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18 mai 2006

Marguerite Duras dans la vie matérielle



(Cet article est paru dans la revue La Presse littéraire n°3)

Y.A . : Vous vous préoccupez de quoi ?
M.D. : D’écrire. Une occupation tragique, c’est-à-dire relative au courant de la vie. Je suis dedans sans effort.
- C’est tout - (éditions P.O.L)

Cela doit remonter au collège ou au lycée. Duras à la télé en plein entretien avec Pierre Dumayet. L’image semble floue, non pas parce que le poste est mal réglé mais parce que l’écrivain et le journaliste s’enfument à la pipe et à la cigarette. Ils ont des voix de fumeurs, elle enrouée, lui enrhumé. Quelques années plus tard, carte de presse en poche, j’espère que le journalisme me rapprochera de la littérature. Qu’en dit-elle, Duras qui signe dans les grands journaux ? Tentatives de lecture et échec : ça résiste. Journalisme et littérature m’ont choisi comme champ de bataille et tirent la corde chacun de leur côté. En 1987, pendant que pour moi, ça tangue et ça craque, et qu’il faut s’appeler Duras pour être capable de faire cohabiter dans une même tête, dans un même corps, un écrivain et un journaliste, elle publie La Vie matérielle (P.O.L). Ce livre construit au magnétophone me donne la clef. Un barrage contre le Pacifique, d’abord, puis les autres, pas tous, (mais j’hésite à employer ce pluriel car, finalement, comme beaucoup de grands écrivains, Duras écrit toujours le même livre. On le voit dans La Vie matérielle dont elle dit : “Il n’est pas un journal, il n’est pas du journalisme, il est dégagé de l’événement quotidien... “J’ai hésité à le publier mais aucune formation livresque prévue ou en cours n’aurait pu contenir cette écriture flottante de “La vie matérielle”...”
Duras ? D’emblée, elle m’a déplu, fait peur, profondément dérangé. J’ai tout de suite su, dès les premières lignes, que je ne pourrais pas lui échapper. L’un des plus grands écrivains du vingtième siècle, Marguerite Duras ? Oui, y compris dans ce que le personnage a pu avoir de plus horripilant, mais quelle importance, lorsqu’on s’appelle Marguerite Duras, d’être la meilleure, la plus lue, la plus adulée ou la plus détestée ? Pour un écrivain de cette stature, l’enjeu est d’un intérêt bien supérieur, bien plus simple et tellement plus complexe : réussir à vivre. Improbable projet à l’instar d’un Fernando Pessoa qui écrit dans son poème Bureau de tabac : “Je ne peux vouloir être rien” et ce troublant écho dans C’est tout (P.O.L), le dernier livre de Duras : “Je ne peux me résoudre à être rien”. Cela tient d’une sorte de sauvagerie, ainsi qu’elle le constate dans Écrire (Gallimard) : “ça rend sauvage l’écriture. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie. Et on la reconnaît toujours, c’est celle des forêts, celle ancienne comme le temps. Celle de la peur de tout, distincte et inséparable de la vie même.”
Écrire, faire les courses, écrire, ranger, écrire, déranger, écrire, être une femme, écrire, se promener, écrire, trouver des maisons, écrire, ramasser des bois flottés, écrire, aimer, écrire, boire, écrire, se soigner, écrire, être malade, écrire, vieillir, écrire, mourir.
Les écrivains mâles se donnent l’air de ne rien faire d’autre qu’écrire. Ils ont rarement l’idée, comme Duras, de se faire photographier dans leur cuisine, derrière la table de formica, entre le liquide pour la vaisselle et le fait-tout et ils semblent toujours vouloir suggérer qu’ils arrivent à tenir le quotidien à distance, à maîtriser la situation, exactement l’attitude inverse de Duras pour qui l’écriture englobe tout, de la littérature à la liste des courses fixée au mur.
Marguerite Duras est un écrivain de la vie matérielle. Ainsi intitule-t-elle le recueil des quarante-huit textes dont, précise-t-elle, “Aucun ne reflète ce que je pense en général du sujet abordé parce que je ne pense rien, en général, de rien, sauf de l’injustice sociale”. Nous voilà renseigné sur une dimension essentielle de l’oeuvre. Duras ne se soucie guère de l’artisanat de littérature et encore moins de bien écrire. Son fameux style qui intimide encore et qui dérange toujours, elle ne l’a pas forgé, “travaillé” pour s’y laisser enfermer mais elle l’a laissé se façonner, s’éroder sous l’action des événements, des intuitions, des sensations. Là réside son engagement. L’écriture de Duras ne s’occupe pas de hiérarchie, de classification, de jugement et elle se dérobe à chaque genre littéraire au moment où elle laisse une parole s’organiser en roman, en reportage, en scénario, en théâtre.
C’est dans sa pratique du journalisme que ce que l’on pourrait appeler sa méthode d’imprégnation (plus une attitude qu’une méthode, du reste) se révèle avec le plus d’acuité : “Il faudrait écrire pour un journal comme on marche dans la rue”, note-t-elle, “On marche, on écrit, on traverse la ville, elle est traversée, elle cesse, la marche continue, de même on traverse le temps, une date, une journée, et puis elle est traversée, cesse.”
Quel journal publierait aujourd’hui des articles nés d’une telle manière ? La simple lecture des “piges” de Duras pour la presse permet de mesurer le mal qui ronge aujourd’hui le journalisme contre lequel le “calibrage” obsessionnel des textes réussit chaque jour un peu plus là où la censure a toujours échoué. Il n’est désormais pas excessif de constater un glissement de ce phénomène en direction de la littérature et notamment du roman avec le rouleau compresseur du livre d’élevage, texte éminemment “calibré” où le lecteur ne trouve plus que ce qu’il a décidé d’y trouver, ce qui est évidemment le contraire de la littérature qui ne vit quant à elle que d’associations, rebonds, digressions, analogies, comparaisons... Reposons donc la question avec une légère variante : quel éditeur publierait aujourd’hui Marguerite Duras ?
Infréquentable, incontrôlable, elle n’aime rien tant que détricoter ses intrigues romanesques, composer des variations sur le thème de l’autobiographie dans lesquelles tout est vrai, mais dans le désordre ou plutôt dans un ordre différent. À l’époque où les plateaux de télévision accueillaient encore la parole des écrivains et non leurs pathétiques corvées de promotion dans des émissions de variété pour patates de canapé, Duras tenait tout un entretien malgré sa gorge ravagée et son épuisement de rescapée.
Dire jusqu’au bout sans faire joli (plus rien à vendre depuis longtemps) mais surtout, continuer à dire tant que c’est possible, tant que la voix le peut avant le dernier livre, C’est tout, et la dernière ligne, terrible : “Je n’ai plus de bouche, plus de visage.”

07 avril 2006

L'homme qui sent la patate

À la lecture du chapitre 26 de mon livre Le Grand variable (éditions Editinter), des lecteurs me demandent régulièrement comment j'ai imaginé l'épisode de l'usine. Eh bien je n'ai rien imaginé du tout. Je me suis juste contenté de relater l'un des moments (pénibles) qui ont constitué ma brève expérience de l'usine où, à l'âge de seize ans, j'ai sacrifié un mois de vacances. Pourquoi ? Pour me payer des vacances, pardi !

Le Grand variable (26)

Le jour de mon entrée à l'usine, je suis pris en charge par l'homme qui sent la patate. Petit, rondouillard, toujours suant, cet homme a pour mission de m'apprendre le maniement de la machine à lier des boîtes en carton pliées à plat.
Il sent les pommes de terre car il en consomme de si grandes quantités que sa transpiration a fini par s'imprégner de leur odeur.
- On empile dix boîtes bien à plat les unes sur les autres à cet endroit de la machine et on presse le bouton, explique l'homme qui sent la patate.
Un poids en bois descend et comprime les boîtes.
- A ce moment-là, il faut appuyer sur la pédale de la machine pour que le lien en plastique entoure les boîtes, poursuit-il d'un ton docte.
Et d'insister :
- D'abord le bouton, ensuite la pédale. A toi maintenant.
Mais voilà. J'appuie sur la pédale avant de presser le bouton, non pas parce que je suis incapable de comprendre la consigne, mais parce que je suis troublé par l'idée d'avoir à coordonner ces gestes toute la matinée, toute la journée, toute la semaine, tout le mois, toute l'année, toute la vie...
- Non, non, dit l'homme qui sent la patate. D'abord le bouton, ensuite la pédale. Sinon, regarde, le lien entoure les boîtes sans les comprimer et après, elles ne tiennent plus sur les palettes.
L'homme qui sent la patate est contrarié car il lui faut maintenant s'occuper de retendre le lien en plastique après ma fausse manoeuvre. Mais il essaye de n'en rien laisser paraître car il faut être patient avec les nouveaux.
- Voilà. Recommence quand je te le dirai. Et n'oublie pas : le bouton puis la pédale...
Au moment où il se penche au-dessus de la machine pour vérifier si le lien est bien tendu, l'homme qui sent la patate grommelle quelque chose et j'interprète ce grognement comme le signal. Le bouton puis la pédale...
Et voilà l'homme qui sent la patate empêtré dans le lien en plastique car la machine, bien que de conception ingénieuse, ne fait pas la différence entre une pile de boîtes en carton et un homme. Dès l'instant qu'on presse le bouton et qu'on appuie sur la pédale, elle lie tout ce qui passe à sa portée. Et cette machine n'a aucune raison de faire une exception au bénéfice d'un homme, qu'il sente ou non la patate.

28 mars 2006

De la rue monte une fraîche parole

Effets de foehn

L'amour venté des grands épicéas
Fûts balancés dans le chant des trois-mâts.

Les sources sans souci des herbes sèches
Eaux chavirées en rivières d'un jour.

La paille des talus et ses flammèches
Lents feux pour ouvrir chemins et détours.

Le réveil dans la nuit d'obscurs dormeurs
Très vieux effrois perdus aux quatre vents.

Le temps volé, le pillage des heures
Saisons confisquées et tous ces printemps...

Le soir lourd de lilas, de banderoles
Patience à bout colère ensoleillée.

Férus d'épicéas énamourés !
De la rue monte une fraîche parole.