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09 novembre 2019

Ma nuit du mur (à propos des trente ans de la chute du mur de Berlin)

2104252116.JPGOn a dû vous poser la question : Et toi, que faisais-tu ce 9 novembre 1989 ?
La chute du mur de Berlin fut pour moi un non événement parce que je vivais ce jour-là ou plutôt cette nuit-là un des plus importants épisodes de ma vie, la naissance de ma fille.

Il faut dire qu’à cette époque, j’avais le nez dans le guidon car cela faisait déjà trois ans que la hiérarchie du quotidien régional pour lequel je travaillais songeait à se débarrasser de moi. La pression qui m’était infligée augmentait à la mesure des espoirs qu’on fondait sur ma démission, cadeau que je n’étais pas disposé à offrir à mon employeur. Jusqu’en 1992, date à laquelle je négociai financièrement mon départ, les coups tordus tombèrent si dru que, transposée de nos jours, la situation m’eût logiquement conduit à entamer une procédure pour harcèlement. Hélas, personne ne parlait en ces années de ce qui était déjà une stratégie patronale programmée depuis le début des années 1980 dans les entreprises. Alors, dans ces conditions, le mur de Berlin...

De toute façon, mes chefs (petits, très petits chefs en vérité) se souciaient ce 9 novembre 1989 d’une actualité autrement plus importante à leurs yeux que la chute du mur de Berlin.

Figurez-vous que dans une localité située à une quarantaine de kilomètres de mon agence locale, un engin de travaux, une pelle mécanique, s’était retrouvée précipitée au fond du trou qu’elle venait de creuser. Il n’était pas plus question de laisser une information d’une telle importance aux concurrents que de confier ce scoop à un simple pigiste ou correspondant local dont le seul effort eût consisté à donner un petit coup d’autofocus en direction de l’infortunée pelle mécanique. Je fus donc d’autorité investi de l’urgentissime mission d’aller photographier la catastrophe (40 kilomètres) et d’apporter le rouleau à la rédaction départementale (70 kilomètres) afin qu’un tireur de labo apposât sur le négatif ses empreintes digitales au motif qu’il avait préalablement casse-croûté au saucisson (à chacun ses petites faiblesses). Entre temps, je me débrouillai pour suivre au plus près la seule actualité qui m’importait ce soir-là, celle qui réclamait normalement ma présence à la maternité située à 15 kilomètres de chez moi mais hélas à 4O kilomètres de la rédaction départementale où j’envoyai valdinguer la précieuse pellicule. Telle était l’ambiance de travail en cette dynamique équipe dont certains membres me reprochaient de sécher avec constance les joyeuses sorties de l’Amicale des Journalistes.

Ce 9 novembre 1989, alors que la naissance de ma fille était annoncée pour la nuit, ma hiérarchie m’avait infligé au minimum 150 kilomètres de petites routes pour publier la photo d’une pelleteuse au fond d’un trou. Je fus malgré tout, heureusement, au rendez-vous avec ma fille qui naquit vers 3h ce 10 novembre où j’étais programmé en congé sur le planning, ce qui me permit de reléguer à sa juste place, c’est-à-dire dans le néant, la piteuse réalité de mon travail dans un torchon.

Alors, vous pensez bien, le mur de Berlin, c’était le cadet de mes soucis cette nuit-là.

Quant aux conséquences de sa disparition, il en est bien sûr d’heureuses mais ce n’est pas une raison pour oublier que depuis, les bandits et les hommes d’affaire (qui sont parfois les mêmes) n’ont jamais circulé avec autant d’aisance que dans le merveilleux espace de liberté dont vous et moi profitons désormais, une fois de temps en temps pendant les vacances quand nous avons les moyens et le loisir d’en prendre.

Fin de la commémoration.

 

08 novembre 2019

Interlude musical

1974222230.jpgOn ne connaît pas la date exacte de composition du motet Cantate Jordanis incolae de Jean Gilles (1668-1705) mais quand on sait que ce compositeur est mort à 36 ans, on a une idée de son génie juvénile... Voici un deuxième extrait (le début) après celui que j'avais récemment partagé.

 

06 novembre 2019

Extrait de mon prochain roman

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J’éprouvais certes de la joie à liquider ainsi une décennie d’énergie et de créativité gaspillées dans le travail mais j’étais du même coup conscient des problèmes qui allaient vite succéder à cette éphémère ivresse de la liberté. Telle est la cruelle aliénation du travail qui tourmente aussi bien celui qui détient un emploi que celui qui s’en trouve privé. Comme pour étayer cette triste évidence, un homme qui faisait souvent la manche près de l’église et qui se rendait vers son « lieu de travail » juste avant le début de la messe me persuada de lui donner une pièce. J’espérais que mon geste m’attirerait les faveurs de la Providence en prévision d’une probable période de vaches maigres. Bien sûr, j’aurais pu aussi compléter mon attitude charitable par ma présence à la messe dominicale mais la situation n’atteignait pas les sommets de gravité qui eussent justifié d’en arriver à une telle extrémité. En outre, bien que j’en fusse chagriné, je n’avais pas la Foi. J’aimais pourtant l’atmosphère des églises à l’abri desquelles une simple migraine vous donne un air recueilli et même l’ambiance des Offices pendant lesquels on peut dormir debout et ne rien faire sans en essuyer le moindre reproche. Mais jamais je n’avais pu déceler en ces lieux ou en moi-même le plus petit signe d’une présence divine. Et ce n’était pas faute d’avoir allumé cierges et veilleuses que j’avais scrupuleusement payés au prix indiqué. Mais rien n’y faisait et, à défaut de cette foi dont mon esprit ne parvenait pas à s’imprégner, je me contentais d’en espérer au moins un signe.

Cette position d’attente convient de toute façon à ma nature qualifiée de contemplative par celles et ceux qui apprécient ma compagnie et de molle et indécise par les autres. Mais vraiment, quel regret de ne pouvoir adhérer à cette belle histoire ! La félicité éternelle pour ceux qui n’ont rien ou pas grand-chose à se reprocher et les affres de la damnation pour les autres, mes voisins du dessus par exemple, qui me saluent chaque dimanche matin d’une aubade de perceuse-ponceuse ou encore les voisins d’à côté qui mobilisent une débauche de technologie pétaradante contre trois herbes folles. Ah ! Que le destin de tout ce monde soit de finir en grillades dans le barbecue de Belzébuth, oui, quelle belle histoire ! Et c’est ainsi que j’imagine avec délice les pompes du jugement dernier engloutissant en musique les bricoleurs insomniaques et tous les solistes du grand orchestre des tondeuses, rotofils et autres souffleurs de feuilles, toutes ces cohortes de fâcheux à moteurs.

Ce fut justement un moteur qui me tira de ces oiseuses rêveries auxquelles j’aime tant m’abandonner. Une fluorescente petite voiture bourrée d’électronique qui semblait sortir des chaînes de montage, un bolide décapotable spécialement pensé et conçu pour les jeunes mais que seuls peuvent s’offrir des retraités aux pensions grassouillettes, stoppa à ma hauteur dans un crissement de pneus. C’était tante Marcia, cramponnée au volant, les épaules resserrées, flanquée de Fortunat qui tenait ses fesses sur son Panama et serrait la tête (pardon, je m'embrouille, je voulais dire qui tenait son Panama sur sa tête et qui serrait les fesses).

— Je ne savais pas que vous aviez votre permis, félicitations Tante Marcia, hasardai-je.

— Abstiens-toi de me flatter inutilement et passe demain à la maison récupérer les clefs, répliqua-t-elle sèchement. Quant à mon permis, feu mon incapable de mari n’a jamais été fichu de m’encourager à prendre des leçons. Heureusement que Fortunat me donne quelques rudiments.

Je me doutais bien que ma vieille tante mais cependant jeune conductrice avait prononcé une autre phrase que je ne pus toutefois entendre en raison du hurlement sauvage  que produisirent les pneus du véhicule désormais réduit à un nuage de poussière vrombissant à l’horizon de la rue par miracle déserte à cette heure-là. Beaucoup plus reposante, l’Ami 6 recueillit mollement mes quatre-vingt six kilos et ma décision de consacrer quelques minutes à faire le point. J’éprouve très souvent le besoin de faire le point tant l’existence me paraît agitée et compliquée. C’est même pour moi une absolue nécessité. Rien qu’en une journée, je fais le point un nombre incalculable de fois. Aussi, je n’enchaîne que rarement deux actions consécutives, jugeant plus sage et plus pratique de faire le point plutôt que de prendre des décisions rapides donc forcément inconsidérées. D’ailleurs, rien ne me contrarie autant que d’avoir à prendre des décisions. Parfois, je fais le point si longtemps que je finis par en oublier la décision. Mais cela n’est pas grave car il y a tant de décisions à prendre dans la vie que je peux bien en laisser sombrer quelques-unes dans l’oubli. Le monde s’arrêterait-il de tourner pour autant ? Non. Et de toute façon, si le monde s’arrête un jour de tourner, il n’y aura plus aucune décision appropriée car ce sera la fin. Je pense souvent à la fin du monde. Cela me permet d’envisager l’avenir avec plus de sérénité. Face à cette éventualité, mon licenciement est un événement qui prend sa véritable dimension, celle d’une chiure de bactérie.

Avant de démarrer, je fis de nouveau le point pour tenter d’anticiper les conséquences purement économiques du plan de tante Marcia, ce qui me conduisit très vite, c’est-à-dire au bout d’une petite demi-heure, à envisager le profit que je pourrais tirer de cette opportunité : des mois de loyer économisés le temps de me voir venir, l’agrément d’une grande maison bourgeoise où la seule contrainte se résumerait à servir un repas quotidien au chartreux, un félin qui n’avait pas un mauvais fond malgré une propension à oublier de rentrer ses griffes lorsqu’il venait se pelotonner affectueusement contre la cuisse accueillante d’un visiteur.

Satisfait du pragmatisme dont je venais d’enrichir ma réflexion, je réussis à démarrer l’Ami 6 du premier coup, ce qui me parut de bon augure. Je me promis de faire une autre fois le point dès mon arrivée chez moi. Lorsque celle-ci survint, les habitants de l’immeuble présents à leur domicile en furent comme d’habitude informés par les râles entrecoupés de hoquets émanant de l’Ami 6 lors des opérations de rétrogradage, de freinage et de tentative d’arrêt du moteur. En effet, s’il arrivait à ce dernier de se montrer récalcitrant au démarrage, il pouvait aussi, parfois, refuser de s’arrêter. Mais cela n’était guère gênant pour le voisinage excepté lorsque cela se produisait à une heure avancée de la nuit ou aux petites heures de l’aube.

Extrait : © Éditions Orage-Lagune-Express 2019, tous droits réservés