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21 décembre 2013

Des nuages lenticulaires et du bonheur

nouvelle,nuage lenticulaire,bonheur,joie,destin,andrade,christian cottet-emard,blog littéraire de christian cottet-emard,droits réservés,édition,publication,manuscrit déposé,extrait,fêtes lointaines,mariage d'automne,notaireIl était souvent vêtu d'un caban, parlait peu mais acceptait volontiers un cigare et un verre d'alcool mais pas de thé. Un jour, il sortit de sa réserve habituelle, peut-être sous l'effet d'un vieux porto, et demanda à Andrade s'il était heureux de la vie qu'il menait. Sur le moment, Andrade ne sut que répondre et se contenta de remplir de nouveau le verre de son visiteur. Quand celui-ci prit congé, il repensa à la question et la jugea indiscrète. Quant à l'adjectif « heureux », il le trouva saugrenu mais lié à deux souvenirs, l'un d'enfance et l'autre d'adolescence.

Dans le premier, il revit un nuage en forme de soucoupe volante qui s'était installé dans le ciel, et sous le ciel courait ce jeune garçon qu'il avait été. Après s'être arrêté un moment le nez en l'air, il était rentré chez lui où il avait appris dans un livre qu'il s'agissait d'un nuage lenticulaire. « Les nuages lenticulaires, en forme de pile d’assiettes, peuvent rester sur place durant plusieurs heures » disait le livre. Cette apparition l'avait comblé d'un étrange et fugace bonheur. Ainsi la formation d'un nuage lenticulaire pouvait-elle susciter le sentiment d'être heureux. Pourquoi ? Alors là, mystère...

Dans le second souvenir, celui d'une promenade dans le parc municipal, Andrade se revit en jeune homme franchissant un pont. Son regard s'était mêlé au cours tranquille de la rivière. Ce jour-là, non loin du kiosque à musique, lui apparut le mystère de cette eau claire qui dansait sur les cailloux et dans le soleil, fantasque comme le rire tumultueux d'une jeune fille. Mais la rivière n'est jamais fantasque. Seul peut l'être celui qui, sans savoir pourquoi, s'est arrêté sur le pont, le passant du parc municipal soudain traversé par l'énigme de l'eau.

Presque trente ans plus tard, celui qui reste le passant du parc s'immobilise encore sur le pont, et la rivière, toujours pareille à elle-même, lui signifie qu'il ne sait toujours rien de cette inexplicable joie à propos de laquelle les gens se questionnent parfois dans la solitude lorsqu’il leur arrive de réfléchir à leur destin.

Extrait d'un ouvrage en cours. Droits réservés. © L'auteur et Orlag, 2013.

Photo de nuages lenticulaires prise ici.

18 novembre 2013

Une belle descente

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Ah, le loto ! Malignité des chiffres par excellence... Un fâcheux troubla un jour la vie végétative que j’espérais mener à l’agence locale du quotidien où je souffrais durant les semaines les plus arides de l’été. Un coup de téléphone du directeur de la rédaction départementale gâcha brutalement la fin de ma digestion. Par je ne sais quelle indiscrétion, il venait d’apprendre qu’un gros gain du loto venait de s’abattre sur une HLM d’une commune hélas située dans ma zone d’investigations. Je devais me rendre sans délai au domicile de l’élu de la fortune, lui tirer le portrait et décamper à toute vitesse avant l’arrivée des « confrères » du journal concurrent. Le directeur départemental m’épela le nom du gagnant en ajoutant avec gourmandise : « c’est une famille fauchée. Une chance ! Alors allez-y, ne lésinez pas sur les violons et débrouillez-vous pour nous descendre la pellicule. » 

À l’adresse indiquée, je trouvai un de ces bâtiments HLM de la première génération que je photographiai sur le champ. Sa vétusté, reproduite sur quatre colonnes, donnerait par contraste toute la mesure du conte de fée qu’allaient vivre les nouveaux millionnaires. Au troisième étage, une étiquette écornée collée sur la porte m’informa que je me trouvais là où le destin avait choisi d’envoyer autre chose qu’une catastrophe. Je tourmentai un vestige de sonnette qui me resta dans la main. La porte s’entrouvrit et je vis apparaître une femme encore jeune, en peignoir, au visage fatigué. Je me présentai sans chercher à dissimuler le but de ma visite en m’attendant à ce qu’elle me claquât la porte au nez. À mon grand étonnement, elle m’autorisa à entrer. Un garçonnet et un bambin qui se mit à hurler en me voyant la suivaient dans le moindre de ses déplacements. Sur un buffet rescapé des années soixante, un poisson rouge obèse tournait dans un tout petit bocal. Pressé d’en finir, je tentai de convaincre cette femme qui n’avait pas l’air de s’amuser tous les jours de poser pour une photo de famille qui témoignerait de son nouveau bonheur. Mais son seul souci semblait être de calmer le bambin qui vociféra de plus belle en me voyant tenter un cadrage avec mon autofocus. « Calme-toi, calme-toi, tu vas réveiller ton père » suppliait-elle, l’air hagard. Et de m’envoyer un regard affolé en me disant : « je ne sais pas... Je ne sais vraiment pas... Mais faites vite car mon mari va se réveil... »

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Un cri sauvage, inhumain, bestial, quelque chose entre le rugissement et le barrissement, ébranla le minuscule appartement, aussitôt suivi de coups répétés contre une porte que j’identifiai vite comme celle de la chambre où Monsieur venait de finir sa sieste. Terrorisée, la malheureuse femme tenta d’appuyer sa frêle silhouette contre la mince planche de contreplaqué que Monsieur martelait de coups de plus en plus violents. Il avait dû se lever du pied gauche. De fait, il produisait toute sorte de sons effrayants, allant du grognement au feulement, au milieu desquels je finis par distinguer les paroles suivantes qui m’emplirent d’inquiétude concernant le déroulement de ma mission : « pas de photos ! Pas de photos ! Pas de photos ! »

Les bras ballants, avec mon appareil que j’avais du mal à tenir dans une main qui commençait à trembler, je devinai aux yeux de cette femme au bord de la crise de nerf que Monsieur ne plaisantait pas, « surtout quand il a bu... » crut-elle utile de préciser. Et ce jour-là, manque de chance pour moi, il avait bu. C’était cela le hic, si j’ose dire. Je la vis avec stupeur tenter de retenir la porte qui donnait des signes sonores de faiblesse sous les assauts répétés du forcené. En une seconde, m’apparut la nécessité de choisir entre le devoir et la fuite. J’optai pour les deux à la fois mais en vitesse. Sans même viser, je mitraillai du côté de la femme et de la porte, rendant grâce à la technique d’avoir doté mon appareil d’un moteur et d’un flash automatique. Sur une pellicule entière, il y aurait bien au moins une vue de sauvable. Sur ce, je partis sans dire au revoir et dévalai les escaliers où résonnait encore le terrible « Pas de photos ! Pas de photos ! Pas de photos ! »

En sortant de l’immeuble, j’évitai de justesse une meute de gaillards aux allures douteuses que dégorgeaient des voitures bariolées aux couleurs de magazines à grands tirages et de stations  radiophoniques en mal d’actualité estivale. C’étaient les requins de la presse à sensation qui débarquaient. L’un d’eux, retardataire, me demanda le numéro de l’appartement. « Troisième étage, lui répondis-je. Vos collègues y sont déjà. Le monsieur donne une conférence de presse ». Arrivé à l’agence, je tombai par chance sur un pigiste qui savait développer les photos (chose qu’en dix ans de locale, je ne pus jamais me résoudre à apprendre, non seulement par principe syndical mais encore en raison des calculs forcément nécessaires à cette activité). Pendant qu’il s’acquittait de cette tâche, je commençai la rédaction de mon papier. Le directeur départemental m’informa qu’il avait déjà donné le titre au secrétaire de rédaction : « Le loto du bonheur ».

Je terminai péniblement mes deux feuillets lorsque le pigiste m’apporta les tirages encore humides. Il offrait même de les acheminer lui-même à la rédaction départementale, à cinquante kilomètres. Il semblait cependant perplexe. « Elles sont ratées mes photos ? » l’interrogeai-je en les lui prenant des mains. Non, techniquement, elles étaient honnêtes, tout à fait exploitables. L’ennui, c’était qu’il allait falloir changer le titre car toutes les prises de vues représentaient la même scène horrible : une femme échevelée, roulant des yeux exorbités de terreur et arc-boutée contre une porte à moitié ouverte dont l’embrasure laissait apparaître, tendus en avant,  deux énormes bras velus ainsi qu’un visage grimaçant d’où j’entendais encore sortir la phrase fatidique :  « Pas de photos ! Pas de photos ! Pas de photos ! » Enfin, pour compléter le tableau de ce loto du bonheur, la partie droite du tirage laissait une place de choix aux visages en pleurs des deux gamins, sans oublier la touche finale apportée par le détail du poisson obèse immortalisé dans son bocal trop petit. Heureux millionnaires !

Si j’ai pris la peine de relater ces souvenirs de mes années de galère journalistique, c’est  pour démontrer une fois de plus la malignité des chiffres et de l’usage qu’en fait l’humanité. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à souffrir de leur omnipotence. J’en veux pour preuve l’épilogue du loto du bonheur.  J’appris en effet que fortune faite, le monsieur au bras velus avait déménagé avec toute sa petite famille au premier étage d’un immeuble abritant un bistrot. Après avoir acheté l’ensemble, notamment le débit de boisson où il avait œuvré quelques temps, il avait bu le stock et fait faillite. C’est ce qu’on appelle une belle descente.

© Revue Mercure et Christian Cottet-Emard

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