Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

09 novembre 2009

Ma nuit du mur

IMG_0439.JPGOn a dû vous poser la question : « Et toi, que faisais-tu ce 9 novembre 1989 ? »
La chute du mur de Berlin fut pour moi un non événement parce que je vivais ce jour-là ou plutôt cette nuit-là un des plus importants épisodes de ma vie, la naissance de ma fille.

Il faut dire qu’à cette époque, j’avais le nez dans le guidon car cela faisait déjà trois ans que la hiérarchie du quotidien régional pour lequel je travaillais songeait à se débarrasser de moi. La pression qui m’était infligée augmentait à la mesure des espoirs qu’on fondait sur ma démission, cadeau que je n’étais pas disposé à offrir à mon employeur. Jusqu’en 1992, date à laquelle je négociai financièrement mon départ, les coups tordus tombèrent si dru que, transposée de nos jours, la situation m’eût logiquement conduit à entamer une procédure pour harcèlement. Hélas, personne ne parlait en ces années de ce qui était déjà une stratégie patronale programmée depuis le début des années 1980 dans les entreprises. Alors, dans ces conditions, le mur de Berlin...

De toute façon, mes chefs (petits, très petits chefs en vérité) se souciaient ce 9 novembre 1989 d’une actualité autrement importante à leurs yeux que la chute du mur de Berlin.

Figurez-vous que dans une localité située à une quarantaine de kilomètres de mon agence locale, un engin de travaux, une pelle mécanique, s’était retrouvée précipitée au fond du trou qu’elle venait de creuser. Il n’était pas plus question de laisser une information d’une telle importance aux concurrents que de confier ce scoop à un simple pigiste ou correspondant local dont le seul effort eût consisté à donner un petit coup d’autofocus en direction de l’infortunée pelle mécanique. Je fus donc d’autorité investi de l’urgentissime mission d’aller photographier la catastrophe (40 kilomètres) et d’apporter le rouleau à la rédaction départementale (70 kilomètres) afin qu’un tireur de labo apposât sur le négatif ses empreintes digitales au motif qu’il avait préalablement casse-croûté au saucisson (à chacun ses petites faiblesses). Entre temps, je me débrouillai pour suivre au plus près la seule actualité qui m’importait ce soir-là, celle qui réclamait normalement ma présence à la maternité située à 15 kilomètres de chez moi mais hélas à 4O kilomètres de la rédaction départementale où j’envoyai valdinguer la précieuse pellicule. Telle était l’ambiance de travail en cette dynamique équipe dont certains membres me reprochaient de sécher avec constance les joyeuses sorties de l’Amicale des Journalistes.

Ce 9 novembre 1989, alors que la naissance de ma fille était annoncée pour la nuit, ma hiérarchie m’avait infligé au minimum 150 kilomètres de petites routes pour publier la photo d’une pelleteuse au fond d’un trou. Je fus malgré tout, heureusement, au rendez-vous avec ma fille qui naquit vers 3h ce 10 novembre où j’étais programmé en congé sur le planning, ce qui me permit de reléguer à sa juste place, c’est-à-dire dans le néant, la piteuse réalité de mon travail dans un torchon.

Alors, vous pensez bien, le mur de Berlin, c’était le cadet de mes soucis cette nuit-là.

Quant aux conséquences de sa disparition, il en est bien sûr d’heureuses mais ce n’est pas une raison pour oublier que depuis, les bandits et les hommes d’affaire (qui sont souvent les mêmes) n’ont jamais circulé avec autant d’aisance que dans le merveilleux espace de liberté dont vous et moi profitons désormais, une fois de temps en temps pendant les vacances quand nous avons les moyens et le loisir d’en prendre.

Fin de la commémoration.

Photo : de toute façon, les murs, ça finit un jour ou l'autre comme ça...

10 octobre 2009

J’essaie encore un livre de Paul Auster.

257d6414e8ba15b0.jpgLe premier que j’avais lu m’avait séduit par son titre (L’Invention de la solitude) et son début. De beaux passages sur la figure du père et puis, en continuant, une sorte de bavardage dont je n’ai rien retenu. Il semble que ce soit le problème de Paul Auster : de bons titres (grâce à la traduction ?) et de beaux débuts mais ensuite, l’impression qu’il tire à la ligne.
Plusieurs années après, je tombe par hasard sur La Nuit de l’oracle. Idem. Titre engageant, début sur les chapeaux de roues et une alléchante histoire de carnet acheté dans une étrange papeterie. Et puis, au bout de quelques dizaines de pages, la narration qui s’emballe, part dans tous les sens, tourne à vide. La quatrième de couverture annonce « virtuosité, puissance narrative, défi réciproque de l’improvisation et de la maîtrise » . Diable ! Je ne retiens pour ma part que le mot « improvisation » pour qualifier ces 235 pages d’élucubrations, allez, 200 pages si l’on admet qu’on peut sauver les 35 premières. Arrivé à la fin, sonné par ces empilements de péripéties du quotidien et de digressions, j’en arrive à cette conclusion : le narrateur mange beaucoup de pizzas, boit beaucoup de coca et il a sauvé son couple. J’ai la même difficulté avec le roman américain du vingtième siècle qu’avec les gros gâteaux des pâtissiers actuels : trop d’émulsion, copieux mais fade. Remportez-moi ça et servez-moi un Carver bien serré !

En médaillon : La Nuit de l'oracle (Babel).

08 octobre 2009

Passage d'un vivant

19.gif(Nouvelle parue dans les revues Salmigondis n°19 et Le Croquant)

« T’en as de la veine
d’avoir de la peine,
Henri,
moi mon coeur est sec
comme un coup de bec,
chéri... »
- Géo Norge -

 

Chaque année, au printemps, nous nous réunissons tous les six autour d’un très vieux whisky pour célébrer, à une exception près, notre réussite. C’est toujours moi qui choisis l’alcool, marquant ainsi mon autorité sur les autres. Ils ne la contestent pas car ils savent qu’ils me doivent tout. Je suis, en outre, le « Senior » de la troupe. C’est ainsi qu’ils m’apostrophent parfois avec une pointe d’ironie pas forcément affectueuse mais que je tolère parce qu’ils faut qu’ils se croient libres et puissants en dehors de mon influence. Lorsqu’ils ont garé leurs lourdes berlines, leurs clinquants cabriolets, leurs monstrueux et grotesques 4X4 et autres hochets dont ils ne peuvent s’empêcher de changer sans cesse, ils franchissent avec aplomb le seuil de cette brasserie très ordinaire, en bordure d’un boulevard bordé de vieux marronniers roses, où l’on propose toutefois, à ma demande, des cigares de ma réserve personnelle. Même ici, leur arrivée ne passe pas inaperçue et j’apprécierais une attitude moins fanfaronne de leur part mais je ne peux pas demander à des garçons que j’ai formés à décider et à disposer de se comporter comme des petits enfants.

« Messieurs, nous voici presque au complet. Pour changer, Henri est en retard. Comme d’habitude, nous commencerons sans lui. » Ainsi le rituel débute-t-il chaque printemps avec les mêmes mots et une bouteille de plus. En raison de la douceur exceptionnelle de cette fin d’après-midi, Georges, notre serveur attitré, nous accueillera en terrasse. À cette heure, l’animation citadine est à son comble mais je n’en ressens plus depuis longtemps l’excitation. À vrai dire, il n’y a plus que la dégustation d’un bon whisky pour me réjouir. Le reste, tout le reste, j’en suis las. « Georges, mes Trinidad pour ces messieurs. »

En principe, Henri débarque essoufflé au moment où Georges apporte les cigares. Mais cette fois-ci, nous avons déjà eu le temps, mes quatre compagnons et moi-même, de décapiter nos doubles coronas, de les allumer et d’en tirer quelques bouffées. Toujours pas de nouvelles d’Henri. Je surprends quelques regards entendus entre mes « poulains » . C’est toujours comme ça, lorsque nous l’attendons. Après moi, Henri est le plus âgé de notre groupe. Il vient de passer la quarantaine et je soupçonne les autres d’en savoir plus que moi, pour une fois, au sujet de son retard prolongé.

Bien qu’il soit lui aussi ma créature, Henri est un raté. Il en fallait un parmi nous afin que les autres n’eussent jamais la tentation, au faîte de leur succès, d’oublier le risque et la réalité de l’échec. Henri en est l’incarnation. Ceci dit, Henri n’est pas une épave. Il porte même sa quarantaine avec un petit quelque chose que n’auront jamais les autres pourtant plus beaux, mieux habillés voire plus intelligents que lui. « Messieurs ? Si nous trinquions ? Le tintement de nos verres attirera peut-être Henri... »

Bien qu’il soit un raté, Henri est indispensable à notre cohésion. Du reste, il ne dépareille pas parmi nous. Il est certes fauché mais il ne s’abandonne jamais à en faire la démonstration. Avec ses vieux vestons en tweed, il reste toujours correct et il faudrait un observateur avisé, lorsque nous l’accueillons dans nos rangs, pour deviner qu’il n’est pas de notre trempe. Après tout, personne, à part Georges, n’est censé savoir que c’est nous qui réglons ses ardoises.

« Dites, vous connaissez la dernière d’Henri ? »
J’atteignais le point d’harmonie entre les saveurs de mon whisky et les arômes de mon puro lorsque la question fusa de notre petit cercle. Je constatai maintenant qu’on se poussait du coude de manière puérile. « Henri est amoureux ! » pouffa quelqu’un.
— Encore ? Et c’est tout ce que vous avez à m’apprendre ?
(Il était dans la nature faible et sentimentale d’Henri de gaspiller ses rares accès d’initiative et de dynamisme à la recherche le plus souvent infructueuse de l’âme soeur.)
— Mais vous ne connaissez pas la meilleure, entendis-je.
— Je suis tout ouïe.
— Henri s’est entiché d’une fille de vingt ans.
Mon verre est resté suspendu deux secondes dans les airs, à égale distance entre la table et mon gosier, signe chez moi d’un improbable début de curiosité.
— Décidément, il est parfait. Il n’en loupe pas une. Jolie ?
— D’après ce que nous avons pu remarquer... Le genre...
Le ronflement d’un moteur, sur le boulevard, m’empêcha de comprendre la fin de la phrase. Un adjectif en « ante » ... Émouvante, je crois.
— Émouvante ? repris-je.
Il y eut un silence et je sentis que j’avais suscité un brusque étonnement. De mon côté, je me répétai intérieurement : « émouvante » ? Ce mot, dans la bouche d’un de ces prédateurs, me laissa perplexe. Sans doute un effet de la douceur florale de l’air en ce tendre soir de printemps.
— Il en profite au moins ?
Tout en désapprouvant la vulgarité de celui qui venait d’émettre cette hypothèse, je dois avouer que l’expression reflétait parfaitement le fond de ma pensée.
— Même pas, s’étrangla une autre voix avant un rire étouffé.
Je posai mon cigare en équilibre instable sur le bord du cendrier :
— Mais alors, qu’est-ce qu’ils font ?

Alors que mes comparses ne se tenaient plus de rire, je me surpris moi-même en ajoutant d’un air désolé : « pauvre Henri ! » , ce qui déclencha une véritable crise d’hilarité générale. À cet instant précis, mon regard rencontra un gracieux mouvement de brise dans les marronniers roses et, je ne sais pourquoi, ce fou-rire m’irrita. Un hanneton qui s’affolait dans l’air bleuté et lourd de parfums mobilisa mon attention. Il était certain qu’à la nuit tombée, il finirait aveuglé dans une ronde mortelle autour du premier lampadaire. Ce hanneton, c’était Henri et le lampadaire, la fille.
— Tout de même, à son âge, pensai-je tout haut. Qu’est-ce qui lui prend ?
— Il souffre en silence, articula une voix qui me tira de la contemplation du hanneton.

C’était bien la seule remarque valable que je venais d’entendre depuis le début de la séance. Sur ce, Henri rappliqua. Le souffle court, il s’excusa, salua tout le monde à la va-vite et s’effondra sur la banquette en rotin. Tout en commençant à le chambrer, nous lui servîmes un verre. Je l’observai aussi attentivement que j’en fusse capable. Le teint hâve, les yeux cernés, le regard dans le vague, cela ne faisait aucun doute, il avait les stigmates du type de quarante ans qui s’amourache d’une gamine de vingt. Il était comme un promeneur égaré qui, sous l’orage, ne choisit rien de mieux que d’aller s’abriter sous un arbre. Henri avait trouvé la demeure de la foudre.

Les autres continuaient de le tourmenter et j’aurais dû sourire avec eux lorsque je me sentis subitement envahi par une curieuse mélancolie, le sentiment qui m’est le plus étranger. Je ressentis alors de la gêne à voir Henri tenter de faire bonne figure sous un feu roulant de blagues salaces au sujet de son idylle. Chacun en rajouta tant dans la grossièreté et la bassesse qu’il finit par se lever. Une seconde, je me pris à espérer quelque chose. Il demeura un court instant immobile puis trébucha en voulant se tourner en direction de la sortie. Son regard s’envolait vers la foule du boulevard où, de la main, il envoya un signe à quelqu’un. Il s’agissait sûrement de la fille car il prit à peine le temps de bredouiller encore quelques excuses et nous abandonna, un pauvre sourire aux lèvres, en essuyant une ultime rafale de grivoiseries.

Il était pitoyable, Henri, mais je réalisai alors, en un éclair, à ma plus grande stupeur, qu’il était aussi, désormais,  l’homme que j’enviais le plus au monde.

© Éditions Orage-Lagune-Express 2009.