01 décembre 2005
Pépites sous la poussière
Parfois, les histoires me fatiguent. Les intrigues ne m’intriguent plus guère et les fils conducteurs font des noeuds que j’ai la flemme de dénouer. Je me prends alors à rêver de livres sans histoires, de romans sans intrigues et de narrations sans fil conducteur. Qu’à cela ne tienne, il y a le Nouveau Roman pour cela et puis Tel Quel aussi, sans compter des maisons comme Minuit qui publient une génération peu soucieuse de bricoler des péripéties trop bien ficelées.
Certes, tout cela existe mais toujours sous forme d’écoles, de chapelles ou de courants. Je suis plus difficile, à la recherche du mouton à cinq pattes, dirons-nous. Il m’arrive de le trouver : dans les bacs des soldeurs, dans les fonds d’éditeurs en faillite ou sur les marchés hebdomadaires ! Je ne rechigne devant aucun tas de papier poussiéreux car à tout moment, peut surgir la pépite.
En voici deux, l’une extirpée d’un carton de bouquiniste, entre le rôtisseur et le fleuriste, l’autre arrachée aux soldes de soldes d’un hypermarché. Il s’agit de La Neige de l’amiral d’Alvaro Mutis et de La Nuit de Zeebrugge de Pierre Mac Orlan.
A quoi bon parler de livres presque introuvables puisque seul le hasard peut permettre de les débusquer dans leur improbable et dernier lieu de vente avant le pilon ? Simplement pour le plaisir de la littérature car si les ouvrages en question ont fini leur vie commerciale, la vie de l’oeuvre, quant à elle, se poursuit. De plus, les services de recherche de livres rares, épuisés, anciens, non réédités, “introuvables” justement, ne font que se multiplier. Raison de plus de se libérer un peu plus encore de la tyrannie de la nouveauté et de ce système absurde qui veut qu’un livre, à sa sortie, “tienne” trois mois en rayon avant de disparaître sous la vague des nouvelles parutions. Car c’est aussi cela le plaisir de la lecture : la quête du discret, du rare, du méconnu et, bien sûr, du démodé.
Alvaro MUTIS, La Neige de l’amiral, roman traduit de l’espagnol (Colombie) par Annie Morvan, éditions Sylvie Messinger, 1989. 216 p :
On rencontre déjà Maqroll el Gaviero, le personnage récurrent d’Alvaro Mutis, dans sa poésie, éditée dans presque tous les pays d’Amérique latine. La trilogie romanesque que le grand écrivain colombien commence à publier en 1985 relate la quête aventureuse et incertaine de ce marin qu’on nomme un gabier. Le gabier est un matelot chargé de l’entretien et de la manoeuvre de la voilure. Mais le gabier d’Alvaro Mutis, notamment dans La Neige de l’amiral, n’est guère plus qu’un passager dans la chaloupe qui le transporte en un voyage fluvial à travers une forêt dans laquelle l’objectif recherché devient de plus en plus hasardeux.
Un oeil sur le capitaine alcoolique de ce “bateau ivre”, Maqroll rédige le journal de cette aventure dont les épisodes les plus importants résident non pas dans les péripéties du trajet mais bien sûr dans les méandres de la pensée et de la rêverie de celui qui confie son destin à un esquif délabré dans un environnement dangereux parce que sans mystère.
Avec sa narration qui suit le rythme et les ruptures de la navigation, La Neige de l’amiral est une méditation sur la précarité humaine. Quant au personnage du gabier perché dans sa mâture, il incarne le poète dans son rôle ou plutôt son état de vigie solitaire qui scrute et qui décrit ce qu’il voit venir.
Extrait :
“Savoir que personne n’écoute personne. Que personne ne sait rien de personne. Que la parole est, en elle-même, un mensonge, un piège qui recouvre, déguise et ensevelit l’édifice précaire de nos rêves et de nos vérités, qui sont tous marqués du signe de l’incommunicabilité.”
Pierre MAC ORLAN, La Nuit de Zeebrugge. 221 p :
Je ne sais si ce livre a été réédité. L’exemplaire en ma possession date de 1934 aux éditions “Le Masque” à Paris dans la collection “Aventures et légendes de la mer”. Le frontispice est de Pierre Mac Orlan. Il représente deux matelots de dos sur un quai pavé avec un navire en arrière-plan sous un ciel nuageux.
Là encore, l’histoire n’a guère d’importance. Elle est d’ailleurs assez confuse, suffisamment en tous cas pour égarer le lecteur sous les ciels du Nord après l’une des guerres mondiales. Les personnages évoluent dans une lumière grise, parfois argentée. Ils dînent dans des auberges et des estaminets aux éclairages blafards mais rassurants. Tous sont murés dans leurs propres mystères et les efforts qu’ils semblent consentir pour éclaircir des situations ou des angoisses non maîtrisées ne font que les ramener sur les rivages d’une nostalgie qui les mine. “La nostalgie est le mensonge grâce auquel nous nous approchons plus vite de la mort”, écrit Alvaro Mutis dans son livre La Neige de l’amiral présenté dans cette même chronique. Cette vérité concerne de près les protagonistes de La nuit de Zeebrugge, tous rescapés d’une catastrophe qui les a rendus, pour le chemin qui leur restent à parcourir, contemplatifs malgré eux.
Dans ce livre, l’une des caractéristiques de l’écriture de Pierre Mac Orlan consiste en l’intégration subite, en pleine narration, de segments oscillant sans cesse entre la prose et la poésie, hardiesse que bien peu de romanciers se permettent aujourd’hui.
Extraits :
“Nous reprîmes le chemin du retour en nous tordant les pieds sur le ballast de la voie ferrée morte.”
“On pouvait consacrer dix minutes par jour à cet oiseau. Il fallait apporter tout le reste avec soi.”
“Je m’émerveillais, en me nourrissant d’air pur, de l’activité à peu près inutile des hommes.”
“Tous, cependant, nous savions qu’un démon grelottait à la porte, en attendant qu’on lui fît signe d’entrer.”
“Tout était gris autour de moi et moi-même j’étais vêtu de gris dans ce paysage marin, couleur de poissons plats, couleur de cendre, à peine enrichi de quelques broderies d’argent.”
01:05 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (3)
22 novembre 2005
Encore des poèmes d'amour
C’est une blague navrante, comme on les aime un tout petit peu...
On fête l’anniversaire d’un gamin que la nature n’a pas favorisé. En effet, il est né sans bras, sans jambes et sans thorax. Bref, il n’a qu’une tête. Au début, ses parents ont eu un peu de mal à s’habituer mais après tout, il se porte bien, alors... Alors, le père quitte la table autour de laquelle la famille est réunie pour aller chercher le cadeau. Il revient avec une boîte qu’il pose en face de la tête de son fils et il l’aide à ôter le couvercle. Le fils penche sa tête au-dessus de la boîte et soupire : “encore un chapeau...”
Si j’exhume cette blague au goût approximatif, c’est parce que, parfois, en lisant les très nombreux manuscrits qui me sont spontanément adressés, il m’arrive de somnoler et de faire un rêve dans lequel je me sens un peu comme ce fils infortuné : je suis né sans bras, sans jambes, sans thorax et sans tête. Mon être ne se résume qu’à un coeur mais qui fonctionne et qui est capable d’être lecteur pour une maison d’édition. Même le facteur s’est habitué à ce coeur auquel il remet son courrier et qui, en lisant les manuscrits qu’il extrait des enveloppes soupire : “encore des poèmes d’amour !”
14:10 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (2)
18 novembre 2005
Place des angoisses
Ambiance, samedi dernier place Bellecour autour du chapiteau du salon du livre de Lyon dont l’éphémère corolle blanche s’épanouit dans la lueur des fusées et dans les effluves de gaz lacrymogène. Contraste. Sous la tente, chacun vaque à ses petites affaires. Les éditeurs exposent, les écrivains dédicacent, les libraires vendent et le public feuillette avec un flegme tout britannique, à part quelques inquiets dans mon genre, fort peu nombreux, qui voient dehors courir les gens pressés de se soustraire au désormais classique ballet des émeutiers et des forces de l’ordre.
Sur mon stand où je suis censé rencontrer le public, on doit me sentir ailleurs, préoccupé. Normal, je me prends à examiner ma table d’exposition pour voir si je ne pourrais pas la démonter pour en extraire quelque barre de ferraille au cas où je devrais me défendre. J’ai beau savoir que des personnes souffrent dans les quartiers en difficulté, ma capacité d’empathie finit là où commence mon insécurité physique. Un de mes voisins de stand, éditeur, s’en étonne. Évidemment, savoir que ma femme et ma fille sont enfermées derrière les grilles baissées d’un magasin de la place Bellecour en attendant le retour au calme (je sais où elles se sont abritées grâce au téléphone portable) fait chuter la température de ma chaleur humaine à un degré voisin de zéro. Pendant ce temps, une mamie accompagnée de son mari ouvre les recueils de poèmes présentés sur le stand, parcourt les textes en levant un sourcil, repose le tout et presse l’époux devant elle en déclarant : “pas la peine, ça ne rime pas...”.
Non, décidément, ça ne rime pas, dehors surtout. Début de panique sur la place enfumée et chasse aux rimes et nombre de pieds réglementaire au salon pendant qu’à l’extérieur, ce sont les coups de pied au cul qui se perdent. Burlesque. Je redoute les conséquences d’un cocktail Molotov au milieu des livres sous la tente de plastique mais la charge des forces de l’ordre éloigne rapidement la menace.
Placides, des exposants interrogent une personnalité qui vient d’arriver au salon sur ce qui se passe à l’extérieur du chapiteau. Le visiteur estime que les responsables de toute cette agitation ne sont autres que les CRS, réponse sans doute à considérer comme un trait d’humour mais typique d’un de ces petits notables dont on ne sait plus s’ils sont à droite de la gauche ou à gauche de la droite tant ils ont louvoyé dans le marigot de leur obsession à tenir leur rang de nobliau de l’intelligenstia provinciale. Nommer l’individu s’avère superflu tant ce genre pullule entre les lambris de la post-soixante-huitarderie replète.
Reste qu’on était prêt à s’attaquer (sans succès heureusement) à un salon du livre et que les gamins qui servent d’instruments aux manipulateurs de tout poil, bien calés ceux-là, derrière leur télévision pour voir le résultat de leur influence pernicieuse, seraient bien inspirés de réfléchir, si ce n’est pas trop leur demander, et de ne pas se tromper de cible. Ont-ils conscience que leur habileté à fabriquer des engins incendiaires pour les lancer contre les écoles, les centres sociaux et les autos de leurs voisins contribue à créer un climat favorable au retour du fascisme et qu’une fois celui-ci installé, ils en seront les premières victimes ? Ont-ils demandé à leurs grands-parents et parents pourquoi ceux-ci ont préféré s’exiler pour venir subsister dans les tours et les barres des cités en France, renonçant à leurs pays d’origine dont les policiers sont nettement moins modérés que ceux des pays démocratiques ? Qui va parvenir un jour à expliquer aux émeutiers les plus jeunes que leur révolte se retournera contre eux s’ils persistent à l’exprimer par les moyens, fût-ce en miniature, du terrorisme ? Sont-ils naïfs au point d’ignorer que toutes sortes de crapules sont en permanence à l’affût pour profiter de leurs errements, tirer les marrons de leurs feux, et que leurs pires ennemis sont des manipulateurs invisibles et silencieux qui se nourrissent de leur colère ? La liste de ces nécrophages est longue et variée : intégrismes religieux, extrémismes politiques, nationalismes, mercantilismes mafieux dont on connaît les oeuvres lorsque les circonstances les font converger vers le pouvoir. Et quand survient une telle catastrophe, ainsi que cela s’est produit au vingtième siècle, ceux que l’on retrouve dans la valetaille des pires dictatures sont souvent les mêmes individus (délinquants déjà chevronnés, trafiquants et petites frappes à la solde de n’importe quel chef de bande pourvu que la voiture soit fournie) déterminés à provoquer le chaos et à y prospérer, opportunistes sans foi ni loi que la démocratie ne s’est pas autorisée à neutraliser lorsqu’il était encore temps.
Mais replaçons tout cela dans le contexte du salon. Une fois la contagion des violences urbaines arrivée en province, il était sûr (j’allais dire écrit) que cet îlot de livres, c’est-à-dire de civilisation, au milieu du commerce ordinaire deviendrait une cible à envisager pour une trentaine d’émeutiers dont on sait que le vocabulaire de certains d’entre eux n’excède pas deux cents mots et qui n’ont que faire de l’empathie de ces intellectuels, écrivains, poètes et artistes pour lesquels ils n’éprouvent qu’un vague mépris. Parmi ces personnes de bonne volonté qui ne peuvent se résoudre à cette amère réalité, beaucoup ont mai 68 imprimé en persistance rétinienne mais l’on sait hélas aujourd’hui que les utopies de cette époque risquent de dégénérer en un épilogue hideux si elles nous tiennent lieu d’automatismes de pensée pour analyser la situation que nous connaissons maintenant.
Qu’on puisse par exemple considérer les cocktails Molotov et, tant qu’on y est, les avions remplis de passagers lancés contre des immeubles comme des “moyens d’expression” me semble révélateur de ces coquetteries d’esthètes capables de produire, prises à un degré autre que celui de l’humour noir ou de la dérision, du chaos et, très accessoirement de la mauvaise littérature.
Enfin, à une moindre échelle de dégâts collatéraux provoqués par ces violences intolérables, voilà que ressort des chapeaux, casques et casquettes, lue et approuvée à droite comme à gauche, la bonne vieille idée du service qu’on appellera civique et qu’on garantira volontaire (pour l’instant) afin de n’énerver personne. Mais les illusionnistes socialistes qui n’avaient jamais tenu leur promesse d’en finir avec l’anachronique calamité du service militaire (bien utile pour dégonfler les chiffres du chômage) tentent pathétiquement de reprendre la main sur leur idée de service civique obligatoire après l’apparition de ce gros lapin extrait du gibus du Président de la République. Pour ne pas être en reste, le camelot Gremetz, spécialisé dans le recyclage des faucilles et marteaux, à qui je donnerai la palme des bateleurs dans cette affaire, nous dégote un vieux fantôme de sa boutique d’accessoires périmés, celui du service militaire obligatoire dont il a fredonné la nostalgique rengaine dans les couloirs de l’Assemblée nationale.
Alors juste un mot, les Sauvageons : allez-y doucement sur les cocktails car ce serait une vilaine gueule de bois pour tout le monde que de se retrouver un jour en treillis à jouer à la guerre après avoir été sommé de laisser la capuche au vestiaire.
00:30 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (0)