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26 janvier 2013

Carnet du boulevard

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Cette dégradation du lieu longtemps considéré comme un beau quartier où il faisait bon vivre me console de n’avoir pas pu reprendre la maison qui abrita une partie de ma famille depuis le début du vingtième siècle. Je peux certes me réjouir de n’avoir pas perdu la maison de famille où je vis aujourd’hui dans le Jura mais cela ne m’empêche pas d’avoir les tripes tordues et les jambes qui se dérobent lorsque je m’approche d’un peu trop près du portail de la maison du boulevard. Jusqu’à mon adolescence et même encore plus tard, le monde se limita pour moi à cette propriété et à ce quartier. J’en évoque la terrible perte dans ce texte et indirectement dans cet autre.

Pour moi-même et les autres enfants qui vivaient dans cet univers protégé qu’était le boulevard, la mitoyenneté permettait de circuler sans risque d’un jardin à l’autre. Peu de voisins y trouvaient à redire et cette mitoyenneté qui tourne aujourd’hui au cauchemar pour beaucoup de monde se vivait d’autant plus harmonieusement que les propriétés étaient toutes vastes. Comme les autres enfants, je connaissais tous les passages à emprunter lorsque l’idée me prenait d’escalader un muret, une grille ou des haies de buis pour quelques escapades dans les parcs et les jardins des voisins. La plupart d’entre eux me connaissaient et sur mon itinéraire, le même que celui emprunté par les chats, je faisais souvent halte chez une vieille dame qui me donnait des nougats. Son mari s’était suicidé avec son pistolet personnel parce que ses affaires marchaient mal et depuis ce jour funeste, elle habitait seule dans sa grande maison donnant sur les ateliers de la petite entreprise familiale ainsi qu’étaient constituées presque toutes les propriétés du boulevard, y compris celle de ma famille où l’on s’occupait de peigne et d’ornements de coiffure puis d’injection et enfin de confection de maroquinerie en plastique.

Après les massifs et les haies de buis de la vieille dame, on venait aisément à bout d’un mur recouvert de tuiles rouges pour accéder au parc d’une haute demeure où vivait un homme surnommé « Gueule en or » parce qu’il s’était fait implanter des dents en or dans dans toute la mâchoire. Très colérique, Gueule en or proférait d’innombrables jurons dès qu’il avait une contrariété, notamment lorsqu’il entretenait sa pelouse et ses arbres fruitiers. Cela pouvait durer dix ou quinze minutes d’affilée si bien que dès que le festival commençait, mon arrière-grand-mère m’ordonnait de rentrer si elle me voyait circuler dans les parages. Dès qu’elle avait le dos tourné, je sortais sur le balcon de la chambre où j’étais momentanément consigné afin de pouvoir, depuis ce poste d’observation idéal, me régaler de la prodigieuse variété du vocabulaire ordurier de Gueule en or. Une fois l’orage dissipé, mon arrière-grand-mère me rendait ma liberté.

La traversée du parc de Gueule en or effectuée au pas de course, il fallait encore franchir quatre ou cinq autres propriétés avant d’arriver chez mon camarade d’enfance qui se déplaçait en fauteuil roulant parce qu’il était myopathe. Sa maison était aussi dotée d’un parc où trois grands cèdres débordaient sur la voie ferrée qui longeait toutes les demeures du boulevard. L’un de nos jeux préférés consistait à disposer le fauteuil roulant en haut d’une petite côte que nous dévalions le plus vite possible en poussant des cris d’indiens, mon camarade assis et moi debout sur les marchepieds. À l’arrivée, je devais soulever mon camarade afin de l’installer à nouveau dans son fauteuil car nous en avions bien sûr été brutalement éjectés. Pour nous reposer de cet exercice, nous nous préparions à assister à l’attraction du quartier. Mon camarade avait un gros chat blanc nommé Flocon. Tous les jours à la même heure, Flocon apparaissait sur le bord de la fenêtre et, après avoir soigneusement pesé le pour et le contre, s’élançait dans le vide depuis le premier étage pour se réceptionner sur un gros massif de buis taillé. Avec mon camarade, nous allions aussi fouiner dans les entrepôts de la fabrique de boutons de son père, située juste à côté de la maison, pour faucher les boules de résines multicolores destinées à être coupées en rondelles prêtes à garnir les vêtements.

Parfois, mon camarade recevait d’autres enfants avec qui je n’avais guère d’atomes crochus. Un jour sinistre, à cause d’une bête partie de monopoly à laquelle je refusai de participer en raison de mon absence de goût pour les jeux de société, je choisis de m’éclipser. Dans l’escalier, j’entendis la voix de la mère de mon camarade me réprimander pour mon impolitesse. Aujourd’hui encore, je déplore cette disposition particulière de mon caractère qui me conduisit à ne jamais remettre les pieds chez lui à la suite de cet incident. Nous nous revîmes une dernière fois dans nos vingt ans lorsque, par un hasard extraordinaire, nous nous retrouvâmes face à face quelques instants dans la même chambre d’hôpital, moi pour un bobo, lui pour la phase finale de sa maladie.

Histoire de revenir aux années d’enfance dans ce quartier du boulevard, je voudrais encore mentionner une des rares propriétés dont j’évitais de traverser le parc. Il s’agissait d’une belle demeure habitée par un libraire. Enfant, je fus longtemps aussi intrigué par cet homme routinier que par sa maison dont les contours, côté rue, semblaient s’estomper à travers le feuillage d’un énorme saule pleureur qui existe encore aujourd’hui. Côté parc, la bâtisse était agrémentée d’une belle terrasse reliée aux allées de gravier par un imposant escalier de pierre. Chaque jour, je voyais le libraire manœuvrer sa Renault 16 pour entrer et sortir de son garage. Jamais je ne l’ai vu ouvrir le grand portail donnant sur la rue. Sans doute accédait-il directement à sa résidence par une porte du garage. Parfois, je voyais sa haute et maigre silhouette s’attarder sous le saule pleureur qui n’était jamais taillé. L’arbre inquiétant semblait absorber l’homme comme sa maison. Lorsque je passais à sa hauteur, je saluais le libraire. Il répondait le moins possible. Il était toujours vêtu d’un costume sombre dont la veste était boutonnée sur un gilet bordeaux et une chemise à rayures fines au col fermé par une mince cravate noire. Un imperméable vaguement gris recouvrait le tout tandis qu’un petit chapeau aux bords étroits complétait le tableau. Le gamin que j’étais trouvait un certain prestige à cet homme austère et distant. Il était pour moi un homme du livre, je trouvais qu’il ressemblait plus à un écrivain qu’à un libraire. Inconsciemment, je confondais les deux métiers. Je savais pourtant bien que ces deux activités étaient différentes. En fait, c’était la fiction qui était déjà à l’œuvre dans mon esprit. Je me faisais un roman de ce libraire et de sa maison. Sa vie réglée, sa R16, son saule pleureur géant, ses costumes impeccables et désuets, sa morne silhouette dans le clair-obscur des lampadaires, sa petite librairie en centre ville, tout cela m’impressionnait.

De nombreuses années plus tard, lorsque je publiai à vingt ans mon premier recueil de poèmes intitulé Demi-songes chez feu José Millas-Martin à sa douteuse enseigne des Paragraphes Littéraires de Paris, une mésaventure liée à mon jeune âge et à mon ignorance des usages de l’édition que je raconte en détails dans ce texte, le libraire du boulevard exerçait encore dans sa boutique du centre ville. Ayant très vite mais trop tard compris que j’allais devoir diffuser et distribuer le recueil moi-même, j’entrai dans le magasin pour demander au libraire s’il acceptait de prendre en dépôt quelques exemplaires. Lorsque je lui expliquai qu’il s’agissait de poésie, il soupira et m’invita à prendre la porte. Derrière ses lunettes mal nettoyées, j’avais quand même eu le temps de lire dans son regard le mépris et l’amertume de l’homme qui hait la jeunesse parce que la sienne s’est envolée depuis longtemps. En entrant dans cette librairie poussiéreuse et jaunâtre avec mes Demi-songes sous le bras, je croyais trouver en la personne du maître des lieux le personnage de roman que mon imagination d’enfant avait créé de toutes pièces. En sortant, je laissai derrière mois un être banal, un vieil homme las et hostile. Aujourd’hui, lorsque je cède encore à la tentation mortifère de m’aventurer quelques instants sur le boulevard pour jeter un coup d’œil du côté de la maison perdue, je longe la demeure du libraire, vendue elle aussi, mais où le saule pleureur étend toujours ses immenses ramures.

© Éditions Orage-lagune-Express, 2013. Droits réservés.

24 décembre 2012

Hafner et autres malices sur Feedbooks

hafner et autres malices,dragon ange et pou,éditions le pont du change,lyon,christian cottet-emard,nouvelle,humour,fantastique,fiction,littérature,livre,ebook,feedbooks,livre numérique,epub,kindle,pdf,Hafner et autres malices est une des nouvelles humoristiques  et fantastiques qui composent mon dernier recueil, Dragon, ange et pou (trois burlesques), publié cet automne aux éditions Le Pont du change. On peut la lire gratuitement en cliquant sur ce lien :

http://fr.feedbooks.com/userbook/28202/hafner-et-autres-m...

Premières critiques du livre :

- Un article de Jean-Pierre Longre sur son blog Notes et chroniques.

- Un article de Christine Bini sur La Cause littéraire.

Dragon, ange et pou a été publié aux éditions Le Pont du Change en septembre 2012.hafner et autres malices,dragon ange et pou,éditions le pont du change,lyon,christian cottet-emard,nouvelle,humour,fantastique,fiction,littérature,livre,ebook,feedbooks,livre numérique,epub,kindle,pdf,
Un recueil de 80 pages, format 11 x 18 cm, 12 €.
En vente sur les principales librairies en ligne, ou à commander chez votre libraire, ou directement auprès des éditions Le Pont du Change, 161 rue Paul Bert, 69003 Lyon, en joignant votre règlement de 12 € port compris.

Le blog des éditions :
http://lepontduchange.hautetfort.com


02 juillet 2012

Carnet : de la vraisemblance et de la vérité

carnet,vérité,vraisemblance,roman,littérature,fiction,le grand variable,christian cottet-emard,narration,invisible,paul auster,romancier,écritureLe romancier navigue entre vérité et vraisemblance mais bien sûr, très souvent, la vérité est au-delà de la vraisemblance. Quant à vouloir rendre vraisemblable la vérité, c’est prendre un gros risque de s’en éloigner.

Telle est en substance la réponse que je donne aux personnes qui me demandent pourquoi, dans mes ouvrages de fiction, je privilégie fréquemment la narration en fragments peu voire pas du tout reliés les uns aux autres et par le fait, suspectés d’enlever de la vraisemblance à l’ensemble. Mais lorsque nous considérons notre vie, nous constatons qu’elle se structure plus volontiers en une accumulation d’épisodes fragmentés avec accélérations et ralentissements, sans véritable début ni fin, plutôt qu’en un développement progressif et logique en attente d’un épilogue amenant la résolution de tout ce qui s’est mis en place depuis le début. Toute la littérature fondée sur ce deuxième postulat m’apparaît comme le comble de l’artifice alors que la construction en fragments est vécue comme plus artificielle encore par les lecteurs. Cette question m’en rappelle une autre, récurrente, qui n’est finalement qu’une variation de la première et qui porte sur ma réticence à me lancer dans un bon gros roman avec intrigue bien ficelée plaquée sur fond de fresque sociale ou historique : toujours ce problème de vérité et de vraisemblance.

En écrivant mon Grand Variable, j’ai pu laisser croire que j’avais sacrifié toute vraisemblance au profit d’une forme de vérité. Comme je m’attendais à ce reproche qui m’a été formulé de diverses manières, j’avais pris soin d’indiquer en quatrième de couverture que le livre mêlait fiction romanesque et narration onirique, ce qui n’a pas suffi à faire comprendre mon point de vue aux inconditionnels des genres littéraires dûment étiquetés Roman, Nouvelle, Récit, Poésie, autant d’ingrédients qui composent, à mon avis, le Grand Variable. Cela ne m’a guère surpris, excepté de la part d’un lecteur aussi avisé que l’éditeur Maurice Nadeau qui, dans la lettre argumentée de refus de publication qu’il m’a adressée après étude du manuscrit, déplorait « le manque d’épaisseur » de mes personnages. Heureusement pour moi, j’ai trouvé un éditeur qui n’était pas du même avis !  Il n’empêche que cet épisode nourrit encore mes réflexions sur la vérité et la vraisemblance dans le roman. Par exemple, comment définir « l’épaisseur » d’un personnage ? Cette épaisseur est-elle souhaitable, obligatoire ? En quoi se manifeste-t-elle ? Par des descriptions détaillées, minutieuses, de son physique, de ses vêtements, de ses mouvements ? Je ne trouve quant à moi utile de donner ces informations que lorsqu’elles font vraiment sens. Dans le cas contraire, je pense qu’elles ne servent qu’à étirer le texte et à perpétuer le cliché selon lequel la narration doit se vautrer pour donner un vrai roman. Trois lignes pour décomposer le mouvement de la main qui saisit la tasse de café avant de la porter à la bouche, deux autres pour renseigner sur la force du café et une pour décrire le retour de la tasse sur la soucoupe avec, tant qu’on y est, une précision sur l’intensité du choc entre la tasse et la soucoupe, franchement, je préfère laisser ça, aussi bien en tant qu’auteur qu’en tant que lecteur, au Nouveau Roman, à Donna Leon ou à Paul Auster.

L’exemple de Paul Auster, romancier bavard par excellence, je voulais justement y venir à propos de ma réflexion sur la vérité et la vraisemblance dans le roman. Il se trouve que pour la première fois après de nombreuses tentatives, je viens de réussir à lire en entier un roman de Paul Auster. Il s’agit d’Invisible qui compte dans l’édition de poche Babel chez Acte Sud 290 pages bien tassées en petits caractères, probablement du corps 10, un tour de force car une nouvelle suffirait au déploiement de l’intrigue. Mais ce serait oublier le métier de Paul Auster qui multiplie les angles, les points de vue, les variations et les récits gigognes dont il use et souvent abuse dans son œuvre romanesque et en particulier dans Invisible. Dans ce roman, l’exploitation extrême d’une intrigue rudimentaire (un personnage fait une mauvaise rencontre, vit une péripétie consécutive à cette mauvaise rencontre et se retrouve trente ans après ayant construit sa vie sur ces deux épisodes) confine à l’exercice de style, ce qui ruine toute vraisemblance mais n’en permet pas moins au lecteur d’accéder à certaines vérités.