04 juin 2014
Carnet / Nocturne au vélomoteur
Pas de flambée dans la cheminée ce soir (la flemme de remonter des bûches) mais la tentation de déclencher une petite heure le thermostat de la chaudière à gaz afin d’oublier ces températures anormalement frisquettes pour un mois de juin.
À cette époque de l’année, au moment où j’écris ces lignes, je devrais normalement être assis dehors au milieu des effluves des arbres et des buissons en fleur en train de fumer un havane capiteux. Au lieu de cela, je remonte le col de ma veste polaire et je sors sur le pas de la porte griller un petit cigare sec du genre de ceux dont on tire quelques bouffées rapides en hiver lorsqu’il fait trop froid pour rêver sous les étoiles.
Elles sont bien pâlottes cette nuit ces étoiles qui brillent par intermittence dans le ciel brouillé où se répercute l’écho sinistre du vrombissement d’un avion. Je vois ses feux clignoter très haut entre deux bandes d’espace encore dégagées. Parfois, ce grondement me tire de mon sommeil trop léger et je me retrouve dans la peau de l’enfant que j’étais à l’époque où j’habitais dans la ville provinciale des années soixante où la circulation automobile nocturne était presque inexistante.
En ce temps lointain qui était celui d’un autre monde, la fenêtre de ma chambre donnait sur une petite rue éclairée par un réverbère dont le halo filtrait à travers les persiennes. J’exigeais qu’elles fussent entrouvertes pour ne pas me sentir absorbé dans le noir complet.
À cette époque de mon très jeune âge, je ne dormais déjà que d’un œil. Il m’arrivait même de dormir les yeux ouverts, ce qui procura une nuit une belle frayeur à ma grand-mère venue discrètement vérifier si je ne m’étais pas découvert. Cela se produisait lorsque je me trouvais dans ce demi-sommeil qu’on appelle, je crois, la phase hypnagogique de l’endormissement.
Dans ces moments-là, le ronronnement lointain d’un vélomoteur m’arrivant aux oreilles que j’ai toujours eues extrêmement sensibles suffisait à ouvrir en moi un abîme de questions : comment quelqu’un pouvait-il avoir suffisamment d’audace pour rouler la nuit en vélomoteur ? Où se rendait-il à pareille heure ce motocycliste si téméraire ? Quelles ombres furtives balayait le faisceau de son phare perçant d’à peine quelques mètres l’énorme obscurité des routes de campagne encore si proches du centre ville chichement éclairé par de maigrichons lampadaires ? Quelle joie et quel tourment (mais la joie peut être aussi un tourment) jetaient-ils quelqu’un sur des routes inconnues et ténébreuses ?
Les mêmes questions me reviennent au passage nocturne de l’avion rempli de passagers somnolant dans les couloirs aériens. Le bruit étouffé de ses réacteurs, à cette distance et à cette hauteur, n’est pas si différent de celui du vélomoteur avalé par la Grande Ourse, non pas celle, rassurante, qui brille toute une belle saison à la même place, mais celle, invisible et toujours en chasse, silencieuse, qui rôde pour l’éternité et dévore tout sur son passage.
10:25 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : carnet, note, journal, prairie journal, nocturne, nuit, grande ourse, étoile, ciel, obscurité, sommeil, hypnagogique, blog littéraire de christian cottet-emard, littérature, écriture de soi, autobiographie, lampadaire, halo, ombre, vélomoteur
17 novembre 2012
L’ordre cosmique du vieux square (pensées du 2 novembre)
Cette photo du vieux square aux bancs et aux arbres vermoulus si tu pouvais
Ah oui l’ancien square détruit pour laisser place à la gare routière
Si tu pouvais sauter dans cette photo de 1973 comme Mary Poppins (Julie Andrews) sautait à pieds joints dans les tableaux dessinés aux craies de couleur par Bert (Dick Van Dyke) sur le trottoir
Tu te retrouverais dans le monde de 1973 sous les lampadaires du square maigrichon entre la lune et la pendule de la gare et il y aurait tout près le Picasso de la voie ferrée qui ferait les gros yeux il y aurait
Personne ne serait mort il y aurait ce prodige les tiens tous vivants sous les toits de la petite ville chez eux derrière les haies de buis de leurs jardins
Chez eux tout près du square une arrière-grand-mère (Clotilde) deux grands-mères (Yvonne et Marie-Rose) un grand-père (Charles) un père (Jean) une marraine (Geneviève) gamin tu disais ma reine et tu attendais pendant des heures de la voir descendre de l’autorail Picasso traverser la voie et ouvrir le portillon du jardin ils seraient tous là autour du square
Une dame encore inconnue d’eux (Gisèle la mère de ta future épouse) calerait son vélo contre un banc
Dans l’ordre cosmique du square dans son monde lisible les tiens
Planètes dans ton ciel étoiles dans ta nuit comme dans les nuits de 1973 où cillait l’ampoule du lampadaire au milieu des branches
Le square jadis détruit pour laisser place à la gare routière existe plus aujourd’hui que la gare routière c’est normal et ce qui n’est pas normal c’est la gare routière où attendent tous ces gens qui ont des têtes à ne pas avoir envie d’aller où les bus les emmènent
À coup sûr le diable s’en est mêlé ou alors qui et pourquoi te demandes-tu dans l’ombre en regardant trembler la flamme des cierges
© Texte et photos, éditions Orage-Lagune-Express 2012. Droits réservés.
01:01 Publié dans Estime-toi heureux | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récits des lisières, éditions orage-lagune-express, poésie, souvenir, défunts, novembre, ancien square oyonnax, ain, rhône-alpes, blog littéraire de christian cottet-emard, littérature, photo, place vaillant couturier, autorail, picasso, gare, gare routière, mary poppins, julie andrews, dick van dyke, bert, film, walt disney, vélo, craie de couleur, trottoir, arbre, banc, ampoule, lampadaire, cierge
16 novembre 2007
Le voyageur nocturne
Un soir blotti dans ton petit lit tu entends
tu entends un vélomoteur dans la nuit et tu te dis
tu te dis qu’il faut
qu’il faut qu’un homme soit
soit bien malheureux pour avoir
pour avoir à circuler
à circuler ainsi par les chemins vicinaux obscurs et par les rues vides à lampadaires livides
Ce soir immobile dans ton grand lit tu entends
tu entends un avion et tu te dis
tu te dis qu’il faut
qu’il faut être
être bien tourmenté pour avoir
avoir ainsi à voyager dans la nuit ivre de givre et dans les ténèbres glacées du ciel à dix kilomètres d’altitude et pour aller
aller où ?
© Éditions Orage-Lagune-Express 2007
(Photo Clara Cottet-Emard)
01:10 Publié dans Estime-toi heureux | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : Poésie, nocturne, voyageur, soir, nuit, vélomoteur, lampadaire