08 octobre 2007
De sauvages colères
En complément des réponses aux questions que Jean-Jacques Nuel a bien voulu me poser (en ligne sur son blog), je reprends ici ce texte que Joseph Vebret avait accueilli dans une rubrique intitulée La Tribune du lundi sur le thème « Pourquoi la littérature ? ».
Dans mon grand jardin d’enfance, vers l’âge de dix ans, je m’ennuyais beaucoup et souvent. J’avais peur dès que je m’en éloignais. Un jour, je me suis dit : ce n’est pas possible, tu ne peux pas continuer à t’ennuyer ainsi dans la vie. Alors, je me suis mis à écrire. J’ai aussitôt remarqué que le pommier devenait un monde à lui seul, que le lézard des murailles, « chef-d’œuvre de la bijouterie préhistorique » pour citer Francis Ponge que j’étais encore loin de découvrir, avait quelque chose d’une créature mythologique. Je testais des histoires sur moi et après, je les racontais aux autres. Certaines produisaient un effet, d’autres non. J’essayais d’écrire celles qui avaient réussi. Je n’y arrivais pas. Première prise de conscience : un jour, j’écrirai pour de bon. J’ai déjà eu un peu moins peur. Il a ensuite fallu que tout cela mûrisse et des années sans écriture ont passé jusqu’au début de l’adolescence durant laquelle j’ai de nouveau tenté d’écrire des poèmes romantiques imités de mon idole du moment, Victor Hugo. Échec total. L’ennui revenait. Je suis tombé malade (sérieusement) et de nouvelles années se sont écoulées sans écriture, sans tentatives abouties. Après, j’ai quitté le lycée. C’est une fois dehors, libéré des programmes et de certains enseignants, que quelque chose a commencé à frémir. J’ai produit des textes en vers et en prose que je n’ai pas tous détruits. J’en ai même publié quelques uns dans de petites revues. Ensuite, tout a évolué autrement. Je suis sorti peu à peu du cycle « écriture-non-écriture ». Ne pas écrire ou écrire peu, voire presque rien, ne m’apparaissait plus comme une incompétence. J’avais fini par comprendre que le véritable et principal travail d’écriture n’était pas uniquement celui de la rédaction et qu’il survenait parfois à mon insu dans ces périodes inactives que je considérais à tort comme infertiles, pas négatives, mais disons improductives. Le plus aguerri des écrivains a toujours, je crois, beaucoup de mal à accepter l’idée selon laquelle ne pas noircir des pages et des pages ne signifie pas que la source est tarie. J’ai compris cela en faisant mon jardin. La terre doit se reposer. En surface, c’est le calme plat. Dessous, cela continue.
Mes pires périodes de véritable infécondité ont coïncidé avec les époques au cours desquelles j’ai été avalé par mon travail. Il faut dire que j’avais choisi le plus dangereux des boulots pour quelqu’un qui prétend se lancer dans l’écriture (je parle de l’écriture littéraire, le reste, c’est autre chose). « Choisi » n’est d’ailleurs pas le mot juste. Un poste de journaliste professionnel dans l’agence d’un quotidien régional s’était présenté. Après un ou deux ans de ce travail que j’ai gardé une décennie, je me suis aperçu que l’écriture me quittait. Devoir écrire tous les jours sur tout et n’importe quoi à toute vitesse m’obligeait à utiliser des stéréotypes d’écriture dont le vide reflétait la vacuité des sujets que j’avais à traiter. Je vous en épargne la liste. Ouvrez un quotidien régional et vous vous ferez vite une idée de ce qui me vidait de toute créativité. Écrire, c’est traquer le sens. Écrire sans cesse sur ce qui n’en a aucun, c’est nier l’écriture. Pour quelqu’un qui aspire à devenir écrivain, c’est très dangereux. Cela équivaut presque à un suicide intellectuel. Je soupçonne quelques journalistes rencontrés durant ma brève « carrière » d’avoir suivi ce chemin avant d’aboutir à un cul de sac en forme de cul de bouteille. (Je parle ici des plus intelligents). J’avais d’autres projets que la cure de désintoxication, alors j’ai organisé la résistance. Puisque je n’arrivais plus à écrire à cause de toutes les assemblées générales et les réunions ineptes auxquelles je consacrais mes journées et mes soirées, il me fallait d’abord maintenir le lien avec l’écriture, la vraie, la seule, par tous les moyens. Au point où j’en étais, tout était bon, y compris de me balader toute la journée, où que j’aille et quoi que je fasse avec un livre, un livre dans la main. La nuit, je n’avais qu’à tendre le bras pour le toucher, le sentir là, sous la lampe. Au bureau, dans le salon de coiffure, dans la salle d’attente du dentiste, un livre, partout me protégeait. Je me servais de ce fétiche pour conjurer les forces maléfiques qui m’encerclaient. Lire ces livres m’importait autant que de les transporter, de les manipuler, de les soupeser et de les tourner en tous sens. Montale, Brodsky, Pessoa, Mandiargues, Calaferte, Nabokov, Duras, Luzi, Sereni, Jaccottet, Char, Carver, Ungaretti, Cernuda, Cossery, Pavese, Tardieu, Giono, Kavvadias, Landolfi, Saba, Bowles, Beckett, Ramuz, Hamsun, Kundera, Penna..., mes fringales littéraires de l’époque faisaient désordre sur le bureau d’un localier. Petits lampions têtus dans le brouillard d’une vie de journaleux, ces piles de livres en équilibre précaire ont un beau jour enseveli la note de frais d’un pigiste sportif qui n’avait déjà pas grande estime pour la littérature. Belle victoire des Lettres sur les chiffres ! Que ces grands écrivains me pardonnent de m’être servi de leurs noms pour dire le mot de Cambronne aux collègues malveillants, aux amis menaçants, aux petits chefs rancis, et à toute l’armée de ceux qui sont payés pour vous mitonner des « aurores à gueules de tenailles » pour reprendre une image de René Char.
À cette époque, je pouvais dire « ne me secouez pas car je suis plein de colère ». Celle-ci était bien sûr destinée à celles et ceux qui me rendaient la vie impossible au travail mais je la dirigeais aussi contre moi-même, incapable que j’étais de me soustraire aux travaux ridicules qui plombaient mon existence. La colère est l’un des bons terreaux de l’écriture, à condition de savoir la détourner du particulier qui l’a suscitée pour l’orienter contre l’universel de l’ennui et de la malveillance. Le grand chic, le talent, c’est d’exprimer cette colère en termes choisis, dans un style qui vous est propre, calmement, extraire et produire du sens en fourrageant à pleines mains dans la boue individuelle. Le plus délicat des sonnets, la plus suave des mélodies, tous les chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature sont aussi de sauvages colères contre tous les buveurs de sang qui nous transforment le monde en caserne et à qui la beauté provoque des œdèmes de Quinque, des descentes d’organes, des occlusions, des coliques, des furoncles et des gangrènes gazeuses. Le jour où j’ai compris cela, j’ai voulu mettre mon grain de sel. Voilà comment cela m’est venu, en fait, la littérature. Et je ne me suis plus jamais ennuyé.
01:35 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : Carnets, littérature, écriture, Christian Cottet-Emard
10 septembre 2007
Entretien avec Jean Pérol
Photo : Jean Pérol au bord du lac Genin, dans la campagne au-dessus d’Oyonnax. (Photo Christian Cottet-Emard).
À l’occasion de la parution du roman de Jean Pérol, « Le soleil se couche à Nippori », éditions de la Différence, que j’ai inscrit à mon programme de lecture, je mets en ligne cet extrait d’un entretien avec l’auteur de « Un été mémorable », éditions Gallimard. Cette rencontre avec Jean Pérol date d'une vingtaine d'années et avait pour cadre le lac Genin, près d’Oyonnax. J’ai choisi cet extrait, que j’ai par ailleurs publié dans la revue Le Croquant n°4 (hiver 1988), tant les propos de Jean Pérol me paraissent plus que jamais d’actualité.
Christian Cottet-Emard
Le créateur, dans une société cherchant en permanence à enfanter des systèmes, des « ismes », en est-il aujourd’hui au point de s’arracher aux doctrines politiques, esthétiques, pour trouver son salut et celui de ceux qui reçoivent et participent à sa parole ?
Jean Pérol
De nos jours, nous avons connu le structuralisme, le « tel-quelisme », etc. Cela n’aura pas plus d’importance... L’important sera les individualités qui auront complètement échappé à tout cela. Quand les choses seront plus calmes, on verra que Jacques Réda a beaucoup plus d’importance que Marcelin Pleynet, par exemple. En littérature, ceux qui ont compté n’étaient pas ceux qui maniaient les « ismes ». Avant, lorsque les médias n’étaient pas là, il fallait inventer, le surréalisme, par exemple. Mais quand on regarde : René Crevel - Jacques Prévert, qu’est-ce que cela veut dire ? Robert Desnos - Paul Eluard, quoi de commun ? Roger Vailland - Roger Gilbert-Lecomte ? C’est parti de tous les côtés.
C.C-E
Maintenant que les systèmes éclatent, que les idéologies s’essoufflent, que la politique sombre dans la langue de bois, que vont faire les écrivains, les poètes ?
JP
C’est maintenant que cela devient intéressant. Finies les béquilles qui portent les à moitié paralytiques ! Il faudra que les gens sachent vivre, réfléchir et penser par eux-mêmes, trier le faux du vrai, les apparences de l’être et non pas en se réfugiant dans un système.
C.C-E
Où se situe le poète dans ce contexte différent ?
JP
Le poète est le remords de l’époque, disait Saint-John Perse. Cela s’accentue de plus en plus parce que la bêtise monte. L’artiste devient de plus en plus scandaleux parce que, finalement, l’art est un immense combat contre la bêtise, pour devenir une âme, une sensibilité, une intelligence, enfin, quelque chose relevant de l’être. Il existe une sorte de morale d’artiste selon laquelle on est sans arrêt obligé de donner son avis et on se fait détester. Notre époque s’éloigne à vitesse « grand V » de tout ce qui représente l’univers de la pensée. Comme la poésie est une des composantes essentielles de l’horizon de la pensée, elle est une des premières à dérouiller, mais pas plus que le théâtre d’avant-garde ou la philosophie, ou tout ce qui témoigne d’un peu d’exigence et de hauteur.
C.C-E
« Le poète remords de l’époque », cela renvoie aux sous-titres de vos recueils...
Prenons par exemple votre livre « Maintenant les soleils » sous-titré « journal-poème ».
JP
Tous mes sous-titres étaient faits exprès, à un moment où la poésie n’avait rien à voir avec le quotidien. Ce ne devait être qu’une mécanique linguistique dans laquelle on se livrait à des expériences. Maintenant, tout le monde a retourné sa veste. Mais en 1972, la biographie, interdite ! Le « je », le quotidien, interdits ! Donc, moi, uniquement pour enquiquiner, j’avais appelé ça « journal-poème » pour bien dire : ce sont des poèmes qui parlent de la vie de tous les jours, des signes que je donnais pour me faire entendre, comme mon premier recueil intitulé « Le Cœur véhément ». Mais, à ce moment-là, on déniait tout sentiment, tout droit au sentiment à la poésie. Alors, toujours pour embêter, j’ai pris ce titre presque « à la rictus », Le Cœur véhément, pour qu’on voie bien qu’il s’agit d’une histoire de cœur. Après, il y avait « récit-poème » parce que la poésie raconte. Les gens ont compris. Alors, j’ai appelé ça « poèmes », tout simplement.
C.C-E
Le langage de la poésie vous semble-t-il, malgré tout, plus actuel que celui des idéologies, des systèmes ou des doctrines, bref, de la politique dans un sens très large ?
JP
Quand on ne fait de la poésie que jeux et réflexions sur le langage, c’est mauvais. Mais lorsqu’on écrit de la poésie qui n’est que du « moi » facile qui dégouline sans réflexion sur le rôle de maintien du langage qu’elle doit revêtir, sur son rôle de mise à jour du langage et sur celui de son maintien en vie, c’est foutu aussi. Cela sera difficile à faire comprendre aux gens. La poésie est la forme supérieure de la littérature parce qu’elle doit être une espèce de formulation définitive. C’est pour cela qu’après, elle ne vieillit pas, qu’elle tient. Il faut qu’au moment où cela vient, cela soit assez parfait pour résister à toutes les modes et à une société qui sera complètement différente. Il y a encore des textes de Ronsard, de Villon qui fonctionnent, et pourtant, quoi de commun entre la société de Ronsard et la nôtre ?
17:25 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Jean Pérol, poésie, littérature, roman Le soleil se couche à Nippori, éditions La Différence, Un été mémorable, Gallimard
08 septembre 2007
Youpi, c'est la rentrée (« littéraire »)
- C’est mon sujet !
- Non, c’est mon sujet !
- C’est mon sujet aussi !
- Non, c’est le mien et t’as pas le droit de t’en servir !
- Si, j’ai le droit.
- M’sieur, M’sieur, elle m’a pris mon sujet !
- C’est pas vrai !
- Si, elle me l’a pris et elle arrête pas de s’en servir !
- Dites, les gamines, vous avez pas bientôt fini de vous chipoter ?
- Elle a pas le droit de se servir de mon sujet et elle s’en sert quand même...
- Oui, je m’en sers quand je veux, où je veux et comme je veux !
- Allons, allons, mes petites, vous pouvez bien jouer toutes les deux avec ce sujet sans vous disputer.
- Na-na-na, c’est mon sujet et pas le tien, na-na-na !
- Vous voyez, M’sieur, elle est méchante !
- Na-na-na, c’est mon sujet et pas le tien, na-na-na !
- Toi, cesse donc d’en rajouter avec ton caractère de cochon ! Et toi, laisse-la jouer avec ce sujet qui appartient à tout le monde. Comment voulez-vous que je fasse mes comptes si vous passez votre temps à vous voler dans les plumes !
- C’est mon sujet !
- Non !
- Si !
- Ah, tu le veux, ton sujet ? Eh ben regarde ce que j’en fais de ton sujet ! Je le prends, je le boulotte et je fais un tas de trucs avec !
- Mon sujet... Elle me l’a bouffé ! C’est pas vrai ! Elle m’a bouffé mon sujet !
- Miam, miam, grouimf, grouimf, hum, le bon sujet, qu’il est bon ce sujet, grouimf, grouimf ! Miam !
- T’as pas le droit de faire ça, t’as pas le droit !
- Grouimf, miam, beurk.
- Ah, t’as voulu bouffer mon sujet, eh ben prends ça ! Paf, en pleine poire !
- Et vlan, voilà pour toi, retour à l’envoyeur ! Beurk.
- Mais j’hallucine ! Elles sont pas vraies ces deux-là ! Je vais sévir. Attention, je vais sévir !
- Mais M’sieur, elle m’a pris mon sujet et elle l’a bouffé !
- Tu m’embêtes à la fin avec ton sujet.
- Je veux qu’elle me le rende !
- Tais-toi ! Tu me gaves ! Et d’abord, elle peut pas te le rendre le sujet...
- Pourquoi M’sieur ?
- Parce qu’elle l’a déjà digéré.
- Non, non, non ! C’est mon sujet, c’est mon sujet !
- Alors là, tu dépasses les bornes. Puisque c’est comme ça, tu seras punie. Et à l’avenir, prends exemple sur ta copine, regarde comme elle est sage maintenant.
- (Grouimf ?)
14:33 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : Rentrée littéraire, livres, édition, polémique