30 juin 2007
C'est curieux mais c'est ainsi.
À quel moment le papillon nous joua-t-il son meilleur tour ?
Il y avait du vent mais l’air était doux, le temps clair et la mer frisée. Pour tout dire, un de ces jours qui semblent embrasser plusieurs saisons en même temps.
Sur place, une foule d’inconnus qui se tenaient à bonne distance olfactive du papillon et, un peu à l’écart de tout ce monde, Marius et l’enseigne de vaisseau Mhorn, beaucoup plus près mais sur une petite dune qui, pour des raisons liées à la géographie des lieux, ne prend jamais de front le vent marin, de sorte qu’aucune bouffée entêtante émanant du papillon ne pouvait les atteindre.
Dans la foule, une tension croissante provoquait des ondulations presque semblables à celles qui parcourent les champs l’été lorsque la brise tourne en vent.
C’est que le papillon n’offrait plus le même spectacle gracieux auquel chacun s’était habitué dans une sorte de bienveillante résignation. Un épais liquide opalin suintait de dessous son corps immense et formait autour de lui de petites flaques si visqueuses que le sable, pourtant très fin, ne parvenait pas à les absorber. Le plus frappant était de constater que ces écoulements d’aspect très répugnant exhalaient une odeur des plus délicieuses aux notes purement florales de pivoine et d’oeillet. Parfois, des clapotis accompagnaient la lente expulsion d’une quantité plus importante de liquide et le papillon se mettait alors à battre péniblement des ailes comme sous l’emprise d’un effort intense.
Chacun suivait la scène avec intérêt et dégoût sans plus savoir s’il fallait se boucher le nez à l’aide d’un mouchoir ou, au contraire, respirer à pleins poumons les effluves.
Pendant ce temps, la marée montait et chaque nouvelle vague traçait sur le sable déjà lissé la plus éphémère des frontières entre le monde de la poussière et celui de l’écume. C’est alors qu’une vague un peu plus forte que les autres vint se briser dans un grand fracas de coquillages broyés et de petits cailloux polis de toutes les couleurs. Cela tira jusqu’au sable sec une langue d’écume qui humecta l’une des flaques poisseuses sécrétées par le corps du papillon. Aussitôt, le contact entre l’eau de mer et la boue parfumée produisit une effervescence d’où s’échappa en bruissant une nuée de papillons d’un bleu profond, tous de la taille d’un papier de bonbon. Une autre flaque s’évapora ainsi en un désordre d’éclairs bleutés, puis une autre et encore une autre jusqu’à ce que l’eau ait cerné le papillon géant qui semblait maintenant jeter ses dernières forces dans un lent battement de ses ailes vastes comme des voiles. Ces mouvements qui n’étaient peut-être qu’une tentative d’envol soulevèrent un vent de sable dont le souffle irritant se mêla aux myriades de petites ailes abandonnées à l’essor le plus frénétique.
La foule se dispersa. Les gens rentraient chez eux car c’était l’heure du match à la télévision.
Un match de football ou de rugby, je ne sais pas. De toute façon, pour moi, c’est du pareil au même.
Peu après, le papillon s’arrêta de battre des ailes et l’on entendit, du côté du couchant, comme un soupir de mer, et, du côté de la dune, le friselis des grains de sable sur les carex.
Après quelques mètres sur la plage, je secouai mes espadrilles sur les caillebotis qui aident à franchir la grande dune. Au sommet, je me retournai pour tenter d’apercevoir Mhorn ou Marius dans les parages. Personne. J’empruntai donc seul sous de lourds nuages le chemin goudronné qui dessert les maisons les plus isolées, les premières avant les bars et restaurants des nuits d’été. Il me revint alors en mémoire que l’enseigne de vaisseau Mhorn devait dîner en ville. Quant à Marius, il était sans doute déjà au lit. Je décidai de l’imiter et j’accélérai le pas pour fuir au plus vite l’affreux murmure de la retransmission du match qui sortait de toutes les fenêtres et de toutes les terrasses et qui enflait parfois en une odieuse rumeur au terme d’une de ces actions d’éclat qu’on appelle but ou essai.
Une fois de plus, avant de m’endormir, je bénis les deux grands pins qui, à travers les lamelles ébréchées des persiennes, frissonnent dans les ombres de ma chambre lorsque la brise les visite. Leur respiration couvrait en effet les clameurs du match télévisé dont les exclamations assourdies auraient pu me parvenir encore.
Je me souviens que cette nuit-là, j’ai rêvé que j’habitais une cabane dans les roseaux. Le souffle du vent parmi leur amicale multitude me jouait une pièce pour orgue de Jehan Alain : “postlude pour l’Office de Complies”.
C’est curieux mais c’est ainsi.
Extrait de : Le Grand variable. Éditions Editinter. (Épuisé).
Collage : Bernard Deson
02:00 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Le Grand variable, roman, fiction, littérature, Christian Cottet-Emard
07 mai 2007
L'ange curieux
Au mépris des plus élémentaires consignes de sécurité, je laissai l’ange accéder au poste central de surveillance. Je reste certes seul de longues heures d’affilée dans ce sanctuaire électronique sans rien faire d’autre que lorgner les écrans et regarder dehors à travers les vitres fumées à l’épreuve des balles mais cet isolement ne me pèse point. J’ai ouvert à l’ange car de toute façon, il se serait passé de mon accord. Depuis quand un ange aurait-il besoin de l’autorisation d’un gardien pour pénétrer dans un poste central de surveillance si ça lui chante ? Et puis il ne pouvait être animé de mauvaises intentions, un, parce qu’il était un ange, et deux, parce qu’il m’avait aidé à rentrer la poubelle.
L’énorme porte blindée se verrouilla. Je demandai à l’ange de bien vouloir s’installer dans le cabinet de toilette, à l’abri des regards, notamment lorsque le directeur, le concierge puis les autres membres du personnel viendraient réclamer leurs clefs. Si l’un d’entre eux apercevait l’ange à travers la vitre aussi épaisse qu’un hublot, c’en était fini de ma brillante carrière au poste central de surveillance. Mais l’ange, agacé, m’assura que j’étais et demeurerai le seul à le voir, ce qui s’avéra exact au moment de la délivrance des clefs par le passe-pli. On pouvait faire confiance à cet ange. Personne ne le vit alors qu’il se dandinait derrière moi en faisant des grimaces aux collègues qui me saluaient derrière la vitre. Cependant, ma nature méfiante m’incita tout de même à lui demander s’il était vraiment du bon côté. Vous venez de me montrer assez de prodiges qu’un démon aurait tout aussi bien pu accomplir. L’ange me jeta un de ces regards réservés à ceux qui ne comprennent jamais rien et, d’un geste las de la main, me désigna ses ailes. Cela ne prouve rien, lui rétorquai-je avec l’aplomb de celui à qui on ne fait pas avaler n’importe quelle baliverne. Là, je sentis que je l’avais énervé. Il me fixa en hochant la tête d’un air accablé : et alors ? Faut-il que je te fasse un numéro d’ange ? Des tours de magie ? Ou tiens, pendant qu’on y est, que je te dise la bonne aventure ?
Je m’empressai de saisir la proposition au vol : ah oui, vous pourriez me prédire mon avenir ? Il leva les yeux au ciel et me dévisagea avec consternation. Après tout, si tu y tiens... Tu continueras d’aller de petits boulots en petits boulots et ta femme restera avec toi par pitié. Voilà ; ça te fais rire Ô imbécile ? Non, non, pardonnez-moi, mais vous avez du noir sur l’aile droite. Sûrement la poubelle, quand vous m’avez aidé à la rentrer. Du noir ? Où ? Je ne vois rien. Mais si, vous avez une tache là, sur les petites plumes du dos, en bas de l’aile. J’allais lui tendre un miroir, ainsi que cela se fait chez le coiffeur, pour lui permettre de distinguer les traces noirâtres sur son plumage, lorsque je vis avec horreur sa tête amorcer une rotation complète. En nettoyant les plumes avec une serviette imbibée d’eau et de savon, je ne pus réprimer un sourire. Finalement, c’était drôle cette tête qui pivotait à 360 degrés. Eh bien, il en faut peu pour t’amuser, constata-t-il en me toisant avec sévérité. Bon. Ta compagnie m’est agréable mais je dois partir. Je reviendrai demain.
De fait, il revint le lendemain, peu après ma prise de service, l’après-midi cette fois. Je ne lui avais pourtant pas divulgué mes horaires, ce qui est formellement interdit. Nous bavardâmes jusqu’à la fin de ma permanence. En partant, il me regarda fermer les portes avec curiosité, comme si je me livrais à quelque invraisemblable rituel, et m’aida à sortir la poubelle. Puis nous nous séparâmes. Le soir, au moment du dîner, je finis par poser la question à ma femme : ne serait-ce pas par pitié que tu continues de vivre avec moi ? Elle hocha la tête avec indulgence et murmura : mais qu’est-ce que tu vas encore imaginer ? Je vis alors passer l’ange sur son visage. Il souriait, bien sûr.
* Cette nouvelle a été écrite à la suite d'une commande sur la thématique de l'ange. Le projet n'ayant pas abouti, elle a été publiée sous le titre Le Gardien de l'ange dans les revues La Presse littéraire n°3 (février 2006) et le Croquant n°51/52 (automne 2006).
Addenda 2014 à cette page : cette nouvelle a été également reprise dans le recueil Dragon, ange et pou (trois burlesques) publié aux éditions Le Pont du Change en septembre 2012. Droits réservés © Le Pont du change 2012. ISBN 978-2-9534259-7-0
14:35 Publié dans Nouvelles | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : ange, nouvelle, fiction, littérature