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09 décembre 2014

Carnet / Matins sous la lampe

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La lune roule dans les épaisseurs de nuages et nimbe d’un bleu laiteux les nappes de brouillard égoutté contre les vitres. À l’opposé, par la fenêtre du salon, je vois la fumée de la cheminée emmailloter l’ampoule orange de l’éclairage public dont le dernier réverbère du village éclaire les alentours de la maison. 

Au-delà, derrière les hautes haies de ronces, d’épinettes, de sorbiers et de viornes, règne la longue nuit de décembre. La cafetière tousse, le grille-pain claque. Petit déjeuner sous la lampe. Confiture de prune maison et marmelade d’orange et de citron. Je fume rarement avant midi, plutôt après le repas, mais je fais une exception lorsque je me lève très tôt comme ce matin. 

En grillant un petit cigare sec dehors sur le pas de la porte dans les remugles de terre mouillée et de vieux feuillages, je pense à Stendhal qui ne trouvait rien de meilleur, pour commencer la journée, qu’un Toscane bien noir et bien tassé (autrement dit le cigare le plus brutal que je connaisse) dans l’air vif du matin. À ce brûle-gueule, je préfère quand même mes petits Partagas en prélude aux coronas et doubles coronas de la journée et du soir. J’ai une fois de plus la nostalgie du Petit Bouquet, un court Figurado (c’est-à-dire en forme d’obus) qui n’est plus fabriqué, je me demande bien pourquoi. C’était un cigare gras, corsé, un peu rustique mais très goûteux que le Cuaba Divinos de même forme n’a pas remplacé.   

Je suis rassuré de constater que la lancinante mélancolie de la cinquantaine puisse être tenue en respect par les petits plaisirs du quotidien. Je n’ai vraiment pas à me plaindre du mien, à l’écart, protégé, confortable, silencieux. Un provençal dirait « on entendrait péter une souris » mais la chatte Linette ne leur en laisse pas le temps si par extraordinaire elle s’aventurent dans les parages.

En revanche, quand le renard vient renifler autour de la deuxième voiture qui couche dehors, ainsi que je l’ai surpris l’autre soir, Linette se carapate dans son passage secret et vient se réfugier dans mes jambes en grondant de colère et de frayeur. Elle produit le même son dès qu’elle aperçoit un joggeur ou un cycliste dans le virage en perspective directe de son poste de guet, le fauteuil en rotin devant la baie vitrée, ce que je comprends parfaitement. Linette est la plus grognonne et la plus peureuse des chattes que je connaisse, ce qui l’aidera peut-être à vivre plus longtemps que Tigrette, la précédente, qui aimait trop la vie, jusqu’à la témérité, et qui n’a vécu que dix mois, probablement percutée par une voiture.

Écoute matinale de la Cantate Saint Nicolas de Benjamin Britten. Les passages avec la voix d'enfant soliste me rappellent mes quelques prestations de chant en soliste lorsque j'étais à l'école primaire mais je n'avais pas la chance de chanter du Britten.

Bois à rentrer, relecture, corrections de pages récentes, lecture de Un pedigree de Patrick Modiano et de proses poétiques de Jean-Michel Maulpoix (L’instinct de ciel, Poésie/Gallimard). Un sandwich et un verre de vin à midi. Une journée feutrée de plus ou de moins, comme on voudra et puis, cette nuit (déjà le matin, 1h45), la première neige qui n’a pas le même parfum que les suivantes. 

Il existe sûrement une explication à cela mais je me rends bien compte que je suis arrivé à une période de ma vie où il me paraît vain et futile de chercher des explications.

Photo : Chez moi lundi matin

07 décembre 2014

Carnet / Des noms et des maisons

À quel métier vous destinez-vous ? demanda un jour de lassitude notre professeur de français en classe de sixième. Écrivain ! répondis-je aussitôt mon tour venu, ce qui sembla susciter une légère surprise dans le regard et l’intonation de voix de l’enseignante.

Pourquoi souhaitais-je devenir écrivain ? La question ne me fut pas posée car la prof se ressaisit de son moment de fatigue, ce qui m’arrangea bien car ma réponse n’eût pas été littérairement correcte. Je voulais choisir ce « métier » pour avoir la paix.

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Photo : chez moi aujourd’hui. 

Je pensais à cette époque que la plupart des écrivains vivaient seuls dans de vieux appartements silencieux ou dans de vénérables demeures nichées aux fond des bois dont ils ne sortaient que pour aller s’engueuler avec leurs collègues sur le plateau de l’émission « Ouvrez les guillemets » , programme de télévision littéraire qui précéda la très célèbre « Apostrophe » , et qu’ils se dépêchaient de rentrer pour passer leur temps à boire du Cognac ou du whisky et fumer des cigares. Je croyais aussi que les écrivains, puisqu’ils étaient des hommes de lettre, n’avaient plus que de lointains rapports avec mes pires ennemis, les chiffres. 

On notera ainsi que mes motivations, fort peu littéraires j’en conviens, étaient cependant vierges de toute velléité de gloriole ou de reconnaissance sociale. En effet, je ne voyais pas plus en ces temps lointains qu’aujourd’hui l’intérêt de rechercher l’estime et la reconnaissance de gens qui ne me sont rien. (Tenter de mériter l’affection de mes proches et de mes amis, c’est déjà pas mal.) J’étais simplement séduit par l’idée de pouvoir gagner ma vie en restant chez moi à noircir des cahiers, bien à l’abri des foules, et ce jusqu’à une retraite bien méritée. Je ne dirais pas que je me trompais sur toute la ligne mais sur le paragraphe entier.

Tout d’abord, je n’avais pas prévu qu’il me faudrait choisir ou plutôt subir un deuxième métier, purement alimentaire celui-là. Ce furent en fait plusieurs autres métiers tous plus subis et alimentaires les uns que les autres. 

Collégien immature à peine ébroué des brumes de l’enfance, je vivais dans l’illusion d’un restant de patrimoine. Personne ne m’avait caché que les entreprises familiales avaient capoté depuis longtemps mais aucune menace ne pesait sur la grande maison de mon enfance, alors pourquoi s’inquiéter ? 

L’esprit sans doute enfiévré de lectures romantiques, le collégien que j’étais avait imaginé un scénario qui tenait debout tout seul et dans lequel il s’arrogeait le beau rôle, celui du futur écrivain qui allait réussir tant bien que mal à pondre quelques livres dont les droits d’auteur s’avéreraient assez substantiels pour conserver la maison d’enfance le moment venu. Persuadé que ce moment fatidique viendrait très tard, dans un avenir totalement abstrait, je me disais, ainsi que le croient tous les jeunes, que j’avais le temps de voir arriver cette époque funeste. 

L’adolescence où s’invite grossièrement le réel me sortit vite ce rêve de la tête mais elle ne fit que l’essorer au lieu de le brûler au feu de l’action, et je traîne maintenant cette nostalgie dégoulinant comme une vieille serpillière, ce remords d’une renaissance manquée, d’une impossible rédemption par le verbe.

À cette idée naïve d’éviter la catastrophe de la vente de la propriété familiale grâce à la rémunération de mon activité littéraire, se superposait une préoccupation voisine concernant l’intégrité de mon nom qui se trouve être un nom composé. À quel moment fut prise, dans ma famille, l’habitude déplaisante d’en escamoter la deuxième moitié, je l’ignore tout autant que les raisons d’une telle mutilation. Désinvolture, pulsions suicidaires inconscientes, dépit ? 

Toujours est-il que l’enfant qui croyait répondre au nom de Christian Cottet finit par réaliser à l’entrée dans l’adolescence qu’il s’appelait Christian Cottet Emard (sans trait d’union) et qu’il était temps de « raccrocher les wagons » , ce que je fis d’autorité au moyen du trait d’union pour bien marquer ma détermination à retrouver l’intégrité de mon patronyme. 

Deux conflits mondiaux et la déroute dans les affaires avaient suffisamment porté atteinte au moral de la famille, et ce n’était pas parce que nous avions dû renoncer à l’aisance financière que nous devions aussi nous laisser amputer d’une moitié de notre nom. Je découvris d’ailleurs en évoquant le sujet auprès de mes proches parents que l’usage de ce nom tronqué leur causa de nombreux désagréments.

Je ne donnerai qu’un exemple. J’évoquais plus haut les deux guerres mondiales mais je dois aussi ajouter celle qui mit si longtemps à dire son nom (décidément) : la guerre d’Algérie où mon père, comme beaucoup d’autres, faillit perdre l’occasion de me concevoir. Lorsque mon père recevait des colis ou des mandats envoyés par ses parents, le vaguemestre lui cherchait des noises : Cottet ou Cottet Emard ?

Dès que je mis en œuvre ma décision de signer de mon nom complet, dès que je passai à l’acte en somme, des dentiers commencèrent à grincer. Au lycée, une enseignante qui connaissait un peu l’histoire de ma famille s’autorisa une réflexion ironique. Elle me soupçonnait de vouloir rouler les mécaniques ! 

Quelques années plus tard, je publiai mon premier recueil de poèmes sous mon nom. Lors d’une fête locale organisée dans la rue par la municipalité communiste (élue à cette époque grâce à l’absence de mobilisation de la droite certaine de remporter les élections), je fus convié à présenter le recueil au public et j’essuyai les sarcasmes d’une autre enseignante (de qui je n’étais pas l’élève) et de son mari, industriel hargneux, tous deux probablement exaspérés par la défaite exceptionnelle de leurs amis politiques. On se défoule comme on peut ! 

Par la suite, lors de mes débuts de rédacteur dans le quotidien local, je fus encore confronté à l’hostilité et à la condescendance de plusieurs enseignantes du collège et du lycée, souvent mariées à des petits patrons locaux, qui connaissaient mon échec scolaire et qui n’admettaient pas qu’un « fumiste » dans mon genre (c’était leur expression) finisse ailleurs que sur les chaînes de montage des usines de leurs maris. La lecture de mon nom (agrémenté de son trait d’union !) dans les pages de leur feuille de chou et dans la vitrine du libraire constituait à l’évidence, pour ces petites bourgeoises arrogantes et dépitées, une provocation supplémentaire. Il n’y avait pourtant pas grand mérite à se retrouver journaleux dans une bourgade racornie dans la nostalgie des trente glorieuses déjà soldées

Tout à la fois étonné et amusé de ces réactions, je compris que ma volonté de reconquérir mon nom ne se limitait pas à un caprice d’adolescent désireux de s’affirmer. Aussi absurde, pathétique et dérisoire que cela puisse paraître, je m’aperçois aujourd’hui que ce que je vois dans ce nom imprimé en haut des couvertures de mes livres (le prénom étant souvent centré en première ligne sur le nom composé en seconde ligne) me fait immanquablement penser à l’ébauche stylisée, ainsi qu’en dessinent les enfants, d’un toit de maison.

© CLJ, 2014 (pour cette version).

 

02 décembre 2014

Carnet / Un chemin à retrouver

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Dans mon carnet du 1er décembre, je parlais d’objectifs, de me fixer quelques modestes objectifs pour 2015, mais non, ce n’est pas ça. C’est le mot objectif qui me déplaît. J’aurais dû trouver un autre mot. But ? Non, ça fait foot. Je conchie le foot et tous les autres ballons avec, et tout le sport avec. 

Le mot objectif m'est venu automatiquement parce qu’il était tard dans la nuit, parce que j’étais fatigué et parce que, comme tout le monde, je suis toujours en danger de parler et d’écrire une langue qui n’est pas la mienne, la langue du travail contraint, la langue du sport, la langue de l’entreprise. Entreprise, objectifs, c’est du langage ou plutôt du non-langage militaire, commercial, sportif, politique, si profondément imprimé dans nos têtes que nous l’employons même pour décrire de l’intime, de l’individuel. 

Avoir ou se donner des objectifs, c’est avoir ou se trouver une cible, comme un soldat, un lanceur de javelot ou un petit commercial qui veut croire en son produit. J’ai mieux à faire. Donc, je remplace aujourd’hui objectif par autre chose, peut-être plus vague comme projet ou idée. C’est moins dynamique d’un point de vue stylistique mais cela me convient mieux. 

Et puis je n’écris pas ces carnets pour faire joli ou pour me donner des airs aimables. Ces billets sont des signaux envoyés à des amis inconnus, isolés eux aussi dans leur refus des objectifs et en quête d’un refuge, y compris un refuge dans le langage.

Ce sont les signaux d’un type qui n’a pas peur de dire « je n’aime pas » quand il le faut, qui n’a pas peur d’être rancunier, qui se fout d’être sympathique même s’il veille aux civilités. Pas d’objectifs là-dedans. Juste à la fois me recentrer et reprendre du champ, éviter les fausses pistes, les personnalités contre-indiquées ou dangereuses, se méfier du collectif, ne pas tomber dans le piège de se fermer à tout mais rester à bonne distance.

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Il s’agit de reprendre le contrôle, reprendre la main à ma façon, dans l’évitement s’il le faut, en opposition avec les lénifiants discours à la mode sur la nécessité qu’il y aurait à s’ouvrir à tout et à n’importe quoi, à « se mettre en danger » pour reprendre une formule qu’on entend partout, à tous propos et tout le temps ad nauseam dans un monde où, justement, il faut plus que jamais se protéger... Un chemin à retrouver.

(Photos Christian Cottet-Emard)