26 octobre 2019
Début d'un prochain roman (Parution premier trimestre 2020)
Dans la même journée, j’appris deux nouvelles : un, que j’étais viré, deux, que je devrai désormais garder le chartreux. La première me fut signifiée par une lettre recommandée au bas de laquelle le paraphe triomphant de mon directeur départemental m’ indiquait qu’il avait enfin eu ma peau. La seconde me parvint sur la page arrachée à un agenda surmontée de la date du 14 mai 1920 et signée de la main de la seule rescapée de ma famille, une vieille tante qui habitait la même bourgade que moi mais que je ne voyais jamais. Celle-ci me reçut sans effusion dans sa vaste demeure où le temps semblait s’être pétrifié dans les années vingt du siècle précédent. J’avais sonné et frappé en vain, intimidé par la lourde porte sous la verrière dangereusement délabrée. Une fois à l’intérieur, un hall dont les dimensions semblaient avoir été spécialement calculées pour rappeler au visiteur à quel point il était insignifiant et importun m’enveloppa d’une poussiéreuse mélancolie. C’est alors qu’une voix monocorde se fit entendre des profondeurs d’un salon aux fenêtres alourdies de tentures décolorées.
— Entre donc. Combien de temps comptes-tu hésiter de la sorte ? Sache que les derniers domestiques de cette maison ont été licenciés en 1975. Alors, si tu attends qu’un majordome viennent te débarrasser...
J’avançai de quelques pas dans le salon où je ne distinguai rien d’autre que le bric-à-brac prétentieux des vieilles maisons bourgeoises. D’un voile grisâtre qui semblait avoir confisqué toute chose au rayonnement normal de la lumière du jour, montait une nourrissante odeur de poussière accumulée en strates géologiques.
— Eh bien, faut-il que j’interrompe mon petit déjeuner pour avoir l’honneur de te parler en face ?
La voix morne et autoritaire de la tante provenait d’une autre pièce située en enfilade du salon, un petit bureau aux allures de boudoir au fond duquel la tête revêche de la vieille dame émergeait d’un vaste plateau d’argent encombré d’une boîte de lait écrémé en poudre, d’un bol à soupe ébréché, d’une cafetière italienne éructante et d’un demi-saucisson sur sa planchette sans oublier un paquet de biscottes de la fameuse marque comme au bon vieux temps. La tante y plongeait ses longues mains décharnées avec avidité. Lorsque j’approchai d’elle alors qu’elle m’invitait à m’asseoir, je pus déduire, dès qu’elle ouvrit la bouche, que le saucisson était à l’ail. Je fis mine de reculer mais la tante me dissuada de toute tentative de retraite en dardant sur moi ses petits yeux durs et perçants.
— Je ne mange que des aliments qui ont encore un peu de goût et tant pis pour ceux que ça dérange, grinça-t-elle. Cesse donc de faire le niflet et écoute-moi plutôt si tant est qu’une once d’attention puisse encore mobiliser quelques minutes ton esprit abandonné à de vaines rêveries. Ah, c’est vraiment le trait dominant de cette branche dégénérée de la famille, surtout les mâles : tous des songe-creux qui n’ont jamais su gagner d’argent mais qui ont toujours somptueusement dépensé celui des autres. Si je n’avais pas commis l’erreur d’épouser feu ton oncle, j’aurais encore assez de fortune pour que cette baraque tienne debout et pour que le personnel s’y affaire comme dans une ruche. Mais bon, je ne t’ai pas fait venir pour remuer le passé. De plus, tu ne peux rien comprendre à tout cela car les fées toquées qui se sont penchées sur ton berceau acheté en soldes devaient avoir des gènes en commun avec ceux des représentants de cette lignée qui fit mon malheur et ma ruine.
Après cette tirade, la tante mordit rageusement dans une biscotte.
— Coupe-moi plutôt une rondelle de saucisson, ajouta-t-elle la bouche pleine en projetant quelques postillons consistants qui se fixèrent en différents points de la surface du plateau d’argent.
L’un d’eux atterrit directement sur ma montre au moment précis où je venais de saisir le couteau à côté du saucisson.
— Puisque tu oses me manquer de courtoisie en regardant ta montre pendant que je m’adresse à toi, dis-moi donc l’heure qu’il est car j’attends une visite.
Comme pour faire écho à ces aimables paroles, un pas léger se fit entendre sur les dalles du grand hall. Un petit monsieur de l’âge de la tante, vêtu avec recherche mais affublé d’un Panama ridicule apparut dans l’embrasure de la porte. La tante tressaillit. Une éclaircie fugace balaya le paysage érodé de son visage. Pendant une seconde, un sourire s’installa.
— Fortunat, cher ami, vous êtes en avance, minauda-t-elle. Nous ne partons que dans une heure et je n’ai pas terminé mon petit déjeuner. C’est mon neveu, Antoine Morasse ici présent qui me retarde en me racontant sa vie.
— Ravi, lança le petit monsieur à mon intention en se découvrant d’un geste désinvolte. Et d’ajouter : alors, c’est vous qui allez garder le chartreux et la maison qui va avec ?
— Parfaitement, trancha la tante avant même que je n’aie pu ouvrir la bouche. Mais ne nous faisons pas d’illusion mon pauvre Fortunat : lorsque nous reviendrons, j’espère le plus tard possible, toutes les plantes auront crevé.
Je tentai de protester et, par la même occasion, de souligner que j’avais mon mot à dire eu égard à des projets qui semblaient me concerner, mais Fortunat me devança.
— Voyons, Marcia, je vous trouve un peu dure avec ce jeune homme qui accepte pourtant si gentiment de nous rendre service. Que deviendrait le chartreux sans son obligeance et aussi cette grande maison vide ?
Je fis de nouveau une tentative d’expression orale qui avorta en une inutile mimique.
— On voit bien que vous ignorez à qui vous avez affaire, mon cher Fortunat, glapit la tante qui se remontait toute seule. Ce garçon est l’ultime avatar d’une branche malsaine de la famille qui n’a donné, selon les différents contextes socio-économiques que nous avons connus depuis la guerre que des oisifs et des chômeurs. D’ailleurs, c’est un miracle que mon neveu ait pu, quant à lui, avec une telle hérédité, trouver un emploi et le garder.
Je saisis la balle au vol.
— Justement, tante Marcia, puisque vous évoquez le sujet et que vous avez manifestement formé quelques projets me concernant, je dois vous informer du fait que je n’aurai peut-être pas toute la disponibilité requise pour vous apporter mon aide car je viens de perdre mon travail et il va donc bien falloir que je me mette en quête d’un nouvel emploi.
La tante jeta une œillade triomphante au petit monsieur.
— Qu’est-ce que je vous disais, mon cher Fortunat...
Puis, se tournant ostensiblement vers moi :
— Fort bien. En effectuant tes recherches d’emploi et en te laissant vivre avec l’argent de tes indemnités et de tes allocations de chômage, il te sera d’autant plus facile de veiller de temps à autres sur cette maison et sur le chartreux.
À ces mots, une forme grise émergea des profondeurs d’un fauteuil club au cuir tout râpé. Un oeil orange s’ouvrit au milieu d’une épaisseur de poils, puis un autre, surmontés de deux oreilles pointues. À force d’entendre son nom prononcé à maintes reprises dans la conversation, le chartreux, peu habitué à tant d’agitation, jugea utile de s’informer de ce qui se tramait et vint me renifler avec méthode.
— J’espère que tu n’as rien contre les chats, s’enquit la tante, car le chartreux est allergique aux individus qui sont allergiques aux chats.
Après quelques investigations supplémentaires de sa truffe humide, l’animal transporta d’un bond sa bedaine contre la mienne, naissante, sur laquelle il s’installa péniblement au terme de laborieuses tentatives. Une fois bien calé, il me gratifia d’un bâillement auquel succéda une forte odeur de sardines à l’huile.
— À la bonne heure ! s’exclama la tante. Un homme à qui le chartreux accorde sa confiance ne peut être totalement mauvais. Écoute-moi bien. Compte tenu de ta situation précaire et des difficultés que tu vas rapidement rencontrer pour payer ton loyer, je te propose un arrangement. Fortunat et moi avons décidé de partir en croisière. Nous allons faire le tour du monde. D’ailleurs, il ne nous reste qu’une semaine pour régler les derniers détails, n’est-ce pas mon cher ami ?
Le petit monsieur semblait alerté par quelque chose et cela faisait déjà un moment qu’il tentait sans succès d’interrompre les incessants monologues de la tante.
— Mais que se passe-t-il ? finit-elle par lui demander en le voyant se tortiller sur sa chaise en pointant un index en direction du fond de la pièce. Et de poursuivre sans même attendre la réponse, ainsi qu’elle semblait s’en être constitué une règle : voyons Fortunat ! Si vous me coupez la parole pour si peu, je ne pourrai jamais donner mes instructions à mon neveu. Puis, se tournant vers moi dont le visage exprimait sans doute une surprise horrifiée : et toi, petite nature, ne te laisse pas distraire par cette malheureuse bestiole qui ne t’a rien fait !
À l’endroit indiqué par l’index de Fortunat, parmi les bibelots défraîchis, en haut du rebord de la cheminée, vaquait à ses occupations un gros rat qui, se sentant subitement observé, s’immobilisa en fixant tout le monde de ses yeux pétillants d’intelligence. Le chartreux, quant à lui, ne bougea pas une vibrisse.
Extrait : © Orage-Lagune-Express 2019, tous droits réservés
Illustration provisoire empruntée à Bernard Deson
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10 février 2019
Carnet d'atelier / Petite cuisine du bon gros roman
Dans l’écriture de fiction, notamment dans le roman, le diable est dans les détails. Plus l’histoire que vous racontez est abracadabrante, plus les détails doivent être soignés. L’enjeu n’est pas la vraisemblance mais l’arrimage de la narration au peu de réalisme qui reste. Le soin des détails ne réside pas forcément dans une description minutieuse, souvent longue et fastidieuse (il saisit la tasse de café entre le pouce, l’index et le majeur, la porta à sa bouche, but la moitié du contenu et reposa la tasse sur la soucoupe). À moins d’avoir une bonne raison de décrire le cheminement de la tasse de café jusqu’à la bouche et son retour sur la soucoupe, autant se passer de cette séquence.
Il en va de même dans la description d’un personnage. Plutôt que de chercher à imposer au lecteur un portrait développé sur dix ou quinze lignes, mieux vaut se contenter de mentionner un détail de sa tenue parce qu’il est fréquent que le lecteur, consciemment ou non, donne lui-même au personnage un aspect voire un visage connu de lui.
Si vous voulez décrire une jeune fille mince, vous allez tout de suite être confronté à quelques petits problèmes qui risquent de vous couper dans votre élan si vous n’avez pas pris au préalable un peu de recul. Qu’est-ce qu’une jeune fille du point de vue du narrateur ? Cela dépendra en partie de l’âge du narrateur, qu’il soit l’auteur ou un personnage. (Que ce narrateur soit omniscient ou non pourra aussi revêtir une certaine importance dans la définition d’une jeune fille). Si le narrateur est très jeune, il ne décrira pas la même jeune fille qu’un narrateur plus âgé. Un narrateur qui, comme moi, s’approche dangereusement de la soixantaine en ce début de vingt-et-unième siècle court le risque de décrire une jeune femme plutôt qu’une jeune fille car il verra encore une jeune fille dans une femme de vingt ans. Le même narrateur bientôt sexagénaire aura tendance à qualifier de jeune femme une femme de quarante ans (pardon de m’avancer en terrain miné !)
Revenons au projet de description de la jeune fille mince. On peut tout simplement l’affubler de cet adjectif mais on gagnera beaucoup plus à écrire qu’elle porte un manteau cintré, ce qui permettra de fournir au lecteur des informations sur sa silhouette (fine), son maintien (un peu strict), son style (plutôt élégant) son caractère (peut-être rigoureux) et par la même occasion une indication de la température ou de la saison.
Alors, toujours envie de continuer dans la petite cuisine du bon gros roman ?
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13 janvier 2019
Ce qui reste de l’âme de Marius le Bernois
(Extrait d'un roman en cours, terminé dans son premier jet mais qui me pose de nombreux problèmes techniques)
Aux premiers soirs d'avril, la lune commence à reprendre ses aises dans le ciel lavé par les grandes bourrasques. L'enseigne de vaisseau Mhorn venait de monter de justesse dans l'autorail. L'engin avait ronronné jusqu'à la petite gare de Ceyzériat où il avait marqué un bref arrêt. Il lui fallait maintenant grimper à flanc de montagne, ce qui faisait parfois rugir son moteur lorsqu'il affrontait une pente particulièrement raide. Une suite de tunnels plongeaient les rares voyageurs dans l'obscurité bruyante de la machine. À quelques mètres de lui, une jeune fille lisait. Mhorn se cala dans son siège et somnola.
Il allait s'endormir pour de bon mais une grosse main s'abattit sur son épaule. Le Bernois. Marius le Bernois. Allez, l’enseigne, fais-moi donc un peu de place lança-t-il d'une voix sonore en soulevant le caban que Mhorn avait déposé sur le siège en face du sien. Puis plus bas en soupesant le vêtement : dis-donc, je vois que tu trimballes toujours ton artillerie. Tu vas finir par avoir des ennuis. Mhorn reprit son caban et le posa sur ses genoux. Dans la grande poche intérieure, saillait la crosse du Makarov. Le Bernois plia péniblement son corps massif et s'installa. Ses petits yeux nerveux roulaient en tous sens comme sous l’effet d’une menace mais une expression rieuse masquait vite toute forme de réelle inquiétude chez cet homme aux manières joviales. À part ça, qu'est-ce qui t'amène dans cette fichue bétaillère ? Mhorn esquissa une sourire. Lui et le Bernois avaient le même âge. Ils ne savaient plus depuis combien d'années ils se connaissaient. Ils avaient tous deux parcouru le monde dans leur jeunesse et chacun en avait tiré ses conclusions : dangereux et parfois plaisant pour Mhorn, assez vaste pour qu'on y déniche toujours une bonne affaire selon le Bernois.
Tu prends les transports en commun maintenant ? s'étonna Mhorn. Le Bernois hocha la tête d'un air finaud. Penses-tu. J'ai laissé le fourgon à Oyonnax. Je ne voulais pas descendre avec pour quelques paperasses à gratter en préfecture. Et après ? hasarda Mhorn. Le Bernois haussa les épaules. Après, je rentre à la boutique. Toujours ton bazar dans le Midi ? Non, non. Mon magasin à Berne. Des vieux trucs. Un peu de tout. Mhorn eut un sourire entendu. Le Bernois ne changeait pas. À l'entendre, il ne faisait rien et gagnait une misère. Je ne fais presque rien et je gagne une misère, se lamenta le Bernois. Mhorn partit d'un gros rire. La jeune fille releva la tête. Bon, ça va, s'irrita le Bernois. D'accord, je me débrouille. Mhorn n'insista pas.
Le paysage crépusculaire défilait, troublé par la crasse des vitres. D'un côté, des épicéas en rangs serrés, agrippés à la montagne. De l'autre, un à-pic vertigineux et tout au fond, la courbe moirée de la rivière et une usine électrique. Le Bernois retrouva le sourire. D'un geste de magicien, il fit apparaître une fiasque de voyage gainée de cuir. Il dévissa le bouchon, le remplit et le tendit à Mhorn qui flaira, goûta puis approuva d'un haussement de sourcils. Le Bernois opina du chef. Une distillerie des Orcades. Le douze ans à l'apéritif, le dix-huit au dessert et le vingt-deux de temps en temps, claironna-t-il en servant une nouvelle tournée.
La jeune fille jeta un regard amusé aux deux compères et reprit sa lecture. Le dernier reflet du crépuscule passa dans ses cheveux. Elle ne broncha pas quand l'autorail s'arrêta dans une minuscule gare dont la pendule avait perdu ses aiguilles. Elle ne bougea pas plus lorsque, à la fermeture des portes, deux types investirent bruyamment la rame. Après une rapide inspection des sièges vides et un regard sur Mhorn et le Bernois en train de trinquer, ils s'installèrent en mimant un salut caricatural, l'un à côté de la jeune fille, l'autre juste en face d’elle. Ce dernier, qui portait un anneau à l'oreille, baissa le livre que la jeune fille avait rapproché de son visage. Il émit un sifflement admiratif aussitôt relayé par les provocations salaces de son complice. La jeune fille tenta de changer de place. Le voyou à l'oreille percée saisit le livre et le jeta au sol.
Le Bernois vissa posément le bouchon de la fiasque, la remit dans sa poche et lança un clin d'œil à Mhorn qui acquiesça d'un hochement de tête. Il se leva et se planta devant les deux agresseurs. Mon ami ne vous trouve pas très galants, leur signifia-t-il. Les deux voyous se regardèrent et éclatèrent de rire. Tu as vu ça ? Le pépé nous trouve mal élevés. Mais peut-être que le pépé n'a plus sa tête ou qu'il a trop bu ? Mhorn observait tranquillement la scène. Le Bernois sourit et continua son cinéma. Mon petit gars, tu n’as pas grand-chose pour toi mais cela ne t'enlève pas un certain sens de l'observation. Je n'ai effectivement pas toute ma tête et cela s'aggrave lorsque j'ai bu. Le type à l'oreille percée posa une main sur l'épaule du Bernois. Bon, écoute pépé, tu vas retourner papoter avec ton copain et nous laisser finir avec mademoiselle. Tout ça n'est plus de ton âge, ajouta-t-il avant de pousser un hurlement. Le Bernois venait de saisir l'anneau et avait tiré d'un coup sec. Le voyou avait l'oreille en sang. Son complice, un instant pétrifié, se leva pour intervenir mais Mhorn le stoppa en lui appuyant le canon du Makarov sous le menton.
L'intérieur de l'autorail baignait maintenant dans l'éclairage glauque du plafonnier. La machine ralentissait et donnait des secousses. Elle s'immobilisa pour un bref arrêt en rase campagne. Mhorn pointa le Makarov en direction de l'homme qui saignait toujours abondamment. Descends. Descends, je te dis, ce sera plus pratique maintenant qu’on est à l’arrêt que tout à l’heure quand ça roulera... L'autre esquissa un geste pour le suivre. Non. Toi, tu restes. L'autorail repartit. On n'entendait plus rien d'autre que le grondement de son moteur. L'engin ralentit bientôt à l'approche du terminus. Pas tout à fait rassurée, la jeune fille fixait l'arme avec stupéfaction. Ne craigniez rien Mademoiselle, nous arrivons. Elle bredouilla un faible merci, descendit en hâte dans la clarté jaunâtre du quai et disparut dans la nuit.
Qu'est-ce qu'on fait de lui ? demanda le Bernois en désignant l'homme qui restait sous la menace du Makarov Si on le liquidait ? ajouta-t-il en le poussant violemment sur le quai. Mhorn lui enfonça le canon dans le dos. Avance. Au-delà de la sortie par le hall qui tenait lieu de salle d'attente, l'éclairage de la petite gare ne semblait plus qu'un coin de buvard en passe d'absorber toute l'encre de la nuit. Quelques voyageurs descendus de l'autre rame s'engouffrèrent dans les rues désertes. Mhorn et le Bernois dirigèrent leur prisonnier vers un passage ténébreux entre deux murs aveugles. Tout au bout, une lueur blafarde indiquait la sortie. Tiens-moi ça, dit Mhorn en confiant le Makarov au Bernois. Pendant qu'on entendait Mhorn uriner dans un recoin où il avait disparu, le prisonnier envoya un regard affolé au Bernois. Ton copain avait raison, ironisa le Bernois, on a trop bu. À ta place, je partirais en courant. Tu vois cette petite lumière là-bas... Avec un peu de chance... Incrédule, le voyou oscillait du regard entre le Makarov et la ruelle. Le Bernois soupesa l'arme. Mon copain va revenir et lui, il sait s'en servir. Un conseil, cours. Le voyou détala. Le Bernois le laissa courir quelques secondes. Mhorn remontait sa braguette quand il entendit quatre détonations. Il se précipita en jurant vers le Bernois puis avisa la masse sombre qui gisait au milieu du passage. Bon sang, mais qu'est-ce qui t'a pris ?
Un son bizarre les sortit de leur stupeur. Ils s'approchèrent du corps. Prostré, le voyou sanglotait. Mhorn l'examina à la recherche d'une éventuelle blessure. Son pantalon était trempé. Il n'a rien. Ben c'est normal, grommela le Bernois puisque j’ai tiré en l’air... Filons, dit Mhorn, nous avons dû ameuter tout le quartier. Le Bernois lorgna le voyou. Encore à terre, il essayait de reprendre ses esprits. Le Bernois fut tenté de le frapper mais il y renonça pour ne pas déplaire à Mhorn qui n’avait pas l’air content. Donne-moi ça, grommela-t-il en désignant le Makarov. Oh ça va, la voilà ton antiquité, s’énerva le Bernois. Au fait, tu te débrouilles comment pour te procurer encore des munitions pour ce machin ? Mhorn boutonna soigneusement son caban après avoir empoché l’arme. J’en ai pour le restant de mes jours et des tiens réunis, si tu veux savoir. Et en plus, je ne m’amuse pas à tirer à tort et à travers comme certains... Le Bernois préféra ne pas relever et ils marchèrent un long moment, côte à côte, en silence.
Allez, c’est trop bête, dit Mhorn, après tout, il l’a bien cherché ce salopard. Pour sûr, ajouta le Bernois ragaillardi. Et si on allait fêter ça ? Je veux dire nos retrouvailles ? C’est bien le diable si on ne trouve pas quelque chose d’ouvert. Mhorn s’arrêta de marcher et regarda sa montre. À cette heure ? Essayons vers le cinéma, il y a peut-être une cantine qui sert encore. Le Bernois approuva et tendit sa fiasque à Mhorn. Tiens, prends donc un acompte mais laisse-m’en une goutte car on se les caille dans ce bled. Regarde, voilà mon camion. À côté, il y a un bar qui ferme assez tard d’habitude. Ils entrèrent et s’attablèrent mais le serveur qui devait être aussi le patron les informa qu’il n’avait plus personne en cuisine. Une assiette anglaise, c’est tout ce que je peux vous proposer à cette heure-là, Messieurs. Vendu ! s’écria le Bernois et ne lésine pas sur la cochonnaille, hein chef ? Et on a besoin d’une bouteille pour patienter ! Deux heures après, le serveur débarrassa une deuxième bouteille de vin et un flacon de Cognac. Il empocha les billets qui traînaient sur les assiettes vides et regarda avec soulagement les deux hommes franchir d’un pas mal assuré le seuil éclairé au néon de son établissement. Avant de descendre les grilles, il entendit encore quelques exclamations et quelques éclats de rire, puis il y eut un tintamarre de poubelles renversées. Après avoir éteint, il monta à l’étage supérieur en maudissant le destin qui l’avait fait échouer dans ce bar et dans cette ville.
Lorsque Mhorn se réveilla endolori dans la pénombre, il se souvint qu’il avait loué une chambre à l’hôtel mais à l’évidence, il ne s’y trouvait pas. Peu à peu, il distingua une banquette sur laquelle ronflait le Bernois. Il entendit le tic-tac d’un réveil et le localisa dans un fouillis d’objets de brocante. En se levant de la chaise où il s’était endormi, il trébucha sur quelque chose qui alla rouler sous la petite table de camping dans un bruit de métal. En face de lui, il identifia une étoffe qui évoquait des rideaux. Il les écarta et le lampadaire du grand parking envoya sa lumière orange dans le fourgon, éclairant par la même occasion le cadran du réveil dont les aiguilles indiquaient deux heures. Engourdi, Mhorn secoua le Bernois qui poussa un juron. Tu crois que je vais passer la nuit dans ton frigo ? Le Bernois le regarda hébété et fit mine de se rendormir. Allez, lève-toi, ou je te préviens que je te laisse geler ici. Moi, j’ai un lit qui m’attend à l’hôtel. Allez, debout ! Le Bernois obtempéra et s’écria : debout les morts ! Ils sortirent comme ils purent du fourgon et Mhorn dut attendre que le Bernois parvienne à extirper la clef de sa poche. Voilà, Monseigneur, la voilà votre clef, marmonna-t-il. Mais comme il ne réussissait pas à l’introduire dans la serrure, Mhorn saisit rudement le trousseau et se chargea de verrouiller toutes les portières. Mhorn respira avidement l’air froid et poussa le Bernois devant lui. L’hôtel est en face. Juste le parking et une rue à traverser. Allez, marche ! Le Bernois s’exécuta et gueula : en avant ! Marche !
Après deux petites heures d’un sommeil de plomb, Mhorn fut réveillé par la soif et la contrariété. Quand par extraordinaire il partageait son lit, c'était avec une femme et ce n'était pas pour dormir. Il alla boire à même le robinet du lavabo et revint s’allonger. Le Bernois se retourna, grogna comme un sanglier, se découvrit d’un geste brusque et sembla sombrer dans un sommeil encore plus profond, étendu sur le dos, la bouche ouverte et le visage tout gris. Dans la pénombre, Mhorn observa le Bernois qui dormait en caleçon. Ce corps pâle et massif tout en affaissements et en replis piquetés de poils rares et drus, cette peau grumeleuse, ces varices, ces pieds cendreux et cornés, ces ongles épais et jaunâtres, voilà ce qui enveloppait désormais l’âme de son camarade de jeunesse. Mhorn détourna les yeux du côté de la fenêtre et sursauta.
Une silhouette s’avançait vers lui, un visage sortait de l’ombre. Je me suis endormi et je suis déjà en train de rêver se dit Mhorn en reconnaissant son visiteur qui n’était autre que le Bernois, non pas le Bernois allongé à côté de lui mais le jeune le Bernois, le jeune homme avec qui il s’était lié d’amitié il y avait si longtemps. Marius ! s’exclama Mhorn en se redressant. Marius ! Le jeune homme s’assit sur le lit et fixa Mhorn dans les yeux. Le seul Marius que tu connais est allongé ici. Il est aux portes de la mort et si je t’apparais sous les traits de qui il fut, c’est pour ne point t’effrayer. Ne te préoccupe pas de savoir qui je suis, dis-moi seulement une chose : crois-tu que ton ami Marius le Bernois aurait pu frapper le jeune voyou à terre ? Mhorn n’arrivait pas à ouvrir la bouche. Après quelques instants qui lui semblèrent une éternité, il parvint à bredouiller : non, bien sûr, non. Je veux dire... Il ne l’aurait jamais fait. Tu mens mal mais ton ami peut te remercier de cette réponse. Pour ce qui reste de son âme, son heure viendra une autre fois.
La matinée était déjà bien entamée lorsque Mhorn et le Bernois descendirent prendre le petit déjeuner. Comment te sens-tu ? demanda Mhorn. Le Bernois leva la tête de sa tasse de café et écarquilla les yeux. En voilà une question ! C’est bien la première fois que tu m’en poses une pareille depuis qu’on se connaît...
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