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22 novembre 2007

Le traité est mort, vive le traité !

Pelotonné au fond de la banquette d’un train de l’Est européen, l’écrivain dilettante Christian Cottet-Emard grignotait quelques chips rances qui lui restaient de son précédent voyage.

Lui qui, dans une autre vie, n’avait jamais quitté ses chères forêts d’épicéas et qui se sentait en terre étrangère à moins de quinze kilomètres de son domicile, était devenu par la force des choses un véritable nomade, un écrivain voyageur forcé en quelque sorte. Par la vitre poisseuse, les confins grisâtres des plaines de l’Europe défilaient sans attirer le regard des autres voyageurs parce qu’ils connaissaient désormais ce paysage par cœur et qu’ils dormaient d’un sommeil accablé par toutes ces journées et ces nuits de transport ajoutées à ces longues semaines de travail sous des cieux si éloignés de leurs terres natales respectives qu’ils en devenaient abstraits pour ne pas dire absurdes.

À chaque frontière qu’il parvenait encore à identifier, Christian Cottet-Emard essayait de deviner dans quel pays roulait le train mais il n’y parvenait pas toujours car le paysage était partout le même, un long ruban de zones industrielles puantes que seules les montagnes aujourd’hui privées de leurs neiges éternelles arrivaient encore à interrompre. Parfois, le train s’arrêtait dans des villes inconnues et chargeait des bataillons de travailleurs hâves qui tentaient, comme Christian Cottet-Emard, de profiter de l’unique jour férié européen, lequel, cette année, tombait un vendredi, ce qui permettait de jouir d’un grand week-end, comme dans l’ancien temps. Grâce à cette incroyable aubaine, il allait pouvoir passer un après-midi avec sa famille au bord du lac Genin, au milieu des belles forêts des temps heureux, avant de repartir pour deux jours de train en espérant arriver à l’heure au boulot.

Lorsqu’il travaillait encore dans sa petite ville française, Christian Cottet-Emard mettait à peine cinq minutes pour aller se promener dans la forêt. Après, il rentrait à la maison pour déjeuner puis se rendait à pied à son travail qu’il se payait le luxe d’exercer à temps partiel pour pouvoir continuer d’écrire ses livres en paix. Mais cette époque était bien révolue et comme il ne pouvait pas vivre de sa plume, l’écrivain du dimanche n’avait eu d’autre choix que de se conformer à l’injonction du SMO (Service de la Mobilité Obligatoire) qui s’occupait du reclassement en Roumanie des malchanceux qui s’étaient fait piquer leur emploi par un ordinateur indien ou chinois. Ainsi Christian Cottet-Emard parcourait-il l’heureuse Europe de ce 21ème siècle sillonnée en long et en large par des convois de travailleurs hagards comme elle l’avait été, au début du siècle précédent, par des trains bondés de soldats promis au casse-pipe.

Heureusement, Christian Cottet-Emard approchait de ses 80 ans et il allait bientôt pouvoir, dans dix ans, faire valoir ses droits à la retraite, période bénie durant laquelle un copain du club du quatrième âge cognerait son fauteuil roulant au sien en lui demandant : tu écris toujours ?

Eh ! Christian ! Réveille-toi ! Mais réveille-toi ! Ce n’est rien, calme-toi... Ce n’est qu’un cauchemar. Tu as encore trop mangé hier soir ! me dit mon épouse. Ben oui, j’ai trop mangé mais surtout, j’ai encore rêvé que le « oui » l’avait emporté lors du référendum français sur le traité établissant une constitution pour l’Europe. Le pire, c’est qu’en revenant troubler mon sommeil en 2007, ce mauvais rêve est rythmé par une voix qui scande, narquoise : « le traité est mort, vive le traité ! »

12 octobre 2006

Dans l'automne flamboyant

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La caissière est accablée ainsi que le pompiste la vendeuse la guichetière le manœuvre de l’industrie et du bâtiment le garçon de café le directeur la secrétaire le représentant tous accablés l’employé administratif le laveur de vitres tous ils vivent des journées grises dans l’automne flamboyant

La caissière vit des journées grises dans l’automne flamboyant

Tu n’y peux rien qu’une grande partie de la population laborieuse de l’hémisphère nord déprime au travail et passe à côté de l’automne flamboyant

Toi tu ne peux rien pour la caissière tu as écrit un poème tu pourrais lui en faire cadeau elle ne saurait pas quoi dire ni faire tu la gênerais dans l’accablement de sa journée la tête des autres clients encore un de ces dragueurs

Tu as écrit un poème cette nuit peut-être n’a-t-il aucune valeur peut-être n’est-ce même pas un poème ou alors juste un fragment de poème un éclat

Tu as tiré cet éclat de poème de la mine de la vie sociale du début du 21ème siècle

Cet éclat brut de poème est devenu un poème entier parce qu’il t’a subitement relié à l’automne flamboyant même s’il ne parle pas directement de la splendeur de cette journée grise pour la caissière flamboyante pour toi

Tu as écrit ce poème sans nécessité commerciale aucun éditeur ne te l’a commandé

Il s’agit donc d’un acte absurde dans le contexte socio-économique de ce début de 21ème siècle en pleine gueule de bois européenne en plein milieu d’une petite ville industrielle française des massifs boisés du Bugey dont la devise est “Improbo fabrum labore ascendit” (*)

Tu as écrit ce poème comme a crié l’effraie que tu entends le soir lorsque tu fumes un cigare sur le pas de ta porte face à la forêt toute proche

Tu as écrit comme a piaulé la buse variable qui plane au-dessus de la clairière

Tu planes disent-ils tu planes pensent tes amis vous planez pourrait te rétorquer la caissière qui vit des journées grises dans l’automne flamboyant et qui aurait plus besoin d’un jour de congé que d’un poème le pauvre voilà ce qu’il a fait de sa journée un poème il plane le pauvre si c’est pas malheureux à 46 ans

Oui tu planes parce qu’un poème de rien du tout suffit à te relier à l’automne flamboyant oui tu planes ton regard plane parce que tu as conduit l’auto de bon matin sur le chemin départemental qui grimpe à flanc de montagne jusqu’à la crête

Tu as garé l’auto près de la souche du sapin pectiné géant (225 ans plus de 4 mètres de tour plus de 40 mètres de haut couché par la tempête du 27 décembre 1999) tu as continué à pied sur la crête jusqu’au point de vue d’où ton regard plane

Depuis la crête tu planes tu vois

Tu vois tout en même temps depuis la crête tu vois la ville loin la caissière aux journées grises dans l’automne flamboyant ton poème écrit cette nuit même en écoutant le Divertimento on “Sellinger’s round” de Sir Michael Tippett, la Sinfonietta de Benjamin Britten et le cri de l’effraie

D’ici tu vois tout et tu entends tout en même temps planer et piauler la buse variable

Tu vois tu entends tu sens tout de l’automne flamboyant qui lui aussi te guette t’écoute te flaire car il le peut grâce à la forêt par l’intermédiaire d’un pic d’un sanglier d’un chevreuil d’un passereau gros comme une noix

(*) “Elle s’est élevée grâce au travail opiniâtre de ses habitants”

Copyright : Orage-Lagune-Express, 2006