25 septembre 2023
Carnet / De la fumée
Je ne suis guère amateur de chanson française mais l’une d’elles, Prisonnier des nuages de Claude Nougaro, me parle.
Dans mes plus lointains souvenirs, la fumée tient déjà une première place, pas seulement celle du tabac. Tout gamin dans les années soixante, marchant de mauvaise grâce vers l’école, j’associais l’odeur de la neige et celle des petits panaches que crachaient les cheminées des maisons. Les écobuages de printemps m’annonçaient les vacances de Pâques et il fallait m’empêcher au jardin de trop m’approcher des feux d’herbes et de brindilles qu’on appelait chez moi des fournaches tant j’étais affamé de leurs parfums.
Lors des repas de famille, je fouillais dans les sacs à main des dames pour y dénicher un paquet de cigarettes blondes dont je reniflais les filtres dorés. Le jour de ma communion, mon oncle Pierre m’a permis de fumer ma première cigarette, en réalité la moitié d’une Gauloise sans filtre. Quel goût ! Un délice ! J’avais quand même déjà tenté auparavant de rallumer en cachette, toujours lors des repas de famille, des cigarettes éteintes à leur moitié et des mégots abandonnés dans les cendriers.
Plus tard, pré-adolescent, j’ai fumé des Saint-Michel filtre offertes par mon parrain résidant en Belgique. Je leur ai vite préféré la version sans filtre en paquets verts rehaussés d’une vignette de l’archange Saint-Michel terrassant le dragon. Ces cigarettes belges avaient la particularité de laisser en sillage, une fois les volutes refroidies, une vague odeur de pipi de chat. À partir du lycée, mon choix s’est principalement porté vers les Gitanes sans filtre avec quelques incursions dans le monde rustique des Gitanes Maïs. Je me souviens aussi avoir goûté aux dernières Boyard et avoir fait une brève infidélité au tabac brun avec des anglaises Craven A sans filtre mais dont un bout était entouré d’une fine bande de liège servant à ne pas mouiller le papier et des Pall Mall sans filtre particulièrement fortes.
Lors de mon premier séjour à Venise en 1979, je me suis entiché quelques temps pour des cigarettes blondes Lido un peu trop douces mais avant cette époque, j’avais déjà modestement abordé dès mes quinze ans le monde du cigare en commençant par des cigarillos Mercator dont la boîte annonçait fièrement la composition de la tripe (déchets de havane). J’ai traversé aussi mon époque Lucky Strike sans filtre (de crainte de voir cette marque disparaître, Léo Ferré en aurait acheté des kilos selon une anecdote que j’ai lue je ne me rappelle plus où) et ma période Camel sans filtre.
La prise de conscience juvénile de mes excès de consommation de cigarettes et ma découverte des cigares cubains m’a permis de me détourner enfin des clous de cercueil (définition attribuée à Serge Gainsbourg, mais on n’est pas sûr tant il a aussi chapardé pour ne pas dire plagié dans la musique). Cela m’a conduit à déclarer de manière un peu péremptoire que j’avais arrêté la cigarette grâce au cigare, ce qui est presque vrai bien que je ne me refuse pas une cibiche lorsque la nostalgie m’en prend mais cela demeure très rare car je la grille en trois bouffées.
Avant d’entrer pleinement dans l’univers complexe du Puro (le terme désigne désormais un cigare cent pour cent issu d’un même terroir ou d’un même pays (Cuba, Honduras, Nicaragua, Saint-Domingue, etc…), j’ai commencé par m’acheter avec mes premiers salaires de jobs d’été des cigares secs des Pays-Bas Schimmelpennink (composés de mélanges de tabacs courts d’Indonésie, du Brésil, du Cameroun et de la Havane), des cigares du Brésil et de Sumatra de la marque Dannemann et en cas d’urgence quand je ne trouvais rien d’autre les inévitables La Paz (mélanges de tabacs du Brésil, de Cuba et d’Indonésie).
Cigare et littérature étant pour moi étroitement liés, j’ai découvert avec surprise que l’écrivain Paul Auster était amateur de cigares Schimmelpennink qu’il cite dans un de ses livres dont j’ai oublié le titre. Il pouvait pourtant fumer beaucoup mieux avec ses droits d’auteur. C’est à cause de Stendhal que je me suis hasardé à fumer quelques cigares toscans sans avoir envie de renouveler trop souvent l’expérience malgré ce qu’en écrivait l’auteur des Promenades dans Rome : « Au petit jour froid de l’hiver, un cigare de Toscane vous fortifie l’âme. » (Source : Zino Davidoff, Le Livre du connaisseur de cigare).
S’ils en ont eu jusqu’à maintenant la patience, les lectrices et lecteurs de ces lignes auront compris que ma stratégie consistant à combattre mes précoces excès de cigarettes au moyen d’une consommation raisonnable de Puros de La Havane, du Nicaragua, de Saint-Domingue et du Honduras a échoué.
Un excès ayant progressivement remplacé un autre, je me dois d’avouer aujourd’hui que la fumée du cigare n’a aucun mal à engloutir ce que je gagne avec mes livres. J’y vois une ironie du sort parce qu’il y a fort longtemps, lors d’une soirée à Meillonnas dans l’Ain dans la maison qui appartint à Roger Vailland, chez le regretté Michel Cornaton, directeur de la revue Le Croquant, un tour de table fut proposé à l’assemblée d’auteurs devant répondre à la question « Pourquoi écrivez-vous ? » Lorsque vint mon tour, je répondis : « Pour me payer des cigares » , une boutade qui provoqua le passage d’un ange et le haussement sans doute réprobateur d’un des sourcils (je ne me rappelle plus si c’était le droit ou le gauche) de mon voisin de fauteuil qui n’était autre que Charles Juliet.
Je constate aujourd’hui que ma plaisanterie est devenue une réalité. Pour considérable qu’il soit, le préjudice financier consécutif au tabagisme n’est évidemment rien en comparaison des risques pour ma santé encore très bonne pour le moment (je touche le bois de la table sur laquelle j’écris).
J’ai pourtant cru que l’addition de l’addiction était arrivée un soir de septembre 2021 lorsque mon cœur s’est emballé comme si je m’étais subitement mis au sport, moi qui n’en fais jamais. C’est arrivé après un solide repas en présence de mon ami et éditeur Bernard Deson à qui je regrette d’avoir imposé une nuit probablement sans sommeil à cause des bruits inélégants du corps en plein dysfonctionnement, notamment en cas de nausées persistantes. Croyant à une indigestion, j’ai interdit à mon épouse (qui n’a pas dormi non plus) d’appeler du secours. J’ai pourtant dû me résoudre à donner l’autorisation le lendemain matin lorsque je me suis retrouvé en faisant bop bop comme un poisson rouge qui aurait sauté de son bocal.
Embarqué en un rien de temps vers une clinique par une ambulance, j’ai appris après une batterie (si j’ose dire) d’examens que la fée électricité pouvait jouer des petits tours à mon cœur qu’on m’a pourtant décrit comme sain même s’il n’a pas aimé la nuit entière à grande vitesse. En voyant le cardiologue examiner mes artères en direct, je me suis dit que la sentence de mon tabagisme allait tomber mais il n’en fut rien. Il prononça le mot « nickel » et dit : « Vous pourrez continuer à cloper » en ajoutant : « Je plaisante, bien sûr ! » . Malgré mes artères « nickel » j’eus quand même droit à ce qu’ils appellent une « ablation » une intervention qui permet de retrouver un rythme cardiaque normal. Ce fut aussi pour moi l’occasion de bénéficier d’un bilan de ma carcasse, ce que je n’avais pas jugé utile de demander depuis 1974, l’année du gros abcès à la clavicule qui me donna droit à une dispense de sport que je fis durer par quelques stratagèmes jusqu’à la fin de ma scolarité.
La passion des bons cigares ne m’apportant pour l’instant, Dieu merci, qu’un désagrément financier mais pas de problèmes de santé (je touche encore du bois), je pense que c’est ici que prend pour moi tout son sens la remarque de Thomas McGuane à Jim Harrison à propos de l’alcool : « On ne peut pas quitter une chose tant qu’elle ne s’est pas mise en travers de ton chemin. » Cela vaut aussi, évidemment, pour le tabac et à vrai dire pour tout le reste.
11:07 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : carnet, note, journal, autobiographie, fumée, tabac, cigarette, cigare, christian cottet-emard, blog littéraire de christian cottet-emard, écriture, paul auster, jim harrison, thomas mcguane, sthendhal, léo ferré, serge gainsbourg, claude nougaro, bernard deson, charles juliet, michel cornaton, revue le croquant, meillonnas, ain, roger vailland, zino davidoff, puro, cuba, honduras, saint-domingue, nicaragua, argent, addiction
Commentaires
Nous voilà rassurés sur votre réseau intérieur des tuyaux que sont vos artères, et content de savoir que vous pourrez vous satisfaire encore longtemps de votre addiction aux volutes de fumées qui vous transcendent.
À vous lire on aurait presque envie de fuir toutes les campagnes anti-tabac, en se disant que votre association « création littéraire, cigares et euros »
serait un slogan publicitaire redoutable pour les sociétés de production et de vente de tabac à l'international.....
Votre attirance pour ce dernier dès votre jeune âge avec la « complicité » de votre oncle ( qui à notre époque serait probablement considérée comme une forme de maltraitance sur mineur ),
est assez particulière et en toute sincérité vous êtes à votre échelle une véritable encyclopédie du tabac à vous tout seul, et si j'étais personnellement dans cette attirante addiction, je me permettrais de vous demander conseil à ce sujet....
Étant absolument convaincu que vous seriez un « guide » appréciable pour savourer ces sensations.
Ce n'est pas mon cas, et je dois dire que j'ai été malheureusement parmi toutes les victimes passives de ces volutes de pollueurs sur pattes, qui s'en vergogne,
ne pensaient qu'à satisfaire leurs petits plaisirs au détriment d'autrui, qui n'était qu'un point de détails insignifiant à leurs yeux.
Je me souviens de mon père, accroc aux gitanes papier maïs sans filtre
( j'allais tout môme et fier au tabac chercher parfois ce paquet que je me souviens avoir souvent renifler ),
ce qui mettait ma mère en colère quand ce dernier fumait en voiture avec sa fenêtre légèrement ouverte, terrible l'hiver ( il n'y avait pas encore le réchauffement climatique ).
Je ne vais pas m'attarder sur les conséquences néfastes concernant le lieu du travail, les boîtes de nuit, les transports en commun, les cafés et restaurants, et la liste n'est pas exhaustive et je ne parle pas non plus des odeurs de chichon qui mériteraient une tribune exclusive !!
Ah... oui n'oublions pas également les déchets des mégots laissés partout sur la planète pour un nombre effrayant d'années, terre, mers et cours d'eau, sans oublier des hectares de forêts partis en fumées
pour un mégot « égaré » par la fenêtre d'une voiture.
Ne voyez en moi aucune attitude moralisatrice de ma part, ce n'est pas mon genre vous le savez bien, ni un extrémiste faussement écologique bien évidemment....
Disons que selon où l'on se situe le point de vue diverge, et c'est tant mieux, c'est démocratique.
Cela n'empêche absolument pas mon intérêt à continuer à vous lire, bien au contraire, et j'espère qu'à un moment vous parlerez de vos expériences concernant les vins et ou divers alcools que vous devez véritablement apprécier, sauf erreur de ma part....
Mais l'épicurien que vous êtes, m'incite à croire le contraire !
Écrit par : un lecteur intéressé | 30 septembre 2023
Les fumeurs sans égards pour le confort et le bien-être des autres ont leur part de responsabilité dans les mesures anti-tabac les plus absurdes. Dans les lieux publics clos, le tabagisme passif est une réalité et je trouve parfaitement justifiée l'interdiction de fumer au restaurant, au cinéma, à l'hôtel, au travail, etc... Chez moi, je fume dehors. En de nombreux domaines, nous pourrions profiter encore de nombreuses libertés si la bonne éducation et le bon sens prévalaient. Dans les années 80 à l'époque où l'on pouvait fumer au restaurant, j'ai eu l'une des hontes de ma vie à une bonne table lyonnaise en allant régler l'addition au comptoir où je me suis retrouvé face à une dame si pâle que je lui ai demandé si elle se sentait mal. C'est le cigare, m'a-t-elle répondu en désignant mon Montecristo n°3. Elle n'avait pas osé me demander de l'éteindre, ce que j'aurais fait immédiatement, bien sûr. Je suis aussi scandalisé par ceux qui jettent leurs mégots n'importe où. Mes cigares en sont dépourvus mais j'avoue jeter les bouts (exclusivement végétaux) dans mon pré, ce qui me fait remonter au nez quelques relents de tabac froid lorsque je tonds ! À propos des odeurs de chichon, j'ai le souvenir d'un marché du genre écolo alternatif sous un chapiteau traversé par les courants d'air où je me suis pointé avec un cigare et où l'on m'a fait les gros yeux au beau milieu d'épaisses volutes émanant de substances illicites !
Écrit par : Christian Cottet-Emard | 01 octobre 2023
« un marché du genre écolo alternatif sous un chapiteau » !!??
Diantre......!!
Voilà une révélation très surprenante, qui aurait pu imaginer votre présence dans un tel endroit.....C'était probablement une autre époque !??
Concernant les comportements de beaucoup de fumeurs, ils ont été précurseurs des incivilités, devenues au fil du temps la norme des attitudes individuelles dans l'espace publique au quotidien, que nous subissons avec en plus toutes les violences de plus en plus exacerbées.....
Et si je n'ai aucun doute sur votre comportement civilisé dans la société, il faut reconnaître que vous faites certainement partie de ceux comme moi, qui affiche une capacité au « vivre ensemble », même si nous privilégions le chacun chez soi !!
Écrit par : un lecteur intéressé | 02 octobre 2023
Les commentaires sont fermés.