pour mieux lui résister en croyant ainsi accéder aux secret d’une grande oeuvre née des mains d’un artiste inconnu. C’est que l’étincelle divine de la création (ou ce qui en tient lieu) aime naître et luire doucement à l’abri de mains calleuses, loin de la rumeur mondaine où elle a pourtant vocation à rayonner pour le bien commun ou à s’étioler dans la spéculation ou la collection maniaque.
L’histoire âpre et violente de ce Passeur d’éternité pose les questions qui parcourent le temps des hommes : qu’est-ce qu’une oeuvre ? D’où vient-elle ? Pourquoi peut-elle tout à la fois nourrir et affamer, bénir et maudire, protéger et menacer, guider et égarer ?
Ce roman tonique et très maîtrisé se garde bien de vouloir résoudre une énigme éternelle. Il nous plonge dans son abîme, ce qui est beaucoup plus passionnant et, par la force d’évocation du style de Roland Fuentès, encore plus palpitant.

Christian Cottet-Emard