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28 juin 2008

Le nouveau Croquant vient de paraître



croquant.jpg J’avoue une certaine émotion à signaler la parution du nouveau Croquant, n° 57-58, un numéro spécial anniversaire : le Croquant 22 ans... Et après ? Quel chemin parcouru depuis la première livraison du mois de juillet 1987 ! Quelques mois avant, un dimanche matin, je crois, Michel Cornaton m’avait téléphoné pour me proposer de rejoindre le comité de rédaction. Ma première pierre à l’édifice se limita à deux poèmes de jeunesse, « L’heur d’été » (oui, sans e, comme bonheur) et « Ordre du jour ».

Avec son sens de l’amitié et sa délicatesse, Michel Cornaton me fait l’honneur d’ouvrir ce nouvel opus par un autre de mes poèmes, « L’inversion de la fourche ». Alors oui, je suis ému, car ces deux décennies au Croquant m’ont enrichi de belles rencontres et surtout de joies inconcevables dans mon activité de journaliste professionnel. Mes années de presse régionales me semblent aujourd’hui absurdes, irréelles, alors que chaque bon moment de ces mêmes années au Croquant est pour toujours gravé dans ma mémoire.

N’ayant pas travaillé à cet imposant numéro (352 pages !) je m’étonne de m’y trouver si présent, toujours grâce à la sollicitude de Michel qui a récupéré et publié deux de mes articles dispersés, un entretien avec Jean Pérol évoquant Roger Vailland et le reportage avec photo d’une de mes visites à Jean Tardieu.
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Et puis je découvre aussi cette photo que Sylvette Germain avait prise de notre petit groupe, ce beau jour de 1991, en compagnie de Marie-Laure et Jean Tardieu.
Et puisque la poésie fut ma première collaboration au Croquant, voici mon poème ouvrant ce numéro des 22 ans. Le cercle se referme-t-il ? Pas si sûr...

L’inversion de la fourche

Le paysan en deuil du blé
planta sa fourche dents en l’air
entre le sillon et l’ornière.
Il libéra les emmurés :

« Si je n’avais semé que des épouvantails ? »
hésita-t-il en invitant les passereaux
et toutes les divinités qui font ripaille
pendant que l’ingénieur travaille du chapeau ?

« Foin des villages ancillaires,
la moisson s’engrange à l’envers ! »
riaient les fleurs dans les épis
en défiant tous ses outils.

Ce jour-là se vengeant des siècles d’esclavage,
la fourche s’envolait trop haut dans les nuages
et tous les clavelins de son vin de gelées
ne purent épingler le paysan au pré.

* Le Croquant, n°57-58. (Sciences humaines, arts, littérature). 352 pages. 23€ .
Adresse : 46 av. Mathieu Misery, 69160 Tassin-la-Demi-Lune.
Mail : revuelecroquant@yahoo.fr
www.le-croquant.com

13 mars 2008

Les mésaventures de Cardio Vasculaire

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(Extrait de deux épisodes que j’avais supprimés de mon feuilleton « Tu écris toujours ? » mais cependant publiés dans la revue Mercure n°1, novembre 2007, sous le titre « Souvenirs d’un localier »)

Ma phobie des chiffres m’a souvent jeté dans de stupides travaux alimentaires. L’une des moins reluisantes de ces activités professionnelles a consisté à faire le journaliste dans un quotidien régional qui eut ses heures de gloire en des époques bien antérieures à l’éventualité de ma naissance. La naïveté de mes vingt ans me portait aussi à croire que la pratique du journalisme permettait de consacrer un peu de temps à la littérature, ce qui est évidemment inexact.
C’est donc au fond d’un bureau d’agence locale, sous le néon jaunâtre qui sied à ce genre de cave par ailleurs excellente pour la conservation des cigares, voire propice à la culture de l’endive, de l’asperge ou du champignon de Paris, que je fis la connaissance, bien malgré moi, d’un personnage des plus antipathiques. Cardio Vasculaire (ainsi le baptisai-je dès qu’il se crut autorisé à me parler de ses ennuis de santé) était un de ces fâcheux qui débarquaient régulièrement à l’agence pour discuter le coup avec les pigistes ou le journaliste de corvée. Certains de ces bavards, presque tous retraités, étaient du matin, d’autres du soir. Cardio Vasculaire était du soir et même du dimanche soir. Ce commerçant retiré des affaires pointait son crâne d’œuf de Pâques dont on aurait dénoué le kiki à l’heure à laquelle les plumitifs des sports commençaient à jouer du téléphone pour obtenir les scores et commentaires de toutes les gesticulations dominicales, notamment celles qui dégénéraient autour d’un ballon. Le ballon, Cardio Vasculaire faisait (grise) mine de s’y intéresser et posait ainsi chaque dimanche à la même heure la même question anxieuse au localier en poste : « combien ils ont fait ? » Depuis des années, il obtenait ainsi le score de l’équipe locale de ballon en poussant la porte de l’agence, trouvant toujours un rédacteur pour sacrifier à ce petit rituel susceptible de lui procurer l’ersatz d’émotion auquel son cœur pouvait encore prétendre. Ceci dit, la maladie ne rend pas les gens meilleurs et celui-ci moins qu’un autre.
Cardio Vasculaire, pour le moins, ne m’appréciait pas. La première fois que je l’entendis me dire « Combien ils ont fait ? », je lui fis répéter la question en demandant des précisions (qui « ils », qui avaient fait quoi, etc., etc...). J’en avais aussi profité pour lui signifier mon aversion pour le sport et en particulier pour le ballon en le priant de me préciser que le rond, c’était bien le football et l’ovale le rugby, en rajoutant, au comble de la jouissance : « j’oublie toujours ! » J’ose le dire, cet homme ne me portait pas dans son cœur et j’en avais autant à son service. De toute façon, en dix ans d’exercice journalistique, je ne me suis jamais encombré l’esprit avec un seul chiffre ou nombre pouvant correspondre à un résultat de compétition sportive. Alors, « Combien ils avaient fait » , avec moi, il ne risquait pas de le savoir. En outre, ce que Cardio Vasculaire ignorait, c’est que son innocente question appelant une réponse chiffrée ne pouvait que mal me disposer à son égard. Il suffit en effet que quelqu’un me demande d’évaluer une distance, un volume, une quantité, en un mot une mesure, au moyen d’un chiffre ou d’un nombre, pour que je me sente envahi par une bouffée d’angoisse dont mon interlocuteur a vite fait d’interpréter les signes visibles comme des marques d’agressivité. Lorsque cela s’avère nécessaire, je prends la peine d’expliquer la situation aux personnes de mon entourage familial et amical. Ils me comprennent ou ils compatissent, réactions que je ne pouvais espérer de la part d’un individu tel que Cardio Vasculaire qui, pour être doté d’un gros crâne en forme de son ballon préféré, n’avait pas forcément le cerveau en rapport. Et je peux prouver ce que j’avance.
Malgré son état, Cardio Vasculaire vivait plutôt dangereusement. Il avait en effet la pitoyable habitude de jouer au loto toutes les semaines, toujours la même combinaison de chiffres et de nombres. Comme tous les riches, il voulait encore plus d’argent et il cochait donc consciencieusement, depuis des décennies, ses grilles hebdomadaires. Or, un beau jour, ainsi que cela se produit parfois, il décrocha six numéros. L’ennui, ainsi que cela se produit parfois aussi, c’est que cette semaine-là, pour une obscure raison, il n’avait pas validé son bulletin. Confronté d’un coup à trois émotions violentes (j’ai gagné, j’ai pas joué, j’ai perdu) Cardio Vasculaire fit un malaise.
Je ne sais pas s’il s’en est sorti. En tous cas, je ne l’ai jamais revu. Pourtant, lors de mon dernier jour de travail à l’agence, un dimanche justement, j’ai trouvé moyen de lui consacrer une petite pensée. Alors que j’avais vidé mon bureau et mon armoire dans deux grands sacs poubelle de cent litres, je me suis rappelé la question fusant de ce crâne blafard : « Combien ils ont fait ? » Je me suis imaginé en train de répondre : « des millions, des dizaines de millions, des centaines de millions ! »