08 octobre 2007
De sauvages colères
En complément des réponses aux questions que Jean-Jacques Nuel a bien voulu me poser (en ligne sur son blog), je reprends ici ce texte que Joseph Vebret avait accueilli dans une rubrique intitulée La Tribune du lundi sur le thème « Pourquoi la littérature ? ».
Dans mon grand jardin d’enfance, vers l’âge de dix ans, je m’ennuyais beaucoup et souvent. J’avais peur dès que je m’en éloignais. Un jour, je me suis dit : ce n’est pas possible, tu ne peux pas continuer à t’ennuyer ainsi dans la vie. Alors, je me suis mis à écrire. J’ai aussitôt remarqué que le pommier devenait un monde à lui seul, que le lézard des murailles, « chef-d’œuvre de la bijouterie préhistorique » pour citer Francis Ponge que j’étais encore loin de découvrir, avait quelque chose d’une créature mythologique. Je testais des histoires sur moi et après, je les racontais aux autres. Certaines produisaient un effet, d’autres non. J’essayais d’écrire celles qui avaient réussi. Je n’y arrivais pas. Première prise de conscience : un jour, j’écrirai pour de bon. J’ai déjà eu un peu moins peur. Il a ensuite fallu que tout cela mûrisse et des années sans écriture ont passé jusqu’au début de l’adolescence durant laquelle j’ai de nouveau tenté d’écrire des poèmes romantiques imités de mon idole du moment, Victor Hugo. Échec total. L’ennui revenait. Je suis tombé malade (sérieusement) et de nouvelles années se sont écoulées sans écriture, sans tentatives abouties. Après, j’ai quitté le lycée. C’est une fois dehors, libéré des programmes et de certains enseignants, que quelque chose a commencé à frémir. J’ai produit des textes en vers et en prose que je n’ai pas tous détruits. J’en ai même publié quelques uns dans de petites revues. Ensuite, tout a évolué autrement. Je suis sorti peu à peu du cycle « écriture-non-écriture ». Ne pas écrire ou écrire peu, voire presque rien, ne m’apparaissait plus comme une incompétence. J’avais fini par comprendre que le véritable et principal travail d’écriture n’était pas uniquement celui de la rédaction et qu’il survenait parfois à mon insu dans ces périodes inactives que je considérais à tort comme infertiles, pas négatives, mais disons improductives. Le plus aguerri des écrivains a toujours, je crois, beaucoup de mal à accepter l’idée selon laquelle ne pas noircir des pages et des pages ne signifie pas que la source est tarie. J’ai compris cela en faisant mon jardin. La terre doit se reposer. En surface, c’est le calme plat. Dessous, cela continue.
Mes pires périodes de véritable infécondité ont coïncidé avec les époques au cours desquelles j’ai été avalé par mon travail. Il faut dire que j’avais choisi le plus dangereux des boulots pour quelqu’un qui prétend se lancer dans l’écriture (je parle de l’écriture littéraire, le reste, c’est autre chose). « Choisi » n’est d’ailleurs pas le mot juste. Un poste de journaliste professionnel dans l’agence d’un quotidien régional s’était présenté. Après un ou deux ans de ce travail que j’ai gardé une décennie, je me suis aperçu que l’écriture me quittait. Devoir écrire tous les jours sur tout et n’importe quoi à toute vitesse m’obligeait à utiliser des stéréotypes d’écriture dont le vide reflétait la vacuité des sujets que j’avais à traiter. Je vous en épargne la liste. Ouvrez un quotidien régional et vous vous ferez vite une idée de ce qui me vidait de toute créativité. Écrire, c’est traquer le sens. Écrire sans cesse sur ce qui n’en a aucun, c’est nier l’écriture. Pour quelqu’un qui aspire à devenir écrivain, c’est très dangereux. Cela équivaut presque à un suicide intellectuel. Je soupçonne quelques journalistes rencontrés durant ma brève « carrière » d’avoir suivi ce chemin avant d’aboutir à un cul de sac en forme de cul de bouteille. (Je parle ici des plus intelligents). J’avais d’autres projets que la cure de désintoxication, alors j’ai organisé la résistance. Puisque je n’arrivais plus à écrire à cause de toutes les assemblées générales et les réunions ineptes auxquelles je consacrais mes journées et mes soirées, il me fallait d’abord maintenir le lien avec l’écriture, la vraie, la seule, par tous les moyens. Au point où j’en étais, tout était bon, y compris de me balader toute la journée, où que j’aille et quoi que je fasse avec un livre, un livre dans la main. La nuit, je n’avais qu’à tendre le bras pour le toucher, le sentir là, sous la lampe. Au bureau, dans le salon de coiffure, dans la salle d’attente du dentiste, un livre, partout me protégeait. Je me servais de ce fétiche pour conjurer les forces maléfiques qui m’encerclaient. Lire ces livres m’importait autant que de les transporter, de les manipuler, de les soupeser et de les tourner en tous sens. Montale, Brodsky, Pessoa, Mandiargues, Calaferte, Nabokov, Duras, Luzi, Sereni, Jaccottet, Char, Carver, Ungaretti, Cernuda, Cossery, Pavese, Tardieu, Giono, Kavvadias, Landolfi, Saba, Bowles, Beckett, Ramuz, Hamsun, Kundera, Penna..., mes fringales littéraires de l’époque faisaient désordre sur le bureau d’un localier. Petits lampions têtus dans le brouillard d’une vie de journaleux, ces piles de livres en équilibre précaire ont un beau jour enseveli la note de frais d’un pigiste sportif qui n’avait déjà pas grande estime pour la littérature. Belle victoire des Lettres sur les chiffres ! Que ces grands écrivains me pardonnent de m’être servi de leurs noms pour dire le mot de Cambronne aux collègues malveillants, aux amis menaçants, aux petits chefs rancis, et à toute l’armée de ceux qui sont payés pour vous mitonner des « aurores à gueules de tenailles » pour reprendre une image de René Char.
À cette époque, je pouvais dire « ne me secouez pas car je suis plein de colère ». Celle-ci était bien sûr destinée à celles et ceux qui me rendaient la vie impossible au travail mais je la dirigeais aussi contre moi-même, incapable que j’étais de me soustraire aux travaux ridicules qui plombaient mon existence. La colère est l’un des bons terreaux de l’écriture, à condition de savoir la détourner du particulier qui l’a suscitée pour l’orienter contre l’universel de l’ennui et de la malveillance. Le grand chic, le talent, c’est d’exprimer cette colère en termes choisis, dans un style qui vous est propre, calmement, extraire et produire du sens en fourrageant à pleines mains dans la boue individuelle. Le plus délicat des sonnets, la plus suave des mélodies, tous les chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature sont aussi de sauvages colères contre tous les buveurs de sang qui nous transforment le monde en caserne et à qui la beauté provoque des œdèmes de Quinque, des descentes d’organes, des occlusions, des coliques, des furoncles et des gangrènes gazeuses. Le jour où j’ai compris cela, j’ai voulu mettre mon grain de sel. Voilà comment cela m’est venu, en fait, la littérature. Et je ne me suis plus jamais ennuyé.
01:35 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : Carnets, littérature, écriture, Christian Cottet-Emard
10 septembre 2007
Entretien avec Jean Pérol
Photo : Jean Pérol au bord du lac Genin, dans la campagne au-dessus d’Oyonnax. (Photo Christian Cottet-Emard).
À l’occasion de la parution du roman de Jean Pérol, « Le soleil se couche à Nippori », éditions de la Différence, que j’ai inscrit à mon programme de lecture, je mets en ligne cet extrait d’un entretien avec l’auteur de « Un été mémorable », éditions Gallimard. Cette rencontre avec Jean Pérol date d'une vingtaine d'années et avait pour cadre le lac Genin, près d’Oyonnax. J’ai choisi cet extrait, que j’ai par ailleurs publié dans la revue Le Croquant n°4 (hiver 1988), tant les propos de Jean Pérol me paraissent plus que jamais d’actualité.
Christian Cottet-Emard
Le créateur, dans une société cherchant en permanence à enfanter des systèmes, des « ismes », en est-il aujourd’hui au point de s’arracher aux doctrines politiques, esthétiques, pour trouver son salut et celui de ceux qui reçoivent et participent à sa parole ?
Jean Pérol
De nos jours, nous avons connu le structuralisme, le « tel-quelisme », etc. Cela n’aura pas plus d’importance... L’important sera les individualités qui auront complètement échappé à tout cela. Quand les choses seront plus calmes, on verra que Jacques Réda a beaucoup plus d’importance que Marcelin Pleynet, par exemple. En littérature, ceux qui ont compté n’étaient pas ceux qui maniaient les « ismes ». Avant, lorsque les médias n’étaient pas là, il fallait inventer, le surréalisme, par exemple. Mais quand on regarde : René Crevel - Jacques Prévert, qu’est-ce que cela veut dire ? Robert Desnos - Paul Eluard, quoi de commun ? Roger Vailland - Roger Gilbert-Lecomte ? C’est parti de tous les côtés.
C.C-E
Maintenant que les systèmes éclatent, que les idéologies s’essoufflent, que la politique sombre dans la langue de bois, que vont faire les écrivains, les poètes ?
JP
C’est maintenant que cela devient intéressant. Finies les béquilles qui portent les à moitié paralytiques ! Il faudra que les gens sachent vivre, réfléchir et penser par eux-mêmes, trier le faux du vrai, les apparences de l’être et non pas en se réfugiant dans un système.
C.C-E
Où se situe le poète dans ce contexte différent ?
JP
Le poète est le remords de l’époque, disait Saint-John Perse. Cela s’accentue de plus en plus parce que la bêtise monte. L’artiste devient de plus en plus scandaleux parce que, finalement, l’art est un immense combat contre la bêtise, pour devenir une âme, une sensibilité, une intelligence, enfin, quelque chose relevant de l’être. Il existe une sorte de morale d’artiste selon laquelle on est sans arrêt obligé de donner son avis et on se fait détester. Notre époque s’éloigne à vitesse « grand V » de tout ce qui représente l’univers de la pensée. Comme la poésie est une des composantes essentielles de l’horizon de la pensée, elle est une des premières à dérouiller, mais pas plus que le théâtre d’avant-garde ou la philosophie, ou tout ce qui témoigne d’un peu d’exigence et de hauteur.
C.C-E
« Le poète remords de l’époque », cela renvoie aux sous-titres de vos recueils...
Prenons par exemple votre livre « Maintenant les soleils » sous-titré « journal-poème ».
JP
Tous mes sous-titres étaient faits exprès, à un moment où la poésie n’avait rien à voir avec le quotidien. Ce ne devait être qu’une mécanique linguistique dans laquelle on se livrait à des expériences. Maintenant, tout le monde a retourné sa veste. Mais en 1972, la biographie, interdite ! Le « je », le quotidien, interdits ! Donc, moi, uniquement pour enquiquiner, j’avais appelé ça « journal-poème » pour bien dire : ce sont des poèmes qui parlent de la vie de tous les jours, des signes que je donnais pour me faire entendre, comme mon premier recueil intitulé « Le Cœur véhément ». Mais, à ce moment-là, on déniait tout sentiment, tout droit au sentiment à la poésie. Alors, toujours pour embêter, j’ai pris ce titre presque « à la rictus », Le Cœur véhément, pour qu’on voie bien qu’il s’agit d’une histoire de cœur. Après, il y avait « récit-poème » parce que la poésie raconte. Les gens ont compris. Alors, j’ai appelé ça « poèmes », tout simplement.
C.C-E
Le langage de la poésie vous semble-t-il, malgré tout, plus actuel que celui des idéologies, des systèmes ou des doctrines, bref, de la politique dans un sens très large ?
JP
Quand on ne fait de la poésie que jeux et réflexions sur le langage, c’est mauvais. Mais lorsqu’on écrit de la poésie qui n’est que du « moi » facile qui dégouline sans réflexion sur le rôle de maintien du langage qu’elle doit revêtir, sur son rôle de mise à jour du langage et sur celui de son maintien en vie, c’est foutu aussi. Cela sera difficile à faire comprendre aux gens. La poésie est la forme supérieure de la littérature parce qu’elle doit être une espèce de formulation définitive. C’est pour cela qu’après, elle ne vieillit pas, qu’elle tient. Il faut qu’au moment où cela vient, cela soit assez parfait pour résister à toutes les modes et à une société qui sera complètement différente. Il y a encore des textes de Ronsard, de Villon qui fonctionnent, et pourtant, quoi de commun entre la société de Ronsard et la nôtre ?
17:25 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Jean Pérol, poésie, littérature, roman Le soleil se couche à Nippori, éditions La Différence, Un été mémorable, Gallimard
05 septembre 2007
Des amis avec un gros chien noir
1
En chemin vers son domicile, Earl Lediable leva les yeux en direction du crépuscule et constata que les nuages avançaient vite. Hormis un changement de temps, que pouvait signifier l’avance rapide des nuages ? Rien, probablement. Et d’abord cette vapeur d’eau, avance-t-elle ou recule-t-elle ? Le monde est indéchiffrable pensa Earl Lediable, sans pour autant juger utile de formuler cette pensée en une réflexion construite, et il continua sa route vers l’invisible horizon dissimulé par les autos en stationnement et les constructions de la ville. Malgré le claquement de ses talons qui indiquait un sol dur et stable, il marchait dans l’univers des nuées, les altostratus violets au-dessus de sa tête et, à l’intérieur de son crâne, ses pensées confuses. Tout de même, il avait nettement conscience que tout cela ne pesait pas lourd et qu’il y avait là au moins une certitude. Le temps de laisser enfler puis s’évaporer d’autres songeries du même style dans son esprit, Earl Lediable l’employa aussi à repérer la nuit qui s’avançait au ralenti telle une grosse locomotive arrivant à quai dans un concert de soupirs feutrés. L’entrée de sa maison apparut alors dans le tressaillement des ampoules de l’éclairage public mais lorsqu’il voulut franchir le seuil, son regard buta sur un gros chien noir, patibulaire, vautré devant la porte d’entrée. Lorsqu’il fit mine de l’enjamber, le chien retroussa les babines, grogna et montra les dents. À la deuxième tentative, le chien dressa les oreilles et grogna plus fort. Earl Lediable préféra ne pas insister et décida d’aller prendre l’apéritif chez ses amis. Il les trouva comme toujours, à cette heure-là, les femmes tentant d’empêcher des bambins surexcités de renverser les verres de leurs hommes bien partis pour se quereller à propos de ballons et d’arbitres. Ils éclatèrent tous de rire quand Earl Lediable leur eut expliqué qu’un molosse noir l’empêchait d’ouvrir sa porte en lui barrant le chemin. Il contempla ces gens qui riaient de sa mésaventure, ses amis, leurs bouches, celles des femmes avec des traces de rouge à lèvre sur les dents, et celles des hommes qui évacuaient des quantités variables de fumée dans la figure de leur progéniture gonflée de chips et de biscuits salés. Il avait pour amis cette bande de crétins mais puisqu’il se considérait lui-même comme un crétin, il n’avait pas de raison de se plaindre et il se mit à rire lui aussi pour ne plus avoir peur et pour éloigner l’idée du chaos et de la fin du monde civilisé.
2
Peu avant minuit, malgré l’odeur qui l’incommodait, Earl Lediable finit par renoncer à fouiller chaque recoin de sa maison. Il se prépara pour se coucher, inspecta une dernière fois la salle de bain sinistre mais d’une méticuleuse propreté et s’assit, découragé, sur le bord de la baignoire. Son regard balaya le carrelage et s’arrêta sur la corbeille à linge sale. Il espéra un instant y trouver l’explication de ces effluves tout en sachant qu’il ne laissait jamais attendre du linge de corps plus d’une demi-journée avant de le passer à la machine et que de toute façon, la capacité de nuisance d'un vieux torchon ayant éventuellement moisi entre le mur et la corbeille ne pouvait s’étendre à toute la maison, de la cave au grenier. Or, l’odeur s’insinuait partout, jusque dans les placards, y compris ceux de la chambre où il avait pourtant pris soin d’intercaler des tablettes et des boules en bois de cèdre imbibées d’huiles essentielles entre les piles de draps et les taies d’oreillers. Quant aux sachets de naphtaline suspendus aux cintres dans la penderie, leur relent désagréable mais rassurant se trouvait désormais absorbé, recouvert, vaincu par quelque chose de plus puissant, de plus insistant, de plus concentré. Lassé d'avoir déplacé son maigre corps dégingandé d’un escalier à l’autre, le nez en l’air, ayant humé halls et couloirs, flairé pitoyablement planchers et moquettes, fauteuils et vieux coussins, Earl Lediable ouvrit une fenêtre avec l’ultime idée, pourtant évidente et qu’il avait négligée : si rien ne pouvait puer à l’intérieur de son logement, cela pouvait venir de l’extérieur, sans doute de la zone industrielle où l’on ne se privait pas, de temps en temps, d’envoyer dans l’atmosphère quelques miasmes en toute impunité. Il respira l’air de la nuit mais n’y détecta rien d’autre que le parfum des feuillages d’automne. Il se souvint aussi que les puanteurs lâchées par les usines se déclinaient presque toutes dans une dominante de pisse de chat alors que ce qui lui emplissait en ce moment les narines évoquait plutôt la dégradation d’une puissante sueur. Il frémit alors à la pensée d’une présence étrangère dans la maison mais se rassura vite en se rappelant qu’il venait d’en inspecter chaque mètre carré. Sur la table de nuit, le cadran du réveil lui indiqua qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps pour dormir. Il s’allongea, remonta haut les couvertures, éteignit et renifla. L’air sentait vraiment mauvais. Étrange soirée ! Et ce chien sur le paillasson... Heureusement, il avait déguerpi et ce n’était pas cet animal qui avait pu ainsi empester toute la baraque puisqu’il n’y avait pas pénétré.
3
Le lendemain, Earl Lediable crut bien commencer la journée. La chambre s’emplissait de l’engageant arôme diffusé par la cafetière programmable et les rais de lumière filtrée par le store vénitien sur le mur blanc révélaient un matin clair. Plus aucune mauvaise odeur ne subsistait. Dehors, sur le chemin du bureau, le ciel s’assombrit très vite et Earl Lediable n’aima pas sa tête entrevue dans le rétroviseur d’un camion en stationnement. Le café n’avait pas suffi à le réveiller suffisamment pour qu’il puisse faire illusion sous le feu des regards hostiles de ses collègues qui le jugeaient mou et négligé. Il n’avait pas pris le temps de se raser afin de gagner quelques minutes de sommeil en plus après sa nuit écourtée. Au travail, il se fit encore un peu plus petit que d’habitude et compta les heures entre plusieurs stations prolongées aux toilettes. Peu après dix-huit heures, il ouvrait déjà sa porte, soulagé de pouvoir piétiner son paillasson sans en être dissuadé par l’animal qu’il considérait comme le plus répugnant de toute la création après l’homme : le chien.
4
Le soir, Earl Lediable consulta le programme de télévision et choisit un documentaire sur le sommeil. Comme il avait peu dormi la nuit précédente et qu’il s’était goinfré de charcuterie arrosée d’un épais vin rouge, il s’assoupit très vite devant l’écran. Lorsqu’il émergea de sa torpeur digestive, le documentaire montrait des dormeurs qui avaient été filmés pendant leur sommeil avec une caméra infrarouge et le résultat était effrayant. On les voyait s’agiter, se découvrir ou se dresser sur leur lit les yeux ouverts et le regard fixe. Certains se levaient et se déplaçaient avec frénésie dans la chambre dont ils cherchaient la porte pour sortir sans pour autant y parvenir car ils se trompaient de direction et se retrouvaient face au mur, loquetant dans le vide tels des idiots ou des fous. Déprimé par ces images, Earl Lediable éteignit le poste et se coucha en espérant ne pas mener la même sarabande nocturne que les dormeurs du documentaire. Le sommeil le prit et le projeta dans un rêve gigogne. « Je fais ce mauvais rêve parce que j’ai trop mangé », se disait-il au cœur de son rêve, « c’est ma faute, j’ai trop mangé, je suis le seul coupable... » et alors il rêvait qu’il ingurgitait des nourritures écœurantes et souillées, des viandes grouillantes d’asticots ou des fruits dans lesquels il mordait pendant que s’en échappaient de gros papillons aux corps velus. Haletant, il se réveilla en sursaut. Il avait cru entendre un grognement. Assis sur son lit, il tendit l’oreille le cœur battant. Des bruits étranges lui parvenaient sans qu’il puisse en déterminer la provenance. On aurait dit des pas très légers qui s’éloignaient puis se rapprochaient brusquement. Lorsqu’il voulut éclairer la lampe de chevet, l’ampoule grilla. Il saisit alors la lampe torche qu’il gardait dans la table de nuit en prévision des orages qui coupent le courant et entreprit de descendre au rez de chaussée. Dans l’escalier, il appuya sur l’interrupteur qui commandait deux ampoules dont aucune ne fonctionna. Le grognement, ce devait être le grondement d’un orage, et l’installation avait dû disjoncter. Il descendit l’escalier pour atteindre le hall où se trouvait le tableau électrique. D’une main il tenait la rampe et de l’autre il dirigeait le rayon de la torche. Arrivé en bas, il s’immobilisa un instant et écouta. Pas de tonnerre et pas d’éclairs mais de nouveaux bruits de déplacement, rapides, légers, impossibles à localiser. Balayant l’obscurité du faisceau de la torche, il marcha dans le hall d’entrée et ouvrit la porte de l’armoire électrique. Le disjoncteur était en position normale. Il commençait à réfléchir aux conséquences d’une panne sérieuse dans l’installation lorsqu’un choc retentit quelque part. Il braqua la lumière contre la porte d’accès au sous-sol où une salle de bain avait été aménagée. Il décida d’aller voir. Il en profiterait pour se passer un peu d’eau sur la figure. L’épouvante le paralysa dans l’escalier. Tout le sous-sol, occupé par une buanderie, une chambre d’amis, un couloir et la salle de bain, empestait le chien mouillé. L’odeur était aussi prégnante que si l’animal rôdait dans les parages. Un autre déplacement furtif se fit entendre. De frayeur, Earl Lediable lâcha la torche, trébucha dans l’escalier et faillit manquer les dernières marches après quoi il se précipita dans la salle de bain et tira le verrou.
5
La lumière matinale entrait par le soupirail donnant sur la rue. Earl Lediable se réveilla recroquevillé dans la baignoire et entreprit de se lever. Le téléphone sonnait au rez de chaussée. On devait déjà penser à tirer profit de son absence au bureau. Rassuré par le jour, il parvint au prix de quelques acrobaties à extraire son corps endolori de la baignoire. Il fixa quelques instants le verrou. Depuis le soupirail, il entendait passer des voitures dans la rue, ce qui l’encouragea à sortir de la salle de bain. Avant d’ouvrir, il pressa tout de même une oreille contre la porte et écouta. Puisqu’il n’entendait rien, il déverrouilla doucement et entrebâilla la porte. Le téléphone s’était arrêté de sonner. L’odeur de chien mouillé s’était dispersée mais il n’eut pas le temps de s’en réjouir. En montant l’escalier, il trébucha et sa main rencontra quelque chose qui traînait dans un recoin obscur, en bas d’une marche. Terrifié, il grimpa à toute vitesse jusqu’en haut de l’escalier, trébucha de nouveau et chuta la tête la première dans le hall où il examina en suffoquant ce qu’il tenait dans sa main, une touffe de poils de chien. Il demeura ainsi un moment, hébété de douleur, la lèvre fendue et la bouche en sang, puis il se leva brusquement, pris d’un accès de fureur, et se rua dans la cuisine où il saisit le grand couteau destiné à la découpe des viandes après quoi il pénétra avec frénésie dans toutes les pièces de la maison, bien décidé à débusquer le clébard et à lui mettre les tripes à l’air.
6
Lorsqu’il rentra chez lui, Earl Lediable estima qu’il fallait nettoyer de toute urgence. Le sous-sol ainsi que les marches de l’escalier étaient maculés de traces de sang séché. Malgré la fatigue que lui avait causé le trajet depuis le service des urgences de l’hôpital où on avait jugé qu’il était en état de regagner son domicile, il s’équipa d’un balai, d’une serpillière et remplit une bassine d’eau tiède dans laquelle il versa une dose de détergent. Il frotta le sol, essora la serpillière et recommença jusqu’à ce que le sang disparaisse. La tête lui tournait, ce qui le contraignit à interrompre son ménage. La vision de l’eau rougeâtre dans la bassine lui souleva le cœur. Il détourna les yeux et son regard s’arrêta sur une petite forme blanche, par terre, qui se confondait presque avec les plinthes. Une dent.
7
De violentes lueurs traversaient ses paupières closes et le goût du sang emplissait sa bouche. Earl Lediable se redressa, cracha une première fois, et s’allongea de nouveau. « On peut dire que vous vous êtes bien arrangé » commenta le dentiste. « Ce sera tout pour aujourd’hui. Devant, c’est plus compliqué. Il reste des morceaux d’incisive... Nous commencerons la semaine prochaine. » Earl Lediable n’avait plus qu’à rentrer se reposer mais il avait besoin de respirer et il fit un détour. Plus il s’éloignait du centre ville, moins les autos encombraient les trottoirs. Au coin d’une ruelle pavée, s’ouvrit brusquement la perspective d’une avenue déserte bordée de murs de brique. Le soleil couchant déchirait des pans de nuages mauves. Earl Lediable tendit la main vers un gros tronc de lierre dont les feuilles débordaient puis retombaient du côté de la rue. Un chat jaillit de ce chaos végétal et s’immobilisa sur le pilier d’un portail du haut duquel il souffla et feula. Plus loin, Earl Lediable longea un long mur de béton où était inscrit en immenses lettres noires AUTO-DÉMOLITION. Bientôt, la ligne droite de l’avenue se dispersa dans l’horizon du fleuve dont les quais suivaient le méandre. Frôlé par les ramures d’un vieux saule attaqué par mousses et lichens, Earl Lediable accéléra le pas. Une odeur chimique qui semblait provenir du fleuve le convainquit d’interrompre sa promenade. Il eut beau prendre un raccourci, il faisait déjà nuit lorsqu’il arriva devant sa porte. Il avait froid et mal aux dents mais un détail inhabituel le retint de tourner la clef dans la serrure. La fenêtre de la cuisine envoyait un halo de lumière sur le trottoir. Il s’approcha de la fenêtre et la première chose qu’il vit fut le reflet de son visage boursouflé et tuméfié. Il colla son front contre la vitre opaque de saleté et écarquilla les yeux en ouvrant sa bouche édentée. À l’intérieur, il vit ses amis qui s’esclaffaient, buvaient et s’empiffraient. Parfois, ils jetaient de gros morceaux de viande saignante au molosse qui bondissait la gueule béante pour les attraper et ils riaient encore à belles dents, sous les yeux inondés de larmes d’Earl Lediable atteint lui aussi par la contagion de ce rire enragé.
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