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05 janvier 2007

Sur le lac gelé

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Toutes les années tu marches sur le lac de dix-neuf mètres de profondeur qui gèle en quelques nuits de lune claire

Tu te tiens debout là où les nageurs de l'été font la planche un moment avant de continuer la traversée

Tu envoies ta fumée dans les sapinières brossées au givre et au grésil

Après le havane sur le lac gelé tu peux boire un vin chaud à l'auberge silencieuse au milieu de la forêt

Tu peux aussi demander une assiette anglaise et contempler depuis la fenêtre le chemin que tu as parcouru sur la glace

Tout cela n'a l'air de rien et ne vaut peut-être pas le projet d'un poème c'est juste ta vie dans ses paysages

Et tu sais depuis l'enfance d'où tu voyais déjà le lac derrière la même fenêtre que ces jours ne sont pas des rêves

Le lac gelé dans la forêt de résineux la fenêtre de l'auberge le vin chaud l'assiette anglaise sont des prodiges de réalité

Et nulle part si tu partais si tu te perdais tu ne pourrais retrouver ce lac cette forêt cette auberge uniques et irremplaçables

Comme l'est tout ce qui peut être perdu ainsi que le veut notre consolation


Copyright : Orage-Lagune-Express, 2007.

23 octobre 2006

Comment tu t'es transformé en érable champêtre

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Tu arrivais contre le vent le chevreuil ne t’a pas senti (une chevrette avec son faon)

Lorsqu’elle t’a vu il était trop tard le faon se risquait trop loin pour qu’elle puisse le récupérer tout de suite et bondir avec lui dans le monde des chevreuils

Tu ne bouges plus elle te fixe dresse les oreilles tu ne bouges plus elle ne bouge plus

Son réflexe de détaler mélangé avec l’idée de récupérer le faon l’immobilise

Elle te fixe et guette le moindre de tes mouvements un battement de paupières une respiration et son faon pas très loin mais trop loin d’elle

Elle te jauge elle s’inquiète mais ne fuit pas elle te fixe toujours tu n’as pas bougé d’un cil

Elle cherche à t’impressionner par toute une série de bruits comiques elle souffle chuinte jappe elle veut t’intimider tu ne bouges toujours pas

Tu sais très bien faire ça ne pas bouger pendant longtemps

Et au-delà d’un certain temps elle va t’oublier

Car pour elle une créature qui ne bouge pas pendant longtemps disparaît tout simplement de la circulation

La chevrette t’a oublié parce que tu ne bouges plus et comme tu es arrivé contre le vent elle ne te sent pas tu n’es plus pour elle

Tu n’es plus pour elle qu’un détail de la forêt peut-être cet érable champêtre sous lequel tu ne bouges plus et que pour cette chevrette tu es devenu

L’érable champêtre n’est pas un arbre qui se donne en spectacle il a peu d’ambition comme toi si ce n’est celle de vivre et d’éviter les ennuis

Te transformer en érable champêtre tu aurais bien aimé y arriver plus tôt dans les premières périodes pénibles ou stupides de ta vie

Devant la haute porte fermée de l’école primaire Sainte-Jeanne d’Arc qui faillit si souvent devenir la grande porte de la fugue : disparu le gamin en retard à sa place un érable champêtre

Au-dessus du gouffre du cahier de calcul où les baignoires débordent où les trains n’arrivent jamais à l’heure où s’additionnent les retenues : plus personne juste un érable champêtre

Au tableau poésie à réciter par cœur (qu’est-ce que le cœur et la poésie ont à voir là-dedans ?) : hop un érable champêtre

Dommage qu’il ait fallu attendre quarante-six ans mais ça valait le coup quand même ô vaillante et ingénieuse petite chevrette !


Copyright : Orage-lagune-Express, 2006

12 octobre 2006

Dans l'automne flamboyant

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La caissière est accablée ainsi que le pompiste la vendeuse la guichetière le manœuvre de l’industrie et du bâtiment le garçon de café le directeur la secrétaire le représentant tous accablés l’employé administratif le laveur de vitres tous ils vivent des journées grises dans l’automne flamboyant

La caissière vit des journées grises dans l’automne flamboyant

Tu n’y peux rien qu’une grande partie de la population laborieuse de l’hémisphère nord déprime au travail et passe à côté de l’automne flamboyant

Toi tu ne peux rien pour la caissière tu as écrit un poème tu pourrais lui en faire cadeau elle ne saurait pas quoi dire ni faire tu la gênerais dans l’accablement de sa journée la tête des autres clients encore un de ces dragueurs

Tu as écrit un poème cette nuit peut-être n’a-t-il aucune valeur peut-être n’est-ce même pas un poème ou alors juste un fragment de poème un éclat

Tu as tiré cet éclat de poème de la mine de la vie sociale du début du 21ème siècle

Cet éclat brut de poème est devenu un poème entier parce qu’il t’a subitement relié à l’automne flamboyant même s’il ne parle pas directement de la splendeur de cette journée grise pour la caissière flamboyante pour toi

Tu as écrit ce poème sans nécessité commerciale aucun éditeur ne te l’a commandé

Il s’agit donc d’un acte absurde dans le contexte socio-économique de ce début de 21ème siècle en pleine gueule de bois européenne en plein milieu d’une petite ville industrielle française des massifs boisés du Bugey dont la devise est “Improbo fabrum labore ascendit” (*)

Tu as écrit ce poème comme a crié l’effraie que tu entends le soir lorsque tu fumes un cigare sur le pas de ta porte face à la forêt toute proche

Tu as écrit comme a piaulé la buse variable qui plane au-dessus de la clairière

Tu planes disent-ils tu planes pensent tes amis vous planez pourrait te rétorquer la caissière qui vit des journées grises dans l’automne flamboyant et qui aurait plus besoin d’un jour de congé que d’un poème le pauvre voilà ce qu’il a fait de sa journée un poème il plane le pauvre si c’est pas malheureux à 46 ans

Oui tu planes parce qu’un poème de rien du tout suffit à te relier à l’automne flamboyant oui tu planes ton regard plane parce que tu as conduit l’auto de bon matin sur le chemin départemental qui grimpe à flanc de montagne jusqu’à la crête

Tu as garé l’auto près de la souche du sapin pectiné géant (225 ans plus de 4 mètres de tour plus de 40 mètres de haut couché par la tempête du 27 décembre 1999) tu as continué à pied sur la crête jusqu’au point de vue d’où ton regard plane

Depuis la crête tu planes tu vois

Tu vois tout en même temps depuis la crête tu vois la ville loin la caissière aux journées grises dans l’automne flamboyant ton poème écrit cette nuit même en écoutant le Divertimento on “Sellinger’s round” de Sir Michael Tippett, la Sinfonietta de Benjamin Britten et le cri de l’effraie

D’ici tu vois tout et tu entends tout en même temps planer et piauler la buse variable

Tu vois tu entends tu sens tout de l’automne flamboyant qui lui aussi te guette t’écoute te flaire car il le peut grâce à la forêt par l’intermédiaire d’un pic d’un sanglier d’un chevreuil d’un passereau gros comme une noix

(*) “Elle s’est élevée grâce au travail opiniâtre de ses habitants”

Copyright : Orage-Lagune-Express, 2006