22 mai 2006
De sauvages colères contre tous les buveurs de sang
... Le plus délicat des sonnets, la plus suave des mélodies, tous les chefs-d'oeuvre de l'art et de la littérature sont aussi de sauvages colères contre tous les buveurs de sang qui nous transforment le monde en caserne...
La suite et ce qui précède dans La Tribune du lundi, sur le site de Joseph Vebret. Thème de cette tribune hebdomadaire :
"Pourquoi la littérature ?"
11:35 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (5)
18 mai 2006
Marguerite Duras dans la vie matérielle
(Cet article est paru dans la revue La Presse littéraire n°3)
Y.A . : Vous vous préoccupez de quoi ?
M.D. : D’écrire. Une occupation tragique, c’est-à-dire relative au courant de la vie. Je suis dedans sans effort.
- C’est tout - (éditions P.O.L)
Cela doit remonter au collège ou au lycée. Duras à la télé en plein entretien avec Pierre Dumayet. L’image semble floue, non pas parce que le poste est mal réglé mais parce que l’écrivain et le journaliste s’enfument à la pipe et à la cigarette. Ils ont des voix de fumeurs, elle enrouée, lui enrhumé. Quelques années plus tard, carte de presse en poche, j’espère que le journalisme me rapprochera de la littérature. Qu’en dit-elle, Duras qui signe dans les grands journaux ? Tentatives de lecture et échec : ça résiste. Journalisme et littérature m’ont choisi comme champ de bataille et tirent la corde chacun de leur côté. En 1987, pendant que pour moi, ça tangue et ça craque, et qu’il faut s’appeler Duras pour être capable de faire cohabiter dans une même tête, dans un même corps, un écrivain et un journaliste, elle publie La Vie matérielle (P.O.L). Ce livre construit au magnétophone me donne la clef. Un barrage contre le Pacifique, d’abord, puis les autres, pas tous, (mais j’hésite à employer ce pluriel car, finalement, comme beaucoup de grands écrivains, Duras écrit toujours le même livre. On le voit dans La Vie matérielle dont elle dit : “Il n’est pas un journal, il n’est pas du journalisme, il est dégagé de l’événement quotidien... “J’ai hésité à le publier mais aucune formation livresque prévue ou en cours n’aurait pu contenir cette écriture flottante de “La vie matérielle”...”
Duras ? D’emblée, elle m’a déplu, fait peur, profondément dérangé. J’ai tout de suite su, dès les premières lignes, que je ne pourrais pas lui échapper. L’un des plus grands écrivains du vingtième siècle, Marguerite Duras ? Oui, y compris dans ce que le personnage a pu avoir de plus horripilant, mais quelle importance, lorsqu’on s’appelle Marguerite Duras, d’être la meilleure, la plus lue, la plus adulée ou la plus détestée ? Pour un écrivain de cette stature, l’enjeu est d’un intérêt bien supérieur, bien plus simple et tellement plus complexe : réussir à vivre. Improbable projet à l’instar d’un Fernando Pessoa qui écrit dans son poème Bureau de tabac : “Je ne peux vouloir être rien” et ce troublant écho dans C’est tout (P.O.L), le dernier livre de Duras : “Je ne peux me résoudre à être rien”. Cela tient d’une sorte de sauvagerie, ainsi qu’elle le constate dans Écrire (Gallimard) : “ça rend sauvage l’écriture. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie. Et on la reconnaît toujours, c’est celle des forêts, celle ancienne comme le temps. Celle de la peur de tout, distincte et inséparable de la vie même.”
Écrire, faire les courses, écrire, ranger, écrire, déranger, écrire, être une femme, écrire, se promener, écrire, trouver des maisons, écrire, ramasser des bois flottés, écrire, aimer, écrire, boire, écrire, se soigner, écrire, être malade, écrire, vieillir, écrire, mourir.
Les écrivains mâles se donnent l’air de ne rien faire d’autre qu’écrire. Ils ont rarement l’idée, comme Duras, de se faire photographier dans leur cuisine, derrière la table de formica, entre le liquide pour la vaisselle et le fait-tout et ils semblent toujours vouloir suggérer qu’ils arrivent à tenir le quotidien à distance, à maîtriser la situation, exactement l’attitude inverse de Duras pour qui l’écriture englobe tout, de la littérature à la liste des courses fixée au mur.
Marguerite Duras est un écrivain de la vie matérielle. Ainsi intitule-t-elle le recueil des quarante-huit textes dont, précise-t-elle, “Aucun ne reflète ce que je pense en général du sujet abordé parce que je ne pense rien, en général, de rien, sauf de l’injustice sociale”. Nous voilà renseigné sur une dimension essentielle de l’oeuvre. Duras ne se soucie guère de l’artisanat de littérature et encore moins de bien écrire. Son fameux style qui intimide encore et qui dérange toujours, elle ne l’a pas forgé, “travaillé” pour s’y laisser enfermer mais elle l’a laissé se façonner, s’éroder sous l’action des événements, des intuitions, des sensations. Là réside son engagement. L’écriture de Duras ne s’occupe pas de hiérarchie, de classification, de jugement et elle se dérobe à chaque genre littéraire au moment où elle laisse une parole s’organiser en roman, en reportage, en scénario, en théâtre.
C’est dans sa pratique du journalisme que ce que l’on pourrait appeler sa méthode d’imprégnation (plus une attitude qu’une méthode, du reste) se révèle avec le plus d’acuité : “Il faudrait écrire pour un journal comme on marche dans la rue”, note-t-elle, “On marche, on écrit, on traverse la ville, elle est traversée, elle cesse, la marche continue, de même on traverse le temps, une date, une journée, et puis elle est traversée, cesse.”
Quel journal publierait aujourd’hui des articles nés d’une telle manière ? La simple lecture des “piges” de Duras pour la presse permet de mesurer le mal qui ronge aujourd’hui le journalisme contre lequel le “calibrage” obsessionnel des textes réussit chaque jour un peu plus là où la censure a toujours échoué. Il n’est désormais pas excessif de constater un glissement de ce phénomène en direction de la littérature et notamment du roman avec le rouleau compresseur du livre d’élevage, texte éminemment “calibré” où le lecteur ne trouve plus que ce qu’il a décidé d’y trouver, ce qui est évidemment le contraire de la littérature qui ne vit quant à elle que d’associations, rebonds, digressions, analogies, comparaisons... Reposons donc la question avec une légère variante : quel éditeur publierait aujourd’hui Marguerite Duras ?
Infréquentable, incontrôlable, elle n’aime rien tant que détricoter ses intrigues romanesques, composer des variations sur le thème de l’autobiographie dans lesquelles tout est vrai, mais dans le désordre ou plutôt dans un ordre différent. À l’époque où les plateaux de télévision accueillaient encore la parole des écrivains et non leurs pathétiques corvées de promotion dans des émissions de variété pour patates de canapé, Duras tenait tout un entretien malgré sa gorge ravagée et son épuisement de rescapée.
Dire jusqu’au bout sans faire joli (plus rien à vendre depuis longtemps) mais surtout, continuer à dire tant que c’est possible, tant que la voix le peut avant le dernier livre, C’est tout, et la dernière ligne, terrible : “Je n’ai plus de bouche, plus de visage.”
10:44 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (2)
15 mai 2006
Tu écris toujours ? (40)
À ce stade de mon récit, je dois faire un aveu. Je ne crois pas en la vocation d’écrivain et c’est peut-être bien pour cette raison que j’ai raté de si peu le Prix de Poésie de la Fondation de la Vocation en 1988 : je n’y croyais pas, alors voilà, bien fait pour moi.
De toute façon, l’idée de vocation m’inquiète. Être appelé (et d’abord par qui et pourquoi ?) cela m’a toujours fait peur. Qu’est-ce qu’on attend de moi, qu’est-ce qu’on peut bien me vouloir ? Quant à celles et ceux qui s’estiment appelés (en général à un noble destin fort gourmand de l’énergie et de la vie des autres), disons-le tout net, je m’en méfie comme de la peste.
Foin de la vocation, pour moi l’écriture, c’est une autre histoire. Obscure, épaisse, lourde. D’abord le choix du pauvre. J’aurais de beaucoup préféré m’exprimer en musique car à mon sens, la musique dit tout. Et puis, c’est aussi de l’écriture. Mais pour communiquer le résultat, il faut un instrument, un orchestre, des interprètes... Tout un saint-frusquin...
La peinture est à cet égard moins exigeante, bien qu’il soit difficile de se passer d’un vaste atelier rempli de matériel. Tous les peintres que je connais, même les plus riches, se plaignent des factures à régler en achat de couleur et en frais d’encadrement. Quant aux galeries et aux vernissages pour convier le public, là encore quelle assommante logistique...
Rien de tout cela avec l’écriture. On ne dépend pas d’autant de monde qu’en musique ou en peinture. Quant aux investissements, ils se limitent au mieux à un honnête traitement de texte, à la rigueur à une machine à écrire pour les allergiques à l’informatique. En tout état de cause, un bout de crayon et du papier suffisent. Le plus fauché des plumitifs trouvera toujours de quoi noircir quelques pages. Même pas besoin de les publier ces pages, car le texte, lu ne serait-ce que par une seule personne, existe tout de suite, contrairement à la musique qui n’existe totalement que lorsqu’elle est jouée.
Cette idée de ne pas être pris en otage par la technique et par les autres va dans le sens de ma petite paranoïa. Elle me procure ce léger frisson de liberté tout en sachant que la liberté n’existe pas.
Tout gosse, je me suis astreint à écrire une histoire de cent lignes dans un cahier. À la fin, j’ai regardé mes pattes de mouches qui grouillaient dans les carreaux et j’ai ressenti une profonde impression d’étrangeté. On pouvait arriver à cela tout seul, par la seule volonté, en partant d’une pointe de crayon sur une page... Ces doigts qui tenaient le crayon, mes doigts si gourds, rétifs comme leur propriétaire, cet enfant incapable de lacer des souliers, ces doigts qui refusaient d’être habiles et dociles, qui cassaient tous les jouets un peu délicats, ces doigts-là pouvaient produire ces pages d’écriture, ils savaient tout de même faire quelque chose, ils acceptaient de le faire... Je n’en revenais pas.
Beaucoup plus tard, j’ai éprouvé le même trouble en découvrant mon premier texte dactylographié par une amie charitable avec une petite machine à écrire portative. Quel monde s’ouvrait alors à moi... Mais quel vertige aussi. Bien pire que cette niaise agacerie qu’on appelle la vocation !
(À suivre)
00:45 Publié dans FEUILLETON : tu écris toujours ? | Lien permanent | Commentaires (3)