07 juin 2014
L'énigme du bonheur (Carnet de voyage)
Plus les trains sont rapides, moins ils servent à partir, excepté à destination de Venise.
Je voudrais que les lignes poussives parfois baptisées rapides ou express puissent me transporter d'un bond depuis mes forêts d'épicéas jusqu'à la lagune vénitienne. Il ne faut pas moins de douze heures de chemin de fer (et un moral d'acier) pour relier le quai désert de ma petite ville du Bugey à la gare Santa Lucia. Entre temps, il faut escalader le marchepied d'autorails exténués. Il faut se laisser bercer par les mouvements furtifs de wagons si éloignés de la motrice qu'ils semblent glisser à l'abandon dans une irréelle dimension. Il faut longer au ralenti des lacs sinistres, fermer les yeux sur des vallées grises, pencher la tête sur les quais de Modane et de Bardonechia (E pericoloso sporgersi...)
Après la frontière, il faut attendre que les passagers italiens retrouvent leur bonne humeur. Ils ont dû subir les regards inquisiteurs de leurs compatriotes douaniers qui, d'un geste las, font remballer leurs cartes d'identité aux voyageurs français. En direction de Turin, l'atmosphère se détend d'un seul coup. Cela se passe à un endroit de la ligne qui doit signifier quelque chose d'obscur dans l'esprit des italiens. Le train ralentit. Il s'arrête.
Je me penche dehors. Cet endroit, personne excepté moi ne songerait à le nommer. Un lieu de joie incompréhensible... Des cardères sauvages hissent leurs têtes de hérissons jusqu'au-dessus du ballast.
Quand les trains s'immobilisent quelques minutes en rase campagne ou aux abords d'une gare, le silence passe sur le monde. Je pense à l'aile géante d'un oiseau de légende ou à un nuage devant le soleil. Nous voici nulle part, au rendez-vous muet des heures et des kilomètres, là où s’embrouillent ces deux mesures en une pelote d'aiguillages, de gravier, de cailloux et de mâchefer.
Sandwiches, tartines, biscuits, chocolat, salami, bière, vin, cigarettes circulent dans le compartiment. Des dames seules au maintien aristocratique croquent à belles dents leur casse-croûte. Des bambins courent partout. On se passe le sel pour les œufs durs. On se prête une tasse en plastique qui coiffe un thermos de café. On fume. On prendra un vrai café à la gare de Turin.
En ce moment, ces gens sont heureux. Nombre d'entre eux ont sans doute des problèmes (chagrins d’amour, fins de mois, dettes, deuils, travail, petits chefs teigneux, logement, maladie, rêves avortés, échecs...) Et pourtant, en cet instant précis, en ce lieu sans nom, une sorte de grâce les habite.
J'ai devant moi l'énigme du bonheur.
Extrait de Carnet italien. © 2014 by Christian Cottet-Emard © 1992, Éditions Orage-Lagune-Express
01:22 Publié dans carnet, Voyage | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carnet, carnet de voyage, train, autorail, wagon, compartiment, modane, bardonechia, venise, voyage en train, motrice, chemin de fer, turin, frontière, douanier, douane, cardère sauvage, ballast, mâchefer, casse-croûte, salami, vin, bière, œufs durs, œuf, sandwiche, tartine, biscuit, santa lucia, gare santa lucia, italie, bonheur, blog littéraire de christian cottet-emard, souvenir, thermos, café, cigarette, christian cottet-emard, littérature de voyage, littérature, bugey, europe
17 novembre 2012
L’ordre cosmique du vieux square (pensées du 2 novembre)
Cette photo du vieux square aux bancs et aux arbres vermoulus si tu pouvais
Ah oui l’ancien square détruit pour laisser place à la gare routière
Si tu pouvais sauter dans cette photo de 1973 comme Mary Poppins (Julie Andrews) sautait à pieds joints dans les tableaux dessinés aux craies de couleur par Bert (Dick Van Dyke) sur le trottoir
Tu te retrouverais dans le monde de 1973 sous les lampadaires du square maigrichon entre la lune et la pendule de la gare et il y aurait tout près le Picasso de la voie ferrée qui ferait les gros yeux il y aurait
Personne ne serait mort il y aurait ce prodige les tiens tous vivants sous les toits de la petite ville chez eux derrière les haies de buis de leurs jardins
Chez eux tout près du square une arrière-grand-mère (Clotilde) deux grands-mères (Yvonne et Marie-Rose) un grand-père (Charles) un père (Jean) une marraine (Geneviève) gamin tu disais ma reine et tu attendais pendant des heures de la voir descendre de l’autorail Picasso traverser la voie et ouvrir le portillon du jardin ils seraient tous là autour du square
Une dame encore inconnue d’eux (Gisèle la mère de ta future épouse) calerait son vélo contre un banc
Dans l’ordre cosmique du square dans son monde lisible les tiens
Planètes dans ton ciel étoiles dans ta nuit comme dans les nuits de 1973 où cillait l’ampoule du lampadaire au milieu des branches
Le square jadis détruit pour laisser place à la gare routière existe plus aujourd’hui que la gare routière c’est normal et ce qui n’est pas normal c’est la gare routière où attendent tous ces gens qui ont des têtes à ne pas avoir envie d’aller où les bus les emmènent
À coup sûr le diable s’en est mêlé ou alors qui et pourquoi te demandes-tu dans l’ombre en regardant trembler la flamme des cierges
© Texte et photos, éditions Orage-Lagune-Express 2012. Droits réservés.
01:01 Publié dans Estime-toi heureux | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récits des lisières, éditions orage-lagune-express, poésie, souvenir, défunts, novembre, ancien square oyonnax, ain, rhône-alpes, blog littéraire de christian cottet-emard, littérature, photo, place vaillant couturier, autorail, picasso, gare, gare routière, mary poppins, julie andrews, dick van dyke, bert, film, walt disney, vélo, craie de couleur, trottoir, arbre, banc, ampoule, lampadaire, cierge
13 février 2011
Retour au pays natal
Mon rêve de manquer un train à grande vitesse à dix secondes près se réalisa à l’instant même où j’en conçus l’allégresse.
Il n’était déjà plus qu’un point silencieux à l’horizon lorsque mon regard balaya les quais déserts du dimanche. Tout autour, la préfecture mijotait comme un vieux ragoût à réchauffer sans cesse. Des assemblées de notables s’y étendaient à perte de vue.
Il n’était pas difficile de deviner que la vie commençait loin de ce bourg, bien au-delà des eaux dormantes et des banquets de carpes.
J’abandonnai là une valise remplie de calculs et grimpai le cœur léger dans un des derniers autorails capables de laisser quelqu’un descendre en marche.
(Extrait de : Le Grand Variable, éditions Éditinter, 2002.)
01:01 Publié dans Et à part ça ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : retour, pays natal, le grand variable, éditions éditinter, christian cottet-emard, carpe, autorail, tgv