10 décembre 2007
Le Croquant et la modernité
Le Croquant n° 55-56, qui a pour thème La modernité, vient de paraître. Plutôt que d’en livrer ici une note de lecture puisque j’y participe, je préfère citer des extraits de deux passionnantes contributions, celle de Joël Clerget et celle de Jean-William Lapierre quant à lui décédé à la veille de l’été 2007 et à qui Michel Cornaton, directeur du Croquant, et Edgar Morin rendent hommage dans cette édition.
La photographie de couverture est signée Marc Riboud.
La modernité sans images (Joël Clerget, psychanalyste, écrivain, Lyon) :
« L’immoralité de notre modernité n’est pas sexuelle, elle est économique. La lutte des « intermittents du spectacle » nous a fait percevoir à quel point l’ignardise politique des gouvernants est impropre à résoudre quelque problème social que ce soit. Même les employés des casinos firent grève le 31 décembre 2006, craignant d’être, entre autres, remplacés par des machines. Des machines à sous sans doute. Que la machine soit mise à la place de l’homme n’est pas encore le pire scandale, mais que l’homme soit fait machine lui-même, robotisé, est humainement inacceptable. Les métiers de relation sont désormais imprégnés de ce machinisme impénitent. On nous fait devoir de réparer les pannes, casses et autres accidents de cette constante production de l’oppression généralisée. L’on ne compte plus les suicides... »
La modernité, tarte à la crème de l’idéologie dominante (Jean-William Lapierre, sociologue) :
« Aujourd’hui, la modernité est la tarte à la crème de l’idéologie dominante. Quels sont les ingrédients de ce produit de la propagande politique et de la publicité ? J’en vois quatre mais ne prétends pas être exhaustif. Le premier est l’économisme. Quand il y avait des marxistes, on leur reprochait souvent de tout fonder sur l’infrastructure économique. Mais ils reconnaissaient tout de même une « autonomie relative » aux superstructures politique et idéologique. Le triomphe mondial du libéralisme économique (à ne pas confondre avec le libéralisme politique) a mis fin à cette autonomie relative. Dans l’idéologie actuelle de la modernité, tout (la politique, l’ethnique, l’art, la recherche scientifique, la médecine, la culture, l’information) est subordonné voire réduit à des considérations et des objectifs économiques, ceux des détenteurs du pouvoir économique. »
« Nous avons connu au XXe siècle des idéologies dont la domination était « hard » (comme on dit en franglais moderne) : le fascisme, le nazisme, le stalinisme imposaient leur domination par la répression, le bourrage de crâne, l’exaltation des foules. La domination de l’idéologie de la modernité est insidieuse, latente, « soft ». Dans un entretien à Télérama (29 juin 2005, p. 25-26) le sociologue polonais Zygmunt Baumann (que j’ai rencontré lors d’un séminaire à Varsovie en septembre 1958, et qui est devenu professeur à Tel-Aviv et Leeds) dit : « (qu’en) quelques années, les forces dominantes, qui détiennent l’argent et le pouvoir d’organiser le monde dans leur intérêt, ont trouvé d’autres stratégies plus légères, moins contraignantes ». Mais efficaces : le contrôle technocratique des moyens d’information et de communication, des institutions (en particulier de l’enseignement), le financement des campagnes électorales des politiciens, la pression des « lobbies », la précarité des emplois (« n’est-elle pas, demande Baumann, une formidable manière d’obtenir l’ordre et la soumission ? ») et surtout le contrôle de nos pratiques quotidiennes de consommation par la publicité, de nos loisirs par la « télé-réalité ». Baumann encore : « Que nous apprennent ces émissions ? Que chacun est toujours seul face à tous, que la société est un jeu pour les durs. Ce qui est mis en scène, c’est la jetabilité, l’interchangeabilité et l’exclusion. Il est inutile de s’allier pour vaincre puisque tout autre, au bout du compte, ne peut être qu’un adversaire à éliminer... Quelle métaphore de la société ! ».
Revue Le Croquant (sciences humaines, arts, littératures), 208 pages, 20 euros (port non compris).
mail : revuelecroquant@yahoo.fr
23:48 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : Revue Le Croquant, la modernité, débat, idée, sciences humaines, arts, littératures
Commentaires
Je partage ces textes, Christian, évidemment. Qui oserait prétendre ne pas les partager ici ?
J'ai envie de rebondir sur les intermittents du spectacle, sachant qu'ils vont bondir à me lire (même si je ne les mets pas tous dans le même sac, halte là): nous sommes arrivés dans une ère si précaire pour eux qu'il est aujourd'hui - par solidarité - impossible d'organiser une rencontre dans un théâtre (littéraire, seules rencontres que j'organise), sans devoir à tout prix les faire travailler. Là, le bas blesse, car soit je n'ai JAMAIS eu de chance soit c'est un vrai problème de fond, de formation (ou d'entraînement, etc.) mais les lectures à voix haute par des comédiens sont généralement une catastrophe. J'en suis à refuser d'organiser ce type de rencontre si je suis obligée de les "utiliser"... car je défends les auteurs qui savent et aiment lire leurs textes.
Écrit par : Pascale | 11 décembre 2007
En ce moment, les voix de la contestation sont plutôt faibles chez les écrivains, même si elles prennent les chemins détournés de la fiction. Cela suffira-t-il pour peser dans le rapport de force nécessaire au rééquilibrage de la société ? Pour l'instant, les chercheurs en sciences humaines font preuve de plus de combativité. Il est vrai qu'ils sont en première ligne face à une offensive d'une nouvelle nature contre la pensée et le libre arbitre. Il est donc bon de relayer leurs analyses, même si elles coulent de source pour une bonne partie d'entre nous.
Les intermittents du spectacle sont eux aussi en ligne de mire et le problème que tu décris illustre à mon avis, bien que je prétende pas connaître la question en détails, la situation dramatique (sans mauvais jeu de mot) dans laquelle ils se trouvent.
Sans transition, comme on dit à la télé, il m'intrigue diablement ce Jean-Paul Chabrier présenté sur ton site. Ton entretien avec lui m'a convaincu de le lire de toute urgence.
(Note à celles et ceux qui nous font l'amitié de nous visiter : c'est sur Calou, l'ivre de lecture, en lien dans la rubrique « Sites littéraires et artistiques, ci-contre).
Écrit par : Christian Cottet-Emard | 11 décembre 2007
Jean-Paul Chabrier, c'est un bonheur incroyable! Cest pour cela que je fais tout pour attirer les littéraires qui aiment le rêve, l'humour et les promenades (interview, présentation en médiathèque de ses livres, parution en revue, etc.). Je me dis qu'il faut en parler car je suis convaincue qu'il a un cercle de lecteurs qui ne savent pas qu'il existe, comme moi jusqu'à il y a peu.
Merci pour lui d'en faire écho, Christian. J'espère que tu seras emballé autant que moi, je le crois.
Écrit par : Pascale | 11 décembre 2007
Juste un mot, pour allonger la sauce… Depuis quelques semaines, l'université traverse une période très difficile. La crise est profonde. Elle est un reflet parmi d'autres de ce qui est mis en place, ici et là, sur le plan social et politique. Qu'il faille changer les choses à l'université est évident, mais la loi Pécresse est inquiétante. La culture est menacée, au profit d'une conception bien courte de l'économique. Nous marchons la tête en bas. Et les médias n'en disent plus rien depuis des semaines. En ce moment, c'est à croire que les médias sont noyautés. À l'université du Mirail de Toulouse où je suis, le malaise est profond, mais ce malaise s'exprime partout. Pour info, voir le site de "Sauvons l'université". Merci de diffuser l'info…
Pour le monde du "spectacle", ce qui se passe dans les opéras est aussi inquiétant.
Il ressort un grand principe actuel, martelé par le pouvoir en place : seul l'utile vaut ; la culture est inutile (dans une vision très réductrice de l'utilité, bien sûr), le grec ancien est inutile, la philosophie est inutile, etc. C'est en valorisant ce qui "sert", dans ce sens (c'est-à-dire dans le sens où "l'action" vise à remplacer la pensée", où "l'efficacité" se substitue à la "dignité"), qu'on renforce la servitude en lui donnant l'apparence du choix. Ce pragmatisme de bazar est dangereux, pernicieux, violent, morbide. Bref, peut-être est-il urgent de relire le "Discours de la servitude volontaire" de La Boétie.
Bon dimanche !
Écrit par : J.-J. M. | 15 décembre 2007
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