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07 avril 2006

L'homme qui sent la patate

À la lecture du chapitre 26 de mon livre Le Grand variable (éditions Editinter), des lecteurs me demandent régulièrement comment j'ai imaginé l'épisode de l'usine. Eh bien je n'ai rien imaginé du tout. Je me suis juste contenté de relater l'un des moments (pénibles) qui ont constitué ma brève expérience de l'usine où, à l'âge de seize ans, j'ai sacrifié un mois de vacances. Pourquoi ? Pour me payer des vacances, pardi !

Le Grand variable (26)

Le jour de mon entrée à l'usine, je suis pris en charge par l'homme qui sent la patate. Petit, rondouillard, toujours suant, cet homme a pour mission de m'apprendre le maniement de la machine à lier des boîtes en carton pliées à plat.
Il sent les pommes de terre car il en consomme de si grandes quantités que sa transpiration a fini par s'imprégner de leur odeur.
- On empile dix boîtes bien à plat les unes sur les autres à cet endroit de la machine et on presse le bouton, explique l'homme qui sent la patate.
Un poids en bois descend et comprime les boîtes.
- A ce moment-là, il faut appuyer sur la pédale de la machine pour que le lien en plastique entoure les boîtes, poursuit-il d'un ton docte.
Et d'insister :
- D'abord le bouton, ensuite la pédale. A toi maintenant.
Mais voilà. J'appuie sur la pédale avant de presser le bouton, non pas parce que je suis incapable de comprendre la consigne, mais parce que je suis troublé par l'idée d'avoir à coordonner ces gestes toute la matinée, toute la journée, toute la semaine, tout le mois, toute l'année, toute la vie...
- Non, non, dit l'homme qui sent la patate. D'abord le bouton, ensuite la pédale. Sinon, regarde, le lien entoure les boîtes sans les comprimer et après, elles ne tiennent plus sur les palettes.
L'homme qui sent la patate est contrarié car il lui faut maintenant s'occuper de retendre le lien en plastique après ma fausse manoeuvre. Mais il essaye de n'en rien laisser paraître car il faut être patient avec les nouveaux.
- Voilà. Recommence quand je te le dirai. Et n'oublie pas : le bouton puis la pédale...
Au moment où il se penche au-dessus de la machine pour vérifier si le lien est bien tendu, l'homme qui sent la patate grommelle quelque chose et j'interprète ce grognement comme le signal. Le bouton puis la pédale...
Et voilà l'homme qui sent la patate empêtré dans le lien en plastique car la machine, bien que de conception ingénieuse, ne fait pas la différence entre une pile de boîtes en carton et un homme. Dès l'instant qu'on presse le bouton et qu'on appuie sur la pédale, elle lie tout ce qui passe à sa portée. Et cette machine n'a aucune raison de faire une exception au bénéfice d'un homme, qu'il sente ou non la patate.

28 mars 2006

De la rue monte une fraîche parole

Effets de foehn

L'amour venté des grands épicéas
Fûts balancés dans le chant des trois-mâts.

Les sources sans souci des herbes sèches
Eaux chavirées en rivières d'un jour.

La paille des talus et ses flammèches
Lents feux pour ouvrir chemins et détours.

Le réveil dans la nuit d'obscurs dormeurs
Très vieux effrois perdus aux quatre vents.

Le temps volé, le pillage des heures
Saisons confisquées et tous ces printemps...

Le soir lourd de lilas, de banderoles
Patience à bout colère ensoleillée.

Férus d'épicéas énamourés !
De la rue monte une fraîche parole.

18 mars 2006

Tu écris toujours ? (38)


Conseils à ceux qui ont un écrivain à la maison

Vous avez un écrivain à la maison ? Pas d’affolement. (D’accord, c’est tombé sur vous. Dites-vous que c’est le destin). Voici les solutions adaptées à quelques dysfonctionnements classiques.
Votre écrivain est trop gros : il n’a pas assez d’exercice. Emmenez-le en promenade.
Votre écrivain est trop maigre : il a peut-être le ver solitaire. Pouah !
Votre écrivain est poète et taciturne : il a sans doute le vers solitaire.
Si votre écrivain est votre mari, qu'il a trouvé un job de gardien dans un immense hôtel fermé loin de tout et qu'en déambulant dans les couloirs de cet endroit sinistre, vous entrez dans une pièce où il a installé une machine à écrire et dactylographié une feuille avec toujours le même mot répété sur toute la page, soyez sur vos gardes. Si, en plus, votre écrivain s'est muni d'une hache et qu'il a le même genre de regard que celui de Jack Nicholson dans Shining, il est sûrement très déprimé. Déguerpissez et contactez un spécialiste en vitesse.
Votre écrivain ne fonctionne pas : il s’agit peut-être d’un écrivain sans œuvre. Cela n’a rien d’alarmant car ce type d’écrivain réussit souvent dans la chasse aux bourses d’aide à l’écriture. Et dans le monde actuel, mieux vaut un écrivain sans œuvre avec des bourses qu’un écrivain sans bourses avec des œuvres.
En société, votre écrivain jette un froid en plein repas de communion en déclarant que le retour des religions va provoquer une guerre nucléaire et que, pour cette raison, il aurait mieux valu ne pas faire d’enfants : ne vous inquiétez pas. La situation internationale n’est pas plus tendue que d’habitude et votre écrivain a simplement dû se faire refuser un manuscrit.
Votre écrivain fait une crise d’optimisme béat : méfiance ! On a dû lui faire des propositions mirobolantes du style “votre manuscrit est accepté par le comité de lecture et paraîtra dans six mois.” Cette situation est plus grave que la précédente. Au moindre retard de publication, ce n’est pas la guerre nucléaire de religion qu’il prophétisera mais quelque chose de bien pire (qu’il pourrait arrêter d’écrire, par exemple). Et si le livre ne paraît pas, alors là...
Votre écrivain est infernal et vous ne savez plus comment vous y prendre avec lui : avez-vous pensé à vous équiper d’un cochon d’Inde ? En observant attentivement ce petit animal, vous verrez que votre écrivain et lui ont beaucoup de points communs.
Par exemple, il existe bien sûr des élevages de cochons d’Inde mais savez-vous qu’on peut aussi faire de l’élevage d’écrivain ? Mais oui, dans des lieux très variés comme certaines grandes maisons d’édition et dans les universités américaines. Quelques organismes publics pratiquent aussi l’élevage d’écrivain mais leurs résultats sont aléatoires. Souvent, les écrivains ainsi élevés (par les bourses) s’habituent et, une fois lâchés par l’éleveur, ils n’arrivent plus à s’adapter au retour à la vie sauvage. C’est con.
Le cochon d’Inde est casanier, attaché à ses habitudes et il adore manger. Souvent, l’écrivain est pareil.
Le cochon d’Inde aime être caressé dans le sens du poil, l’écrivain aussi. Le cochon d’Inde apprécie modérément qu’on lui grattouille le ventre, l’écrivain ça dépend.
Dans les situations désespérées face au surmulot (son pire ennemi), le cochon d’Inde, contrairement à ce qu’on croit, peut faire preuve d’un courage héroïque. On a vu des écrivains se comporter de la même façon, y compris en cas de contact avec un surmulot.
Le cochon d’Inde, que la nature n’a pas doté de moyens de défense très efficaces, compense ce handicap lorsqu’il est agressé, par toute une panoplie de comportements théâtraux censés impressionner ou déstabiliser l’adversaire (mâchoire ouverte, agitation, poils hérissés). Parfois, les écrivains le font aussi, même à la télévision, mais comme ils sont habillés, on ne voit pas leurs poils.
Vous voyez donc que l’observation du cochon d’Inde peut vous permettre de comprendre certains comportements de votre écrivain. Vous pouvez même tester sur cet affectueux petit mammifère les solutions que vous envisagez d’adopter pour régler les problèmes rencontrés auprès de votre écrivain car le cochon d’Inde, comme chacun sait, est un excellent cobaye. Ces deux animaux sont très proches, vous pouvez me croire car j’en connais un rayon sur les cochons d’Inde et je pourrais encore continuer longtemps à en parler. Non ? Ah bon.
Je voudrais juste préciser une chose à propos du cochon d’Inde : ne pas l’empêcher de manger ses crottes. D’abord, il ne s’agit point à proprement parler d’excréments “normaux” mais de petites concrétions de forme oblongue produites dans leur cæcum. En les ingérant, le cochon d’Inde s’assure un indispensable complément en vitamine B.
Finalement, c’est bien la seule différence avec votre écrivain. Enfin, je l’espère pour vous.

PS : un bon livre sur le cochon d’Inde, avec un titre original : “Le cochon d’Inde”, par Katrin Behrend et Karin Skogstad, sous-titré “Bien le soigner, bien le nourrir, bien le comprendre”. Éditions Marabout (hi hi ! Le cochon d’Inde aux éditions Marabout !)
Pour la même collection, rien ne vous empêche de tenter votre chance en proposant :
“L’écrivain : bien le soigner, bien le nourrir, bien le comprendre.”

(À suivre)