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26 août 2005

Palettes d'Ormesson

Non. Il ne s’agit pas de la dernière création d’un chocolatier à la vocation littéraire contrariée mais de palettes de livres.
Je dois avouer que j’y repense à chaque rentrée littéraire, notamment lorsque je me promène dans les librairies géantes comme celles qui donnent des sacs caca d’oie, en cette saison durant laquelle des écrivains tels que Jean d’Ormesson atteignent leur seuil maximal de risque d’avalanche. Cher client de l’industrie du livre, prends garde aux palettes de Jean d’Ormesson et si on t’a obligé de déposer ton casque à la consigne, alors un conseil d’ami : préfère le rayon poésie. S’il s’effondre, quelques plaquettes et au pire une ou deux anthologies ne risqueront pas de te faire autant de bobo que des quintaux de d’Ormesson ou d’Alexandre Jardin.
Je ne prends l’exemple de Jean d’Ormesson que parce qu’il m’a toujours un peu plus énervé que les autres pisse-copie en palettes, avec son éternel sourire de pomme reinette oubliée à la cave et ses affreuses cravates bleues en toile de jute. Des cravates de rédacteur en chef. Les rédacteurs en chef ont toujours d’horribles cravates. Dans la presse de province, c’est encore pire. J’en ai connu un qui en portait une maigrichonne en cuir marron dont on se demandait si elle n’avait pas été taillée par sa femme dans un vieux string en croûte de porc tout lustré. Finalement, je préfère encore celles de d’Ormesson. Attention, je ne m’en prends pas à l’homme d’Ormesson privé mais à son clone médiatique, ce personnage d’académicien jouant l’esthète polisson qu’il s’est composé pour les siècles des siècles en se coinçant deux pinces à linge aux commissures des lèvres avant chaque séance de photo ou de télé. Télérama l’a classé dans les “contournables”. Ils sont marrants à Télérama. Comment font-ils ? Qu’ils me donnent la Force, le Pouvoir Secret, la Formule Magique, tout le Rituel qui me permettra de conjurer les effets de ces maléfiques fétiches que sont le rictus, les cravates et les palettes de Jean d’Ormesson.
Mais à propos... Ces palettes, ces piles de d’Ormesson, elles vont bien quelque part... Elles ne diminuent pas comme par enchantement, elles ne sont tout de même pas déplacées à grand renfort de chariots élévateurs à fourche juste pour la gymnastique matinale de manutentionnaires que j’imagine en train de s’engueuler dans les entrepôts : “Allez, pousse-toi, comment veux-tu que je bouge Alexandre Jardin et Marc Lévy si tu bouches le passage avec Paolo Coelho et si tu laisses d’Ormesson traîner partout ? M’enfin...”
Et si ce n’était pas sa faute, les palettes, à Jean d’Ormesson ? Alors, la faute à qui ?

24 août 2005

Rentrée littéraire : sortie de secours

La rentrée littéraire me pèse déjà, aussi exaltante et surprenante que la scolaire, comme toutes les autres rentrées finalement, avec son inflation de petits romans français constipés, accouchés et promus dans un ahurissant esprit de sérieux par nos journalistes eux-mêmes romanciers à leurs heures. C’est pourquoi, en bon vieux réactionnaire (c’est-à-dire capable de réactions), le désir me prend aujourd’hui de lorgner dans la direction du passé immédiat, celui de mes lectures non pas “de” vacances mais “en” vacances. En voici quelques unes.

Roland Fuentès : La Bresse dans les pédales, (avec des dessins de l’auteur) éditions Nykta (www.editions-nykta.com), collection Petite Nuit, 2005.
Ce vélo de 1936, on pouvait penser qu’il en avait déjà vu des vertes et des pas mûres depuis sa sortie d’atelier. C’était sans compter sur les folles randonnées nocturnes de son actuel propriétaire dans une Bresse repue de cauchemars et mal habitée de ventre jaunes aux noirs desseins. Quant à raconter son histoire aux poulets, (à savoir que des malfaisants ont voulu lui mettre à l’air les boyaux) autant pédaler dans la choucroute...
Extraits : “À l’hospice, il paraît qu’ils ont des traducteurs de vieux.”
“À cette heure-ci, l’autoroute est complètement déserte. Rien qu’une étendue noire, un grand souffle froid. C’est là, sous vos pieds, ça vous regarde avec un air lugubre, et surtout ça dit rien. Rien de rien.”

Giorgio de Chirico : Hebdomeros, Flammarion, collection L’Âge d’Or, 1983, la seule édition bon marché de ce livre étrange achevé par le peintre en 1929 et publié en 1964 dans la collection créée par Henri Parisot. Désespérant de trouver cet ouvrage autrement que sous la forme d’éditions originales onéreuses sur le marché européen, je confie ma requête à internet et le livre me parvient un mois après dans une enveloppe postée à Sao Paulo, Brésil. Voici une édition d’Hebdomeros qui a franchi l’océan en aller/retour !
Un livre-promenade, un voyage dans l’univers intérieur de ce peintre si controversé, qui écrivait peut-être parce qu’il ne prenait lui-même pas assez sa peinture au sérieux ou qui peignait peut-être parce qu’il ne croyait guère en son écriture... Métaphysique, ironique et sceptique, Giorgio de Chirico, dont je m’étais aussi régalé voici deux décennies de ses Poèmes parus en 1981 chez Solin, dans la collection “Traversées des Alpes”.
Un extrait d’Hebdomeros : “Leur regard était imprégné d’une tristesse infinie (la tristesse des demi-dieux) ; il était attentif et immobile comme le regard des marins, des montagnards, des chasseurs d’aigles et de chamois, et en général le regard de ceux qui sont habitués à regarder de très loin et de très loin à distinguer les hommes, les animaux et les choses.”

Serge Prokofiev : La Tour vagabonde, éditions Alternatives (www.editionsalternatives.com), collection Pollen, illustrations David Lozach. 2005.
Dans le Transsibérien, Prokofiev écrivait de petites histoires ironiques dans lesquelles le diable intervient souvent et que je trouve quant à moi caractéristiques de ce que l’on peut se risquer à nommer “l’âme russe” en littérature. Élégance, détachement et sarcasme, traits présents dans sa musique, émaillent les récits de Prokofiev dont les épisodes fantasques pourraient conduire à se demander ce que pouvait bien boire ou fumer le grand compositeur pendant ses voyages en train...
Extraits : “... mais il n’était plus qu’un étui vide dont on avait retiré le violon...”
“Le commandement des opérations fut confié au général von Magenschmerzen, dont la gloire éclatante s’était édifiée sur la base imposante d’un entassement d’os humains.”

Frédérick Houdaer : Angiomes, éditions La Passe du vent, 2004. Adresse de l’éditeur : La Callonne, 01090 Genouilleux.
Frédérick Houdaer m’a un jour envoyé un mail pour me dire que mon blog devrait être remboursé par la Sécurité sociale. Le moment est venu pour moi de lui retourner le compliment pour ce recueil de poèmes faussement légers, faussement contemplatifs, faussement humoristiques, faussement cyniques mais vraiment à lire quand l’esprit de sérieux fait démesurément gonfler la sphère de la poésie. Pour en savoir plus, vous savez ce qui vous reste à faire : cliquer sur le lien ci-contre.
Extrait : “photos d’écrivains / fixées au mur / avec du scotch de déménagement / non / ça ne m’a pas encore passé”.

14 août 2005

Jean Tardieu dans sa maison de mots


 
Le prélude des trousseaux de clefs, le jeu des serrures, l'ouverture des grilles et le tambour des portes, telle fut la musique qui accompagna ma première rencontre avec Jean Tardieu en 1988. Au temps de sa collaboration avec le poète, au sein du Club d'essai, le compositeur Pierre Schaeffer n'aurait peut-être pas renié les accents de "musique concrète" de cette symphonie domestique miniature conduite bien malgré elle par la dame chargée de l'entretien de la maison natale de Jean Tardieu à Saint-Germain de Joux. Des journalistes de notre cortège déambulant dans les couloirs de cette maison de maître nichée entre les rondeurs des forêts et des nuages du Haut-Bugey glanaient des notes pour un futur roman-photo (1) : "les demeures de Jean Tardieu". Il m'apparut assez vite que cette figure convenue du journalisme qu'est le pèlerinage dans la maison natale ne résisterait pas longtemps à l'ostinato des effets de miroirs, de reflets et de dédoublement à l'oeuvre dans l'univers du poète.
Des portes à ouvrir, des maisons à habiter, la poésie, le théâtre, les récits et les essais de Jean Tardieu en regorgent. Peu importe qu'elles soient réelles (Saint-Germain de Joux, Gerberoy et jusqu'aux rives du lac de Garde) ou rêvées comme celles de "l'architecte imaginaire", qualité dont se prévaut Tardieu dans sa contribution au livre à quatre voix (la sienne et celles d'André Breton, Lise Deharme et Julien Gracq) "Farouche à quatre feuilles" (2), titre qui plaisait sans doute à Marie-Laure, l'épouse du poète qui explora en femme de science les arcanes du règne végétal , "farouch" étant le nom méridional du trèfle incarnat. Dans ce texte daté de 1954, qu'il dédie à Lise Deharme en précisant : "où l'on ouvre quelques portes à côté", Jean Tardieu retourne comme un gant les notions d'identité et de racines. "Si j'ai rêvé d'être l'habitant de toutes sortes de maisons, sous toutes sortes de climats, c'était peut-être aussi pour apaiser ce goût de la totalité (d'autres disent : d'éternité) si fort, en nous, que je crois bien qu'il nourrit la plupart de nos rêves obscurs...". Voilà pour les racines. Quant à l'identité, sa nostalgie (au sens étymologique de "retour vers la souffrance") s'éparpille dans "les débris d'une immense vitre aujourd'hui abattue". (Cette dernière image n'est pas sans rappeler le récit que fait le poète de la crise d'identité qui le frappe un matin de l'année 1920 devant son miroir).
Pour Jean Tardieu, habiter des maisons n'est pas s'enfermer et s'exclure de ce monde mais tout au contraire y participer. Demeurer en un lieu, c'est le créer, à l'instar des madrépores qui, par l'accumulation de leurs débris calcaires, ont édifié des récifs et des îles, et cette création n'est autre que le désir du poète : "faire de mes paroles la substance de ma maison...". C'est en relisant Madrépores que m'apparut le sens que pouvait revêtir la visite de Jean Tardieu à Saint-Germain de Joux, dans cette maison où il était venu au monde mais qu'il n'avait pas eu le temps d'habiter. De ce fait, cette solide bâtisse campagnarde rejoignait le labyrinthe de résidences imaginaires que le poète insomniaque du boulevard Arago à Paris reliait entre elles en arpentant les seuils multiples de ces "portes à côté". "Ces portes, écrit-il, font communiquer entre eux tous les lieux où j'ai vécu en rêve - ne fût-ce qu'un instant, - toutes les maisons, - palais ou masures , - où je me suis installé sans mon corps, mais avec le désir d'être, fût-ce au prix de cesser d'être "moi"."
Ouvrir des portes, chercher l'accès à ce qui n'est pas d'emblée révélé, passer d'un palier à l'autre et n'aboutir souvent qu'à un nouveau seuil d'inconnu, mesurer avec effroi l'inconfort de cette quête dès lors que l'on s'abstient d'abandonner toute question à la Foi comme on le ferait pour une valise dans une consigne, rien de tel pour alimenter la nostalgie d'une collection de maisons. Chacune d'entre elles peut transmettre en héritage à son habitant un fragment d'usage du monde. Les déambulations dans la résidence à la fois réelle (lieu de naissance) et virtuelle (lieu de rêverie sur la mémoire) qu'est la demeure de Saint-Germain de Joux prenaient des allures de jeu de piste jalonné de meubles et de bibelots presque symboliques. Sans vouloir procéder à leur inventaire, je me contente juste de me remémorer ces éclairs de flash que nous envoyâmes à Jean Tardieu alors qu'il se tenait juste à côté d'une grosse lanterne magique. Pour insolite qu'il fût, l'objet l'étonna moins que la place qu'il occupait ici depuis des décennies. Ce clin d'oeil du temps se fit insistant quelques minutes après dans une chambre où monsieur Jean ne put s'empêcher de retourner un sablier. On l'aura compris, un étrange rapport de force finit par s'instaurer entre l'écoulement du temps et les vieilles maisons bourgeoises. L'accumulation et la transmission de leur mobilier cossu et de leur bric à brac désuet ne cessent de lancer un défit dérisoire à la certitude de l'écroulement et de la fin. Comme la maison, l'oeuvre est aussi le théâtre de cette lutte pathétique aux accents parfois burlesques mais non exempte d'une certaine allure. Fils d'une bourgeoisie qu'il serait excessif de qualifier de bohème malgré un père peintre et une mère musicienne, Jean Tardieu est toujours resté fidèle à son image de "monsieur comme il faut" amateur de confort et de bonne chère. L'auteur de "Madrépores ou l'architecte imaginaire" gardait, à l'image de ses maisons, fort vénérable apparence quand bien même à l'intérieur le parquet se soulevât ! La collaboration de Jean Tardieu avec son ami le peintre et sculpteur Max Ernst dans l'ouvrage "Le parquet se soulève" (3), fournit un exemple révélateur du rapport ambigu qu'entretient Tardieu avec l'univers des maisons. Derrière les murs bien élevés en solides et rassurantes façades, "l'espace du dedans" n'est pas aussi stable que peut le laisser supposer l'ordonnancement intérieur. Quel vertige la mise en scène bourgeoise du mobilier veut-elle réduire ? Quel souvenir l'objet insolite peut-il préserver ? A quel instant le balancier de la pendule s'est-il immobilisé ? Silence ou bruits familiers, immobilité ou mouvements, l'architecture n'en offre que simulacres et les demeures ne sont que bulles dans l'espace et le temps infinis. Cette récurrence du thème domestique, avec ses variations et ses déformations, voire ses proliférations, notamment dans Madrépores, dénote beaucoup plus qu'un motif parmi d'autres dans une oeuvre qui prend certes ses distances avec l'héritage du surréalisme mais qui s'inscrit tout de même, pour ce qui relève de l'inquiétante étrangeté quotidienne, dans le voisinage de celle (trop méconnue) de son ami André Frénaud voire d'un Henri Michaux. Citons à cet égard un poème tel que "L'enfer à domicile" du recueil "Histoires obscures" (4) ou encore cet inédit, "Le cri et la demeure" (5), au titre non moins éloquent. Ces maisons qui n'offrent finalement que de si précaires abris, pourquoi cette obsession de les habiter ou plutôt de les peupler de toutes les figures d'un même sujet ?
Entre les cabanes de l'enfance et les maisons de la maturité, Jean Tardieu a laissé un personnage à mi-chemin, "l'enfant resté au bord de la route" (6), fixé voire pétrifié dans ce poème dans une délicate posture. Le bord de la route est non seulement le lieu qu'on n'habite pas mais encore, en l'occurence, l'espace et le temps du deuil de soi-même. Mais ce n'est qu'un demi-deuil puisqu'une part de l'enfance qu'il a fallu abandonner persiste dans l'adulte qui poursuit son chemin. De ce "solitaire enfant resté assis désespéré sur une borne de route", Jean Tardieu écrit : "il savait tout d'avance...". Il voyait l'avenir quand ce qui subsiste de lui dans la maturité interroge le passé et c'est ce dernier personnage qui cherche obstinément à "habiter", pour conjurer l'angoisse de la perte et le remords de l'abandon. À cette inquiétude, se superpose une autre préoccupation qui taraudera le jeune Jean Tardieu durant une décennie : bien que se sentant poète, il lui fallait trouver un métier, une "situation" comme on disait à l'époque, c'est-à-dire habiter aussi dans la société, même si, pour les poètes, cette maison-là n'est pas, loin s'en faut, celle de leurs rêves. Lorsqu'il finit par trouver la sienne, à la radiodiffusion française, dans "un ravissant local ancien de la rue de l'Université", c'est en citant Verlaine qu'il en évoque le souvenir dans "On vient chercher Monsieur Jean" (7) : "J'ai naguère habité le meilleur des châteaux". Dans cette "demeure professionnelle" inespérée où il dirigea le Club d'essai, en quelque sorte creuset de ce qui allait devenir France-Musique, son premier réflexe en direction des artistes fut de leur ouvrir toutes les portes...

(Texte publié dans la revue Le Croquant n°40 en 2003).
 
1 in Les Cahiers de l'Herne
2 Éditions Grasset et collection Cahiers rouges du même éditeur
3 Six poèmes de Jean Tardieu accompagnés de six lithographies de Max Ernst
4 Éditions Gallimard et collection Poésie / Gallimard in Le Fleuve caché
5 in Autres accents, recueil inédit publié par l'association Jean Tardieu, Université Lumière Lyon II
6 La part de l'ombre, éditions Gallimard, collection Poésie
7 Éditions Gallimard, collection Le Chemin

Photo : avec Jean Tardieu (photo Sylvette Germain)