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05 octobre 2022

Un extrait de mon roman CHARMES

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Lisbonne, parc Principe Real (photo © Christian Cottet-Emard)

Extraits des carnets de notes du rédacteur Antoine Magnard.

Ça ne vous dirait pas de reprendre l’affaire ? Nous étions occupés en silence à brasser des paperasses dans le bureau de Jenkins lorsqu’il me posa la question sans même me jeter un regard. Il ouvrit un dossier, parapha des pages et ajouta : vous savez, Antoine, vous entrez dans la trentaine, vous n’êtes pas encore vieux mais la jeunesse est passée. Ce serait l’occasion de vous caser ou du moins de vous stabiliser. C’était la première fois que Jenkins m’appelait par mon prénom depuis le début de nos années de collaboration. Il rangea le dossier dans un tiroir, leva les yeux vers moi et soupira. Non bien sûr, ça ne vous dit rien, je suis même certain que vous n’y avez jamais pensé. Vous êtes comme l’oiseau sur la branche. Dans un sens, je vous envie un peu, mais que cela ne vous empêche pas d’y réfléchir, assez rapidement si possible. Il se servit un verre de Woodford. Vous en voulez un ?

La dernière fois que je le revis, ce fut un an après à Lisbonne. Il avait pris subitement sa retraite et s’était installé dans un immense appartement dans le quartier du Principe Real. Pour moi, les conséquences ne se firent pas attendre. Mon licenciement me fut notifié par un sous-fifre de la Direction des Ressources Humaines du groupe qui avait absorbé les sociétés de Jenkins. Il m’avait convoqué dans le bureau où Jenkins m’avait proposé de reprendre son entreprise et s’était arrangé pour m’imposer des conditions de travail et de rémunérations que je ne pouvais accepter. Au cas où je serais suffisamment naïf ou impulsif pour le faire, ce petit nettoyeur essaya de me pousser à démissionner de ma propre initiative mais il comprit vite que je ne lui ferais pas ce cadeau. L’affaire se régla donc avec un licenciement économique et une transaction financière dont le montant confortable ajouté aux allocations de chômage pouvait m’assurer au moins deux ou trois ans de répit. Lorsque tout fut signé, je reçus un appel un peu gêné de Jenkins. Puisque vous avez du temps, venez donc me voir à Lisbonne, cela me ferait plaisir. Nous parlerons. Je me demandais bien de quoi nous pourrions parler mais j’acceptai l’invitation. Jenkins voulait m’héberger mais j’ai toujours préféré l’hôtel où je me sens plus à l’aise. Ayant déjà séjourné à Lisbonne lors d’une ancienne escapade dans cet établissement, je réservai une chambre au VIP Executive Éden, un ancien théâtre aménagé en hôtel, place des Restauradores non loin de la place du Rossio. À l’étranger, j’aime loger dans des hôtels pas forcément somptueux mais confortables et anonymes où l’on parle français et où l’on sert des petits déjeuners copieux et standards. Plutôt casanier, je ne voyage pas pour découvrir d’autres cultures, j’ai déjà encore assez à apprendre de la mienne, la culture occidentale. En voyage, je ne cherche pas le contact avec les gens du pays que je visite, ce qui ne m’empêche pas d’apprécier la gentillesse et la courtoisie qu’on trouve beaucoup plus à l’étranger qu’en France. Jenkins me taquinait parfois sur ce sujet et concluait invariablement : décidément, vous me faites penser à moi quand j’étais jeune ! C’était sa manière laconique de me dire qu’il m’aimait bien.

J’arrivai à Lisbonne un jour doux et gris de fin septembre avec une journée d’avance sur notre rendez-vous. Jamais je ne m’étais senti si libre et détendu. Pendant que je flânais l’après-midi vers le Tage entre le quai des Colonnes et le Rossio après un détour dans le Chiado, le temps se leva un peu. Aux terrasses des bars les plus modestes, des routards se faisaient servir un bol de soupe maison, un sandwich et une Sagres ou une Super Bock pour quelques euros. Le soir, je longeai les enfilades des terrasses à touristes où les serveurs vous alpaguent et tournai à l’angle de la petite rue où je me souvenais du restaurant Bonjardim avec son poulet frites et sa morue grillée. Je choisis la morue grillée avec ses pommes de terre vapeur et une bouteille de vin blanc que je laissai au choix du serveur, un monsieur assez âgé d’apparence bourrue qui ressemblait au chef d’orchestre Lorin Maazel mais qui me gratifia d’une petite tape cordiale sur l’épaule quand j’eus ajouté un pourboire conséquent à l’addition. Le lendemain, plutôt que de me faire servir le petit déjeuner à l’hôtel, l’envie me prit de me mêler tout de suite à l’animation quotidienne de la matinée encore grise mais pleine d’entrain. Je pris un grand plaisir à descendre directement sur la place que je traversai avant d’entrer dans un petit bar dont la vitrine était remplie d’étroites bouteilles de Ginja avec leurs étiquettes ornées de cerises. J’accompagnai mon café au lait de brioches et de croissants fourrés à la confiture puis je sortis fumer un petit Partagas Club qui me restait d’une boîte offerte par Jenkins. J’avais rendez-vous chez lui à midi, ce qui me donnait largement le temps de rejoindre à pied les grands cèdres du parc du Principe Real. Puisque j’étais très en avance, j’y trouvai un banc libre où je pus observer à loisir les clients d’une petite librairie ambulante aménagée dans une Estafette Renault bleue et blanche stationnée dans la rue. On y trouvait des livres et plaquettes d’auteurs portugais, certains traduits en anglais et en français.

Comme je l’avais prévu, j’eus des difficultés à repérer l’immeuble de Jenkins. Je réussis à l’appeler avec mon portable qui donnait des signes de faiblesse. Sur ses indications, je trouvai une porte discrète dont l’ouverture se déclencha lorsque j’eus composé le code qu’il venait de me communiquer. Un hall immense, un ascenseur vieillot puis une autre porte en bois, massive, très haute, à double battant. Je sonnai. La porte s’entrouvrit et un jeune type blond habillé assez chic m’invita à entrer. Je le suivis dans de grandes pièces en enfilades, peu meublées. Il ouvrit une porte qui grinça et Jenkins apparut, égal à lui-même, en costume strict avec l’éternelle cravate diplomatique. J’eus droit à une rapide accolade. Heureux de vous revoir, Antoine ! Asseyez-vous, je vous prie. Deux vastes canapés Chesterfield étaient disposés à angle droit. Des boiseries partout et des lampes aux globes en pâte de verre qui luisaient faiblement dans la pénombre. On se serait cru dans un club anglais du dix-neuvième siècle. Nuno, dit Jenkins en faisant signe au blondinet qui disparut et revint quelques instant plus tard avec une bouteille et deux verres à Porto sur un plateau d’argent. Jenkins s’occupa lui-même de déboucher la bouteille. Obrigado, Nuno. Le blondinet se retira et Jenkins servit ce Porto Vintage qui devait coûter les yeux de la tête. Il commença par le goûter puis remplit mon verre. À votre santé, Antoine. J’espère que ce Porto vous plaira. Si tel est le cas, nous devrons lui faire un sort car ces vieux flacons doivent être bus dans les heures qui suivent. Après quelques bavardages, nous passâmes à table dans une salle à manger où tout semblait calculé pour établir le maximum de distance entre les convives. Nuno servit un potage et de simples daurades grillées avec des légumes émincés. Je m’attendais à du vin blanc mais ce fut un rouge sec surprenant dont j’ai oublié le nom mais qui s’accordait parfaitement avec le plat. Le Porto Vintage revint au dessert composé des traditionnels Pasteis de Belém servis tièdes ainsi que d’autres spécialités. Le Porto Vintage nous suivit au salon où nous retournâmes pour le café et les cigares. Jenkins me fit visiter son humidor. Je m’approvisionne à la Casa Havaneza, au Chiado, vous savez, à côté du café Brasileira, juste derrière la statue de Pessoa. Nous coupâmes nos cigares, un Lusitania pour Jenkins et un Rey del Mundo pour moi. J’avais hésité en remarquant aussi une boîte de Joya, des cigares du Nicaragua. Jenkins s’en était aperçu et il insista pour m’offrir le coffret. La bouteille de Porto était vide. Je n’allumai mon Havane qu’après avoir fini mon verre. Jenkins sourit. C’est agréable, mon cher Antoine, de partager un peu de temps avec quelqu’un qui sait apprécier les bonnes choses. Ce n’est pas comme avec Nuno qui ne fume pas et qui ne boit que du thé. Enfin, personne n’est parfait. En vérité, il est honnête et serviable. Je peux lui faire confiance, il me l’a déjà prouvé depuis mon installation ici. Si nous descendions prendre un peu l’air ? Pendant que nous marchions tranquillement sous les cèdres du parc en finissant de fumer, une petite brise tiède se leva. Nous nous assîmes sur un banc. Voyez-vous, Antoine, je me sens bien ici. Dommage qu’il m’ait fallu attendre tout ce temps, toute une vie pour revenir chez moi. J’espère en profiter quelques années. J’allais protester pour la forme mais Jenkins me coupa. Le moment venu, je rejoindrai mes parents au cimetière anglais. Il y a de la place dans le caveau, j’ai renouvelé la concession mais je n’ai aucun héritier, personne pour intervenir en cas de problème avec cette sépulture. En principe, il n’y aura pas de souci mais je serais plus tranquille de savoir que quelqu’un puisse y jeter un œil si cela s’avérait nécessaire. Je ne peux pas demander cela à Nuno, il est trop jeune. Si vous acceptez, je prendrai toutes dispositions pour que, le cas échéant, après ma disparition, cela n’implique aucune dépense pour vous. Je crois avoir tout organisé au mieux pour mes obsèques. Ce sera à l’église Saint-Louis des Français. Je serai sûr d’avoir l’encens et l’orgue. Savez-vous que l’église abrite un petit Cavaillé-Coll ? Ce sera parfait pour moi. Jenkins desserra son nœud de cravate. Je ne savais que lui répondre. Vos parents vivaient à Lisbonne ? Je comprends mieux maintenant, dis-je. Oui, répondit Jenkins. Les affaires m’ayant conduit à Paris, j’ai pris la nationalité française par commodité. Je serai donc enterré au Portugal dans un cimetière anglais après des funérailles dans une église française ! Pour vous au moins, ce sera plus simple mais Dieu merci, vous avez l’avenir devant vous, comme Nuno. Je commençais à trouver cette conversation pesante. Jenkins le devina avec cette manie qu’il avait de lire dans les pensées. Allons, je vous ennuie, enchaîna-t-il, si nous parlions d’autre chose ? Je saisis la balle au bond et lui parlait de Charles Dautray. Jenkins se montra rassurant. Il s’est retiré de toutes ses activités mais il continue de percevoir ses droits sur l’exploitation de ses disques, ce qui n’est déjà pas si mal. J’approuvai mais ne pus m’empêcher d’ajouter : quel parcours étrange, tout de même... À voir Jenkins aussi impassible quand j’évoquais Charles Dautray, j’étais de plus en plus persuadé qu’il en savait plus à son sujet qu’il ne voulait bien le dire. Étrange ? reprit Jenkins, qu’est-ce qui ne l’est pas dans la vie. Je vous accorde que dans le milieu du classique, son cas peut sembler étrange mais pas plus qu’un parcours d’enfant prodige. Par exemple, personne ne trouve étrange qu’un Alexander Malofeev âgé de quatorze ans en 2015, c’est-à-dire à peine sorti de l’enfance, fasse un triomphe dans le deuxième concerto de Saint-Saëns, composé par un homme de trente-trois ans ! Si vous ne l’avez déjà fait, visionnez la vidéo sur You Tube. Tout le monde est saisi d’admiration mais personne ne trouve cela étrange. Nous pouvons pourtant convenir que ça l’est, vous ne trouvez pas ? Que peut-il bien se passer dans l’esprit et dans le corps d’un gamin de quatorze ans lorsqu’il accède à l’œuvre d’un compositeur dans la force de l’âge au point de la comprendre, de la maîtriser et de l’interpréter ? Peut-être la science aura-t-elle un jour la réponse...

Nous quittâmes le banc et marchâmes à nouveau en direction du bar du parc où nous trouvâmes une table libre sous les grands cèdres. J’essayai d’amener la conversation sur Marina mais Jenkins esquiva tout de suite. Mon cher Antoine, vous avez trente ans et moi bientôt quatre-vingt. Nous avons pourtant quelque chose en commun. Nous sommes des esprits rationnels conscients de vivre dans un monde absurde et nous n’avons pas le cœur à en étudier les bizarreries. Jenkins savait que je l’approuvais. C’est un peu ce que j’ai dit en d’autres termes à Nelson Gahern, répondis-je. Jenkins hocha la tête. Vous avez peut-être sauvé sa carrière et pour nous aussi, ce fut une excellente affaire, n’est-ce pas ? Nous commandâmes deux verres de Ginja. Jenkins semblait maintenant rêveur. Dans l’air toujours aussi doux, le soir s’annonçait par nos ombres qui s’allongeaient par terre sur les petits amas de brindilles, d’aiguilles et de feuilles mortes.

Le lendemain dans la matinée, je retrouvai Jenkins à la même table pour boire un dernier café dans le petit soleil avant mon départ. Je tenais à le saluer avant de prendre la navette jusqu’à l’aéroport. Il m’accueillit de son sourire diplomatique, à l’image de ses cravates, mais il y avait plus dans son regard, une sorte d’indulgence amicale assez inhabituelle chez lui. Vous voyez, Antoine, cette heure est une de mes préférées au Principe Real. Si je devais renaître à votre âge, ce serait un beau jour de septembre à dix heures, après avoir abandonné de poussiéreux chagrins, un jour où tout le monde travaillerait sauf moi, bien entendu. Je lui répondis en souriant : décidément, vous me faites penser à moi quand j’étais jeune ! Nous partîmes d’un bon rire. Excellent, mon cher Antoine, excellent ! Jenkins me donna l’accolade, moins brève que d’habitude. C’était un adieu.

Lors de ses obsèques, un matin clair d’avril, je fus surpris par le nombre de personnes rassemblées dans l’église Saint-Louis des Français. Je reconnus quelques relations professionnelles en regagnant ma place après la bénédiction du cercueil surmonté de la croix pendant que l'organiste donnait le Récit de Tierce en Taille extrait de la Messe de Nicolas de Grigny. À la sortie, il joua la Communion de Lefébure-Wély, peut-être un ultime clin d’œil de Jenkins aux puristes. Avant de quitter l’église, je vis Nuno qui se tenait à l’écart non loin de la porte. Je m’avançai, lui serrai la main et lui présentai mes condoléances. Il sembla me reconnaître.

Ce fut à Paris, chez le notaire de Jenkins, que j’entendis parler de Nuno pour la dernière fois. Il était l’un des trois héritiers désignés par Jenkins, les deux autres étant la Société protectrice des animaux et moi-même. Le notaire, une jeune femme aux ongles peints, me présenta quantité de documents à parapher et m’informa que les fonds ne seraient pas disponibles avant six mois, ce qui était un délai plutôt court pour une succession aussi importante. Mais monsieur Jenkins a pensé à tout, ajouta-t-elle en refermant les dossiers dont elle m'avait lu les contenus. Elle leva les yeux et m'envoya un regard matois. Vous voilà prêt pour réaliser des projets d'envergure... Que pouvais-je lui répondre ? Un ange passa. Des projets ? Eh bien oui, des projets qui vous tiennent à cœur... Peut-être, je ne sais pas, en réalité, non, pas de projet particulier. Elle eut une moue incrédule. Elle m'accompagna vers la sortie et me serra la main. Tout le monde a des projets, dit-elle. Je détaillai les motifs or de ses ongles peints. Finalement, si, j'ai un projet, celui de ne rien faire. Vous êtes un peu jeune pour ça, non ? Elle semblait navrée. Oh, guère plus que vous, répondis-je. Elle insista. Mais pourquoi vous ne voulez rien faire ? Parce que c'est ma nature et mon destin.

 

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Les personnages que l'on rencontre dans ce roman  :

Charles Dautray, pianiste.
Aaron Jenkins, agent artistique, producteur.
Antoine Magnard, rédacteur. (Antoine-Marie Magnard Mongins de la Force).
Marina, jeune femme en colère.
Docteur Émilien Bouvardel.
Le Butler, agent immobilier.
Le curé.
Nelson Gahern, pianiste.
La prostituée-voyante extra-lucide.
L'agent de sécurité.
Le barman au nœud papillon de travers.
Nuno.
Reynald Osborne, pianiste décédé.
Constantin Machialys, pianiste décédé.
Oleg Vorodine, pianiste décédé.
Le notaire aux ongles peints.
Une passante de Lisbonne.
Le pianiste du café Florian à Venise.

 

Résumé et critique du roman à lire sur le blog de Jean-Jacques Nuel :

« Le roman se constitue des récits croisés des différents protagonistes, qui forment comme les pièces d'un puzzle. On se déplace à Lyon, Paris, Barcelone, Venise et Lisbonne, on prend quelques détours par Oyonnax et Nantua. L'action progresse vers une fin surprenante. »

Renseignements et commandes :

Éditions Orage-Lagune-Express

Broché ‏ : ‎ 218 pages

ISBN-13 ‏ : ‎ 979-8745269714

Poids de l'article ‏ : ‎ 299 g

Dimensions ‏ : ‎ 12.85 x 1.4 x 19.84 cm

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Pour les personnes de ma région (Oyonnax et Jura), ce livre ainsi que certains de mes autres titres sont disponibles en prêt à la médiathèque municipale d'Oyonnax (centre culturel Aragon).

 

04 octobre 2022

Cette assemblée de spectres (Préface de mon recueil d'essais littéraires EN LISANT, paru l'été dernier) :

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Une question de Michel Tournier :   « Est-ce bien intéressant, pour un jeune écrivain, de rencontrer ses maîtres ? Quand j’étais jeune, je n’en avais pas  envie. » 

Sans vouloir le reconnaître, dès que je me suis lancé dans ce que Jean Tardieu m’a décrit comme  le dur chemin de la création littéraire dans la dédicace d’un de ses livres, j’avais la même opinion. J’avais pourtant élu mes maîtres mais malgré les occasions qui se présentaient à moi, quelque chose me retenait, sans doute un peu de timidité, pas mal de paresse mais aussi et surtout une sorte d’inexplicable épuisement relationnel qui me frappait déjà dans mes jeunes années et qui est arrivé aujourd’hui à son paroxysme.

Je craignais en outre de me surprendre moi-même en flagrant délit de comportement courtisan et de passer ainsi aux yeux de mes prestigieux interlocuteurs comme un quémandeur d’appuis et de recommandations auprès des éditeurs. Je restais donc le plus souvent prudemment (lâchement ?) en retrait grâce à ma carte de presse qui me servait de prétexte pour approcher les écrivains que j’admirais (les autres, ça ne compte pas) quand les occasions se présentaient. Mon attitude fut à l’origine de récurrents malentendus car mes écrivains favoris pensaient que je ne les approchais que dans le seul but de faire mon travail alors que je m’intéressais à eux et à leurs œuvres pour des raisons beaucoup plus profondes. De plus, ils étaient parfois sur leurs gardes car les écrivains ont des rapports souvent compliqués avec les journalistes, ce qui est compréhensible.

De mon côté, depuis ma prime jeunesse, je suis très attaché à la civilité et aux conventions sociales de base, ce qui me rend sans le moindre problème capable de recadrer vite fait bien fait quelqu’un qui aurait la mauvaise idée de s’en dispenser à mon égard, fût-il autant décoré de tous les prix littéraires de la Terre qu’un maréchal soviétique peut l'être de médailles. Il y eut donc quelques interviews qui tournèrent court, très court, des entretiens au cours desquels des anges semblaient s’être donné rendez-vous sur la banquise mais aussi, heureusement, quelques rares moments de grâce, notamment ma première rencontre puis celles qui suivirent avec l’exquis Jean Tardieu.

J’ai d’autres souvenirs simplement agréables ou drôles avec des écrivains. J’ai fait un bout de chemin en leur compagnie mais à bonne distance et continué parfois d’échanger quelques signes, de loin en loin, avec eux. Leurs livres dorment désormais dans ma bibliothèque toute neuve, rescapés de la dernière purge avant les prochaines car lorsque vient le soir, dans le ballet des ombres, il n’en reste et n’en restera, jusque sur les étagères d'un lecteur anonyme et insomniaque, que quelques-uns. Tel est le prix de l’écriture, cette assemblée de spectres.

 

Informations et commandes :

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  • ASIN ‏ : ‎ B0B4JTSB7X
  • Illustrations : photos (noir et blanc)
  • Date de publication‏ : ‎ 28 juin 2022
  • Langue ‏ : ‎ Français
  • Relié ‏ : ‎ 168 pages
  • Couverture : rigide
  • ISBN-13 ‏ : ‎ 979-8838259042
  • Poids de l'article ‏ : ‎ 277 g
  • Dimensions ‏ : ‎ 13.97 x 1.55 x 21.59 cm

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26 août 2022

Lire Giono aujourd’hui

giono,en lisant,christian cottet-emard,éditions orage lagune express,essai,littérature,jean gionoCet essai sur Jean Giono est extrait de mon dernier livre récemment paru, En lisant. Il s'agit d'un ensemble (illustré de photos) de dix-sept petits essais sur des écrivains rencontrés dans les livres et parfois dans la vie, préalablement publiés dans des journaux, des revues et des magazines mentionnés en annexe de cette édition.

 

 

 

 

 

 

Lire Giono aujourd'hui

Je voulais commencer en posant cette question inutilement arrogante et provocatrice ; que reste-t-il de Giono ? Non. Je préfère plus humblement : que me reste-t-il de Giono ? Je l’ai lu avec fièvre entre mes quinze et trente ans et je me suis éloigné de lui comme on prend ses distances, tout confit d’admiration, avec un maître aimé car si le feuillage bruissant d’un grand arbre inspire et rafraîchit, il n’en faut pas moins se lever et reprendre son chemin avant que l’ombre ne succède aux jeux de lumière. Comme l’adieu fut hésitant et risqué, je conclus cet exigeant et exaltant compagnonnage en gardant sous le bras le livre de Pierre Citron, cette monumentale biographie de Giono à la mesure du génie de l’homme et de l’écrivain.

Dans mes années de journalisme, l’occasion me fut donnée de transmettre au secrétariat de rédaction de l’édition de l’Ain du Progrès un portrait de Giono âgé pour illustrer un de mes articles, ce qui déclencha le coup de téléphone perplexe de ma collègue au marbre :  C’est qui ce grand-père ? Il a l’air sympa mais c’est pour quel papier ?

Cette remarque s’inscrivait bien sûr dans l’incessante dégringolade du niveau culturel de cette rédaction où le poète Francis Ponge fit pourtant un passage mais il faut reconnaître que l’image de Giono dans le grand public est encore trop souvent liée à la figure du vieux sage, pipe au bec et mijotant à la provençale ses histoires au coin du feu. Ce cliché est-il un héritage des Rencontres du Contadour au cours desquelles admirateurs de l’écrivain à succès et disciples du penseur pacifiste quadragénaire venaient chercher, moins qu’un enseignement, plutôt des échanges amicaux, spontanés, en somme des éléments de réponses aux angoissantes questions de l’époque ?

Giono était bien un intellectuel, c’est-à-dire un écrivain en prise avec les préoccupations de la société de son époque sans rien céder à sa nature profonde de romancier et de poète. On voit ici que le puissant courant lyrique et poétique qui irrigue son œuvre n’a évidemment rien à voir avec le petit artisanat d’un écrivain régionaliste auquel le réduit encore une part notable de son lectorat populaire.

Dans cette œuvre polymorphe, la Provence est certes là mais pas la plus ensoleillée et surtout, pas pittoresque pour deux sous. Ce n’est pas la Provence des vacances éblouies du jeune Marcel Pagnol et de son père en gloire dans les collines mais celle de Jules, le berger dans Crésus, le film réalisé par l’écrivain lui-même qui conte l’histoire du taciturne et frugal vieux garçon au bon sens rudement mis à l’épreuve par une mauvaise farce de la fortune. À l’image de la Provence de Giono, celle que j’ai vainement cherchée dans mes tout premiers voyages parce qu’elle est pour une grande part imaginaire, le personnage de Jules interprété par Fernandel est aussi rustique que son environnement et son mode vie. Rugueux dans ses rares relations sociales, il ne s’embarrasse pas d’excessive séduction. Pour « le sentiment » , il allume la lanterne au bord de la fenêtre de sa maison isolée sur les hauteurs afin de prévenir Fine, une veuve encore jeune installée plus bas, qu’il est en appétit, tel le ver luisant envoyant à sa partenaire son signal nuptial lumineux dans l’immensité de la nuit. Pendant ce temps, le vent court les collines pelées, secoue les volets tremblants et il est un personnage au même titre que le vagabond des hautes solitudes. Ainsi en est-il, dans l’imaginaire de Giono, pour l’orage, l’eau, le champ de blé, le choléra (1), l’éclaircie, les saisons, les nuages, le beau et le mauvais temps, toute la nature sauvage habitée par l’esprit de la nature humaine mais qui n’est pas l’humain. Quand cela sert son récit, Giono, habité par les accès de grande peur qu’il disait parfois éprouver lors de ses promenades (un sentiment de panique diffuse que peut connaître tout randonneur au contact des éléments), n’hésite pas à décrire la montagne, la colline ou le village comme des créatures animales surgies de l’inquiétant bestiaire du dieu Pan en son exil terrestre. Dans ces parages de réalisme magique, une symphonie se joue. Tout instrument a sa place dans l’immense orchestre dont le chef Giono au pupitre réussit à individualiser la plus petite flûte dans le déferlement des bois, des cuivres, des cordes et des chœurs. Jean Giono, le Gustav Mahler de la littérature française ! Malgré la déclaration de l’écrivain « Je ne mets rien au-dessus de la musique » , voilà un parallèle qui peut paraître un brin saugrenu, j’en conviens, sans doute bien hasardeux aussi (Giono avait des centaines d’enregistrements dans sa discothèque, peut-être pas du Mahler) mais je dois reconnaître d’une manière très subjective qu’à chaque écoute de l’imposante Troisième symphonie hantée par les humeurs du dieu Pan, je pense à Giono et à son rapport avec la nature qui tient autant de l’émerveillement et de la vigilance que de la panique et du réconfort.

Giono ne s’est pas laissé dériver dans le courant de la célébration romantique de la nature, sans doute parce qu’il vivait à son étroit contact mais aussi, peut-être, pour une autre raison en rapport avec sa distance à l’égard des formes modernes de spiritualité et plus encore de la religion. La première guerre mondiale dans laquelle il fut jeté tout jeune poète en 1915 et dont il connut les pires épisodes l’éloigna-t-elle des dogmes religieux et des concepts philosophiques ? Elle lui ouvrit en tous cas la voie du pacifisme militant lorsque pointa la seconde, ce qui lui fut reproché par ceux qui manquent de l’imagination nécessaire pour comprendre ce que peut ressentir un jeune homme qui voit la cervelle de son camarade lui couler dessus pendant la mitraille.

En tant que jeune lecteur de Giono, ce sont ses Écrits pacifistes qui m’ont le plus marqué. En me plongeant plus tard dans ses romans, surtout ceux de la première période où foisonne l’évocation des forces de la nature mais aussi dans ceux de sa deuxième manière, moins lyrique et plus centrée sur la dynamique de l’action des personnages et de leur psychologie, j’ai constaté que tous les registres du grand œuvre de Giono fonctionnaient à plein dans Refus d’obéissance, Précisions et Recherche de la pureté parce qu’il lui fallait mobiliser toute sa puissance créatrice pour dénoncer la guerre et exprimer le dégoût viscéral qu’elle lui inspirait à l’intention des nouvelles générations. De ce fait, les Écrits pacifistes de Giono offrent au lecteur un concentré de sa vision du monde, de son style littéraire et de son éthique. C’est donc par les Écrits pacifistes que je conseillerais aux jeunes générations de lecteurs d’entrer dans l’œuvre de Giono, là où sa pensée et son élan vital se déploient de la manière la plus directe et la plus moderne, la plus actuelle aussi. Par exemple, le thème récurrent de la dénonciation et du refus de la réification de l’être humain reste aujourd’hui d’une brûlante actualité.

L’humain considéré comme matière première, Giono a vu cette infamie à l’œuvre durant les années de jeunesse que la guerre lui a volées mais il a vite compris que la modernité s’en nourrissait et continuerait longtemps de s’en nourrir, sous d’autres formes d’asservissement de l’homme, sans doute moins visibles que la guerre mais qui restent des entreprises de réduction et de destruction de l’individu et de ses libertés fondamentales. C’est la raison pour laquelle le romancier en appelle et en revient toujours, en opposition aux faux progrès, à la force de régénération et de consolation de la nature où l’individu conserve à son contact son humanité ou renoue avec elle. Là s’affirme encore l’actualité du message de Giono à destination de ses lecteurs d’aujourd’hui et de demain.

Comme il en est de tous les grands auteurs devenus des classiques, l’actualité de la pensée de Giono et de ses analyses de la modernité ne dispense pas le lecteur du vingt-et-unième siècle d’un effort de lecture. Le ton incantatoire qui résonne aussi bien dans ses fictions que dans ses textes plus théoriques peut constituer sinon un obstacle au moins une diversion. Le monde rural qu’il décrit a presque entièrement disparu. Son ode à la terre nourricière et consolatrice, déjà à la source de malentendus d’ordre politiques en raison de la récupération de ces thèmes par la propagande d’un État défait ne cherchant rien d’autre que la survie dans la compromission avec les postures d’une idéologie infectée par le culte de la force primitive et de la sacralisation brutale de l’espace vital peut contribuer à brouiller son message. Giono écologiste avant l’heure ? La piste peut s’avérer d’autant plus glissante que certains courants actuels de l’écologie politique peuvent encore puiser dans ce terreau empoisonné.

Après ses mésaventures à la fin de la seconde guerre mondiale, Giono n’a heureusement pas fait les frais d’autres interprétations et récupérations douteuses. Il n’en demeure pas moins qu’il faut vraiment le lire dans le texte, c’est-à-dire s’immerger dans son univers, dans son imaginaire et surtout dans son interprétation du monde qui est avant tout celle d’une nature poétique en déploiement dans le grand rêve éveillé du roman et, souvent, de la fiction onirique. C’est en ces courants que l’œuvre de Giono navigue dans le temps.

(1) Le Hussard sur le toit.

© Christian Cottet-Emard et éditions Orage-Lagune-Express.

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