13 octobre 2022
Le début de mon roman LE SONGE DE L'HOMME ARMÉ
Du haut de cette roche poudrée de neige, il avait précédé la meute dont il était l’un des éclaireurs. Le vieux loup vit une forme étrange et mouvante se déployer au-dessus de l’horizon sinueux des collines. C’était vif, rouge et or comme une flamme ou alors comme une fleur menaçante en éclosion ou encore comme le battement d’ailes d’un grand papillon dans le ciel gris et bas. S’il avait eu conscience humaine, il aurait su qu’il s’agissait de l’étendard du seigneur de Bellegarde qui flottait dans la bise et qu’à la seule vue de cette bannière, tout commun des mortels se tenait sagement à distance ou rentrait vite chez lui. L’animal observait maintenant la lente progression du petit groupe de cavaliers, leur étendard et leur léger attelage. Il ne pouvait pas savoir que ces hommes, six archers de la garde du seigneur, son écuyer, son éminence grise l’archidiacre déchu Bruno d’Aoste, un valet et le conducteur de l'attelage étaient menés par Hugues Guillaume Enguerrand de Bellegarde dit Hugues le loup, Guillaume le taiseux et Enguerrand le pieux. Le premier surnom du seigneur de Bellegarde lui venait de sa dentition qu’un rictus d’expression accentué par une vieille cicatrice de guerre rendait partiellement apparente et qu’il avait encore presque complète et saine pour un homme de son âge, quarante-cinq ans. Comme il n’avait guère à parler pour se faire obéir de ses troupes lorsqu’il combattait encore, puis de ses proches et serviteurs une fois retiré dans ses terres où il vivait dans le silence, on l’appelait Guillaume le taiseux, mais c’est par sa prodigalité au bénéfice de l’Église qu’il était maintenant établi jusqu’en haut lieu comme le suzerain à la plus remarquable piété, ce qui faisait désormais de lui Enguerrand le pieux. Sa foi était pourtant secrètement chancelante mais l’afficher par financements, dons et offrandes de toutes sortes au clergé lui avait épargné ennuis et disgrâces en rapport avec la dénonciation par l’Église des excès de brutalité de la chevalerie à l’encontre des populations. Bien que dur au combat, au commandement et à l’administration de ses terres, Hugues le loup n’était pas personnellement compromis dans ces affaires mais il ne pouvait en permanence tenir la bride aux plus crapuleux de certains soudards coupables d’exactions et de rapines au détriment des villageois. Un autre de ses soucis avait été de faire oublier un scandale de moines débauchés et corrompus dont le retentissement avait si durablement affecté la réputation de leur abbaye que la hiérarchie avait dû se résoudre à sévir, certes mollement, notamment à l’encontre de l’archidiacre, confident et aux dires de quelques-uns, âme damnée du seigneur de Bellegarde. Enguerrand le pieux plaidant lui-même en faveur de l’archidiacre et se portant garant de lui était un fait d’une portée considérable qui ne pouvait que contribuer à calmer l’ardeur répressive de ceux qui n’ignoraient rien de ses libéralités. Dans l’étendue de son domaine, qu’il fût question d’entretien ou de construction, chaque église, chapelle ou calvaire pouvaient défier le temps grâce à la fortune du seigneur de Bellegarde.
Le vieux loup observa encore quelques instant les cavaliers et l’attelage puis retourna vers la meute en s’engouffrant dans une haute et sombre futaie.
L’attelage traversait maintenant une combe sous un ciel si épais qu’on eût dit le crépuscule avant l’heure. La température baissait mais c’était surtout la menace de la neige qui inquiétait Bruno d’Aoste. On avançait plus lentement que prévu et se retrouver immobilisé à découvert sans avoir eu le temps d’atteindre au moins la forêt profonde n’était pas une perspective rassurante. Bruno d’Aoste chevauchait au côté du seigneur de Bellegarde parce que celui-ci lui en avait exceptionnellement donné l’autorisation. Il fit part de son inquiétude. Allez voir au chariot si tout va bien avec le seau à braise et épargnez vos grivoiseries au valet, répondit le seigneur de Bellegarde. Et arrêtez de siffloter cette rengaine qui trouble mon attention. Bruno d’Aoste revint rapidement. Pas de problème avec le seau à braise, Messire. Il eut à peine le temps de siffloter de nouveau quelques mesures de la chanson de l’homme armé que le seigneur de Bellegarde le fit taire d’un regard noir. Pardonnez-moi, Messire, j’avais oublié. J’ai sans cesse cet air dans la tête depuis que je l’ai entendu savamment repris par notre grand musicien qui porte un de vos prénoms. Le seigneur de Bellegarde s’irrita. Ça va, l’abbé, vous allez encore m’ennuyer avec votre musique, comme si nous n’avions rien d’autre à penser à l’heure qu’il est ! Bruno d’Aoste avait voulu flatter le seigneur de Bellegarde en soulignant qu’un de ses prénoms était le même que celui d’un aussi grand compositeur que Guillaume Dufay mais il avait manqué son but. Il se risqua tout de même à insister. Vous en conviendrez, Messire, sauf votre respect, cette messe « L’homme armé » que nous avons tous deux écoutée l’année dernière, en nos provinces reculées grâce à votre générosité… Quelle musique ! L’attelage arrivait enfin en lisière de forêt. Pour toute réponse, le seigneur de Bellegarde haussa les épaules et héla deux des six archers. Toi, et toi aussi, allez en reconnaissance. Bruno d’Aoste leur jeta un coup d’œil furtif. On eût dit que ces archers sinistres étaient tous sortis du même ventre et qu’ils n’étaient venus en ce monde que pour décocher leurs flèches qu’on disait partout guidées par le diable lui-même tant elles rataient si peu leur cible au premier coup ; quant au deuxième, plus personne n’était là pour en parler. Avant la nuit, on établit le campement dans une clairière sans avoir besoin de trop entamer le contenu du seau à braises parce que l’air, certes froid, était encore sec et les branchages à l’avenant. Chacun obtint chichement sa ration de salaisons qu’on passait dans les flammes parfumées aux résineux. Les six archers, l’écuyer et le jeune valet mangeaient à part, près des chevaux. Le jeune valet que Bruno d’Aoste poursuivait de ses assiduités dès qu’il en avait l’occasion ne quittait pas des yeux le seau à braises dans le chariot. Bruno d’Aoste regardait sournoisement dans cette direction mais il croisait à chaque fois le regard perçant du seigneur de Bellegarde qui luisait derrière les flammes du feu de camp et qui semblait lui dire : n’en rêve même pas ! Lorsqu’il dardait ce regard, le seigneur de Bellegarde redevenait celui qui sommeillait toujours en lui : Hugues le loup, avec son rictus.
© Éd. Orage-Lagune-Express, 2022.
La musique qui m'a inspiré pour ce passage et qui correspond aux premières lignes et à la première scène.
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11 octobre 2022
Carnet photos :
Tous les jours, mes fenêtres ont un cadeau pour moi :
... Et encore un petit déjeuner dehors, hier :
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06 octobre 2022
Carnet / À propos de L'Unique et sa propriété de Max Stirner
Ma vieille édition de l'Unique et sa propriété
L’Unique et sa propriété de Max Stirner (Johann Kaspar Schmidt, 1806-1856) est un des livres rescapés des purges successives auxquelles je soumets régulièrement ma bibliothèque. Je l’avais demandé comme cadeau d’anniversaire pour mes seize ou dix-sept ans et à cette époque, j’avoue m’être plus d’une fois essoufflé à sa lecture, d’autant que la philosophie ne m’a jamais passionné.
En bon individualiste que je suis toujours et que j’étais encore plus lorsque j’étais jeune homme, le titre avait tout pour m’attirer, unique et propriété étant les deux piliers de mon édifice intellectuel, encore qu’à l’époque, je n’avais qu’une vague intuition du sens élargi que revêt le terme de propriété dans la pensée de Stirner. Je n’en compris évidemment pas toute la portée, ce qui n’avait rien de surprenant ou de honteux pour un gamin en pleine découverte. Je trouvais cette lecture ardue mais je ne pouvais m’empêcher d’y revenir entre de longues pauses, ce qui explique que l’idée de me débarrasser de cet ouvrage ne m’ait jamais effleuré.
L’adolescence et la jeunesse terminée, je laissai au rayon des souvenirs et des curiosités les constructions philosophiques et politiques de Max Stirner, lesquelles, comme tous les systèmes de pensée attachés à une cohérence extrême, se cognent irrémédiablement au réel dont s’accable la maturité. Classique, mon erreur de jeunesse avait été d’essayer vainement d’établir trop de passerelles entre les concepts de Stirner et la réalité, ce qui parasita ma lecture. Il m’eût fallu comprendre plus tôt et plus vite que la philosophie n’est pas là pour nous tracer des routes mais pour nous aider à suivre des pistes et des sentiers.
Dans l'univers des concepts, L’Unique et sa propriété n’a pas pour finalité de s’incarner dans le monde matériel en un jeune homme en quête de sens, ce que je finis par comprendre en prenant un peu de bouteille ! Et puis, nous le savons, quel terrible danger que tout système philosophique visant à se réaliser à l’état pur dans l’organisation intellectuelle d’un individu ou dans celle d’une collectivité et pire encore d’une société : folie furieuse (individuelle et collective) garantie.
Pourtant, bien rangé sur son étagère, le livre de Stirner se signale de nouveau à moi, à vrai dire depuis la révélation de la pandémie de Covid 19 avec son cortège de scandales politiques, de pression sociale et de mesures annonçant de nouvelles formes de pensées et de pratiques totalitaires. Je n’emploie pas le mot révélation par hasard. La pandémie est un révélateur de l’état de nos individualités et de nos sociétés. Elle révèle que, contrairement aux apparences, ni les unes ni les autres n’ont changé depuis les deux guerres mondiales. La même résignation, le même conformisme, la même indifférence, les mêmes comportements frileux et moutonniers, la même hypocrisie, le même cynisme et surtout la même acceptation de l’inacceptable sont au rendez-vous.
Dans les crises de folie collective, l’individu ne pèse rien, il n’est plus l’Unique et n’a plus de propriété puisqu’il appartient lui-même au soi-disant intérêt général qui n’est en réalité que l’intérêt des classes dominantes et des gens qui dorment. Au secours, Max Stirner !
Ce n’est pas non plus un hasard que ce philosophe me fasse de l’œil chaque fois que s’exerce sur moi et sur bien d’autres, évidemment, la pression du collectif, en l’occurrence d’une démocratie à la dérive en direction d’une post-démocratie dans laquelle l’individu sans réaction perdra unicité et propriété. Je ne suis pas allé par hasard me frotter à la pensée de Stirner. À l’époque où j’ai ouvert son livre pour la première fois, je vivais sous la menace du service militaire obligatoire.
Je relis maintenant de nouveau ces pages dans le monde que vient de nous révéler la pandémie, ce monde dans lequel nous nous croyions libres parce que les crises étaient éloignées de nous, voire dissimulées ou niées par des autorités non élues (sanitaires, européennes… Choisissez l’adjectif) avec la complicité de leur valetaille gouvernementale nationale.
Je suis bien sûr très loin de partager la radicalité de Stirner sur sa conception du moi affranchi de toute limite mais en ces temps où nous vivons le retour sournois et brutal de la pression voire de l’oppression du collectif sur l’individu et des attaques de plus en plus directes de la post-démocratie contre la sphère privée (pour notre bien censé correspondre en toute occasion au bien public), je crois que L’Unique et sa propriété est un livre qui a encore quelque chose à nous dire.
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00:56 Publié dans carnet, NOUVELLES DU FRONT | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : max stirner, l'unique et sa propriété, philosophie, individu, moi, individualisme, carnet, chronique, blog littéraire de christian cottet-emard, note, christian cottet-emard, lecture, société, pandémie, crise sanitaire, post-démocratie, totalitarisme, hygiénisme, europe, concepts, johann kaspar schmidt