19 juin 2020
Carnet / Double ville
Photo CC-E
Je relis Requiem d’Antonio Tabucchi, lu pour la première fois en 2000. À cette époque, je ne connaissais pas Lisbonne. J’ai décidé de m’y rendre en octobre 2013 pour m’y promener dans les pas de Fernando Pessoa. C’est après tout une façon comme une autre de découvrir une ville. J’y suis retourné en septembre 2014 ainsi qu’en juillet et décembre 2016. J’espère y séjourner encore dès que possible.
Dans Requiem de Tabucchi, le narrateur s’endort sous un mûrier en lisant le Livre de l’intranquillité de l’hétéronyme Bernardo Soares avant de se perdre en rêve dans une Lisbonne caniculaire et déserte, propice aux rencontres avec des vivants parfois fantomatiques et des morts qui semblent avoir encore un pied dans la vie. Les rues, les quartiers et les squares sont nommés avec précision, ce qui n’évoquerait rien au lecteur n’ayant jamais visité la ville s’il n’y avait bien sûr la puissance de suggestion de Tabucchi.
C’est ainsi qu’à la lecture de Requiem s’est formée dans mon esprit une Lisbonne imaginaire à laquelle s’est ajoutée la Lisbonne réelle de mes séjours au cours desquels j’ai marché des journées entières et tard dans la nuit. Les deux visions se sont alors emboîtées pour n’en faire qu’une, ce qui constitue pour moi l’unique et merveilleuse expérience de la ville véritablement vécue comme lieu dit et lieu d’être.
Photo CC-E
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11 juin 2020
Carnet / Dans le seul but de bien rêver
Photo © Ch. Cottet-Emard
Moi qui suis accroché pour le meilleur et pour le pire à ces vallons et à ces forêts où j’habite aux confins de l’Ain et du Jura, je me demande toujours, piètre voyageur, touriste des plus ordinaires, ce qui me rend si familier de mes villes étrangères préférées parmi lesquelles, évidemment, Lisbonne où je me rendis pour la première fois en octobre 2013.
Cette photo date de cette époque. Sept ans déjà, et le souvenir intact, comme neuf, de cet instant privilégié, de ce moment à poème où un changement d’angle et de perspective transformait en quelques pas ma vision de ce coin de place.
Dans le carnet de voyage et de lecture que j’ai récemment publié dans le cinquième numéro de la belle revue Instinct nomade (éditions germes de barbarie) intitulé Les sept vies de Fernando Pessoa (Lisbonne est bâtie sur sept collines, comme Rome) je me demande si la capitale portugaise est une ville borgésienne. Malgré toutes ses bibliothèques, je ne le crois pas.
Cette question m’est pourtant venue à l’esprit au moment de prendre la photo, peut-être à cause de quelques couleurs aux nuances sombres malgré la lumière qui se joue des courbes et des plis de la ville et qui entre partout. Rien de suffisant pour penser à Borges et Buenos Aires.
Chaque regard invente sa propre géographie dans le seul but de bien rêver.
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06 juin 2020
Carnet / Dans un pli du temps
À cette heure fébrile de la nuit, lorsque le jour me manque le plus, en particulier en ces temps encore incertains où je me demande quand il sera possible de recommencer à se promener normalement dans les grandes villes d’Europe que je préfère, Lisbonne, Porto, Venise, Lyon, Rome, Florence, et dans celles que je souhaite découvrir, Madrid, Cagliari, Séville, je repense à un de ces moments vagues, difficiles à décrire, qu’on nomme parfois des instants de grâce et que j’ai quant à moi coutume d’appeler des moments à poèmes.
Il ne s’agit pas à proprement parler d’épisodes pendant lesquels un poème se fixe sur une page de carnet mais plutôt de variations dans le rythme du temps, comme si celui-ci, en s’écoulant, formait une onde ou un pli propices pour la conscience à de plus fines perceptions qu’à l’ordinaire.
Je crois que nous partageons tous ce genre d’expérience mais que nous sommes moins nombreux à tenter de les transcrire dans un langage ou une dans une forme qui nous conviennent. Parfois, à la faveur d’un détail ténu, par exemple d’une infime oscillation dans l’équilibre entre une personne et sa posture, il est possible de détecter chez les autres un tel événement. On peut parler d’épiphanies même si le terme peut sembler excessif au regard de l’apparente banalité de l’épisode vécu.
Le moment à poème qui me revient maintenant à l’esprit est survenu à Lisbonne près du quartier du Rossio voici quelques années.
Non loin de l’hôtel Avenida Palace, peu avant dix-huit heures, je prenais l’apéritif, Praça dos Restauradores, à la terrasse d’un de ces établissements dont nous n’avons hélas pas l’équivalent en France et qui sont un heureux et fort convivial mélange de café, restaurant, pâtisserie et salon de thé où l’on peut manger salé ou sucré à n’importe quelle heure du jour ou du soir. On y trouve une agréable variété de petite restauration pas chère à consommer sur place ou à emporter. Les plats garnis sont de la cuisine maison, en particulier la soupe dont un bol vous est servi pour une somme dérisoire.
Ces endroits sont fréquentés par une clientèle très variée elle aussi, qu’il s’agisse d’habitués, de touristes en pause café, de routards en pause sandwich, de lycéens et d’étudiants en pause sucrée, de dames à l’heure du thé, d’anglais en pause porto ou, comme moi, de français en pause vinho tinto.
Je faisais durer mon verre en ces instants où l’on comprend ce qu’est l’âme atlantique lorsque mon regard s’arrêta je ne sais pourquoi sur un homme entre deux âge qui occupait seul un petit guéridon. Il fumait un de ces cigares bon marché qu’on reconnaît à l’odeur un peu âcre, un cigare sec qu’il n’est point besoin de conserver en humidor. Le serveur venait de lui apporter une Sagres et un de ces sandwichs généreux composés de toutes sortes de charcuteries comme en trouve au Portugal.
Cet homme assez massif à la tenue et au maintien des plus ordinaires avait quelque chose d’un ironique et secret triomphe dans les yeux. Avait-il remporté une immense ou une minuscule victoire ? Se laissait-il tout simplement bercer par la douceur du début de soirée ? Venait-il de décider une bonne fois pour toutes de ne vivre que le moment présent ? Avait-il surmonté un vieux tourment ? S’était-il enfin rendu à la conclusion que tout est tragique mais que rien n’est sérieux ?
Tout cela se concentrait dans le regard qu’il portait au loin sur je ne sais quelle distraction qu’offrait la place animée et paisible mais ce n’était peut-être rien d’autre que son expression habituelle. Rien d’autre que l’un de ces rares instants modestes et précieux où l’on se sent provisoirement invulnérable parce que dans l’air doux d’une terrasse de Lisbonne, un serveur en veste blanche vient de servir l’apéritif.
Extrait de mes carnets de voyage
© Éditions Orage Lagune Express. Tous droits réservés.
Photo Ch. Cottet-Emard
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