17 février 2020
Brefs délires
Participer à un salon du livre me donne envie de m’ennuyer à une fête où personne ne sait qui a invité qui et qui a payé le champagne.
Les chiffres et les statistiques sont les meilleurs outils de la raison au service de l’absurde.
N’importe quel bon notaire de province fait plus de social qu’un ministre de la République.
Il n’existe que deux préceptes pour garantir le vivre-ensemble entre les pays du monde. Un : ne me fais pas ce que tu ne voudrais pas que je te fasse, fait office de morale. Deux : le premier à tirer est le second à mourir, relève de la dissuasion.
Avec le travail, on est sûr de souffrir, soit parce qu’on n’en a pas, soit parce qu’on en a un.
Ce n’est pas parce qu'on a mal aux pieds qu'on peut marcher sur la tête.
Ce n'est pas la première fois qu'un poète me fait penser à une poule enfermée dans l'œuf qu'elle a pondu.
© Éditions Orage-Lagune-Express, 2019
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06 novembre 2019
Extrait de mon prochain roman
J’éprouvais certes de la joie à liquider ainsi une décennie d’énergie et de créativité gaspillées dans le travail mais j’étais du même coup conscient des problèmes qui allaient vite succéder à cette éphémère ivresse de la liberté. Telle est la cruelle aliénation du travail qui tourmente aussi bien celui qui détient un emploi que celui qui s’en trouve privé. Comme pour étayer cette triste évidence, un homme qui faisait souvent la manche près de l’église et qui se rendait vers son « lieu de travail » juste avant le début de la messe me persuada de lui donner une pièce. J’espérais que mon geste m’attirerait les faveurs de la Providence en prévision d’une probable période de vaches maigres. Bien sûr, j’aurais pu aussi compléter mon attitude charitable par ma présence à la messe dominicale mais la situation n’atteignait pas les sommets de gravité qui eussent justifié d’en arriver à une telle extrémité. En outre, bien que j’en fusse chagriné, je n’avais pas la Foi. J’aimais pourtant l’atmosphère des églises à l’abri desquelles une simple migraine vous donne un air recueilli et même l’ambiance des Offices pendant lesquels on peut dormir debout et ne rien faire sans en essuyer le moindre reproche. Mais jamais je n’avais pu déceler en ces lieux ou en moi-même le plus petit signe d’une présence divine. Et ce n’était pas faute d’avoir allumé cierges et veilleuses que j’avais scrupuleusement payés au prix indiqué. Mais rien n’y faisait et, à défaut de cette foi dont mon esprit ne parvenait pas à s’imprégner, je me contentais d’en espérer au moins un signe.
Cette position d’attente convient de toute façon à ma nature qualifiée de contemplative par celles et ceux qui apprécient ma compagnie et de molle et indécise par les autres. Mais vraiment, quel regret de ne pouvoir adhérer à cette belle histoire ! La félicité éternelle pour ceux qui n’ont rien ou pas grand-chose à se reprocher et les affres de la damnation pour les autres, mes voisins du dessus par exemple, qui me saluent chaque dimanche matin d’une aubade de perceuse-ponceuse ou encore les voisins d’à côté qui mobilisent une débauche de technologie pétaradante contre trois herbes folles. Ah ! Que le destin de tout ce monde soit de finir en grillades dans le barbecue de Belzébuth, oui, quelle belle histoire ! Et c’est ainsi que j’imagine avec délice les pompes du jugement dernier engloutissant en musique les bricoleurs insomniaques et tous les solistes du grand orchestre des tondeuses, rotofils et autres souffleurs de feuilles, toutes ces cohortes de fâcheux à moteurs.
Ce fut justement un moteur qui me tira de ces oiseuses rêveries auxquelles j’aime tant m’abandonner. Une fluorescente petite voiture bourrée d’électronique qui semblait sortir des chaînes de montage, un bolide décapotable spécialement pensé et conçu pour les jeunes mais que seuls peuvent s’offrir des retraités aux pensions grassouillettes, stoppa à ma hauteur dans un crissement de pneus. C’était tante Marcia, cramponnée au volant, les épaules resserrées, flanquée de Fortunat qui tenait ses fesses sur son Panama et serrait la tête (pardon, je m'embrouille, je voulais dire qui tenait son Panama sur sa tête et qui serrait les fesses).
— Je ne savais pas que vous aviez votre permis, félicitations Tante Marcia, hasardai-je.
— Abstiens-toi de me flatter inutilement et passe demain à la maison récupérer les clefs, répliqua-t-elle sèchement. Quant à mon permis, feu mon incapable de mari n’a jamais été fichu de m’encourager à prendre des leçons. Heureusement que Fortunat me donne quelques rudiments.
Je me doutais bien que ma vieille tante mais cependant jeune conductrice avait prononcé une autre phrase que je ne pus toutefois entendre en raison du hurlement sauvage que produisirent les pneus du véhicule désormais réduit à un nuage de poussière vrombissant à l’horizon de la rue par miracle déserte à cette heure-là. Beaucoup plus reposante, l’Ami 6 recueillit mollement mes quatre-vingt six kilos et ma décision de consacrer quelques minutes à faire le point. J’éprouve très souvent le besoin de faire le point tant l’existence me paraît agitée et compliquée. C’est même pour moi une absolue nécessité. Rien qu’en une journée, je fais le point un nombre incalculable de fois. Aussi, je n’enchaîne que rarement deux actions consécutives, jugeant plus sage et plus pratique de faire le point plutôt que de prendre des décisions rapides donc forcément inconsidérées. D’ailleurs, rien ne me contrarie autant que d’avoir à prendre des décisions. Parfois, je fais le point si longtemps que je finis par en oublier la décision. Mais cela n’est pas grave car il y a tant de décisions à prendre dans la vie que je peux bien en laisser sombrer quelques-unes dans l’oubli. Le monde s’arrêterait-il de tourner pour autant ? Non. Et de toute façon, si le monde s’arrête un jour de tourner, il n’y aura plus aucune décision appropriée car ce sera la fin. Je pense souvent à la fin du monde. Cela me permet d’envisager l’avenir avec plus de sérénité. Face à cette éventualité, mon licenciement est un événement qui prend sa véritable dimension, celle d’une chiure de bactérie.
Avant de démarrer, je fis de nouveau le point pour tenter d’anticiper les conséquences purement économiques du plan de tante Marcia, ce qui me conduisit très vite, c’est-à-dire au bout d’une petite demi-heure, à envisager le profit que je pourrais tirer de cette opportunité : des mois de loyer économisés le temps de me voir venir, l’agrément d’une grande maison bourgeoise où la seule contrainte se résumerait à servir un repas quotidien au chartreux, un félin qui n’avait pas un mauvais fond malgré une propension à oublier de rentrer ses griffes lorsqu’il venait se pelotonner affectueusement contre la cuisse accueillante d’un visiteur.
Satisfait du pragmatisme dont je venais d’enrichir ma réflexion, je réussis à démarrer l’Ami 6 du premier coup, ce qui me parut de bon augure. Je me promis de faire une autre fois le point dès mon arrivée chez moi. Lorsque celle-ci survint, les habitants de l’immeuble présents à leur domicile en furent comme d’habitude informés par les râles entrecoupés de hoquets émanant de l’Ami 6 lors des opérations de rétrogradage, de freinage et de tentative d’arrêt du moteur. En effet, s’il arrivait à ce dernier de se montrer récalcitrant au démarrage, il pouvait aussi, parfois, refuser de s’arrêter. Mais cela n’était guère gênant pour le voisinage excepté lorsque cela se produisait à une heure avancée de la nuit ou aux petites heures de l’aube.
Extrait : © Éditions Orage-Lagune-Express 2019, tous droits réservés
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30 octobre 2019
Extrait de mon prochain roman (parution début 2020)
C’est à cet instant que je vis la porte d’entrée entrouverte, une négligence qui m’aurait valu les foudres de tante Marcia. Le manoir pouvait en effet assurer la subsistance d’un régiment d’antiquaires et de brocanteurs. Avant de m’occuper de débarrasser les restes du petit déjeuner, je voulus m’offrir un quart d’heure pour faire le point mais je m’aperçus que la table était parfaitement propre, exempte de la moindre miette. J’étais pourtant certain d’avoir tout laissé en plan avant mon départ. Une ombre se pencha alors sur moi tandis que je réfléchissais assis sur mon fauteuil.
— J’ai cru bon de me rendre utile, déclara l’ombre sur un ton solennel.
Je sursautai et levai les yeux sur un homme aux cheveux blancs, de belle stature, qui se tenait bien droit devant moi dans une attitude déférente.
— Pardonnez-moi si je vous ai effrayé, Monsieur, mais la porte était ouverte et je pensais qu’il y avait quelqu’un.
— Mais que faites-vous ici ? bredouillai-je (on ne trouve pas toujours quelque chose d’original à dire dans ce genre de situation).
— Pelham, pour vous servir, Monsieur, répondit l’ancêtre en se mettant au garde à vous. Trente ans au service de votre famille, Monsieur, et désormais retraité, enfin pas tout à fait...
— Pourquoi, « pas tout à fait » ? demandai-je. Pelham semblait gêné par la question.
— Eh bien Monsieur, c’est que... Voyez-vous... J’ai quelques difficultés... Pour tout dire, j’ai pensé que je pourrais de nouveau me rendre utile dans cette maison où j’ai fait quasiment toute ma carrière, notamment au service de votre tante, une bien charmante personne, certes avec son petit caractère, mais une femme exquise et...
— Ne m’en veuillez pas de vous interrompre, monsieur Pelham, commençai-je avant que le bonhomme ne rectifie :
— Pelham est mon prénom, Monsieur, et tout le monde m’a toujours appelé par mon prénom dans cette maison où j’ai passé les meilleures années de ma vie professionnelle...
— Eh bien, Pelham, puisque vous me permettez de vous appeler par votre prénom, je dois vous dire que la maison n’emploie plus de personnel depuis longtemps...
— Depuis 1975, coupa Pelham, date de mon départ pour une autre maison où je dus travailler encore deux ans pour faire valoir mes droits à la retraite.
— Vous m’en voyez désolé, Pelham, mais je peux vous assurer qu’il n’y a pas plus de travail dans cette maison maintenant qu’en 1975. Ce serait même pire, si vous voyez ce que je veux dire car je viens moi-même de perdre mon emploi de rédacteur et je me trouve réduit à garder la maison en l’absence de tante Marcia qui fait le tour du monde. Pelham prit un air songeur :
— C’est amusant, nous sommes vous et moi, Monsieur, dans la même situation.
— Que voulez-vous dire, Pelham ?
— Que diriez-vous d’un verre, Monsieur ? Je pourrais ainsi m’expliquer plus en détail sur la raison de ma présence ici pendant que vous dégusteriez l’excellent Porto de la maîtresse de maison.
— Au point où nous en sommes, Pelham, je crois qu’un verre serait approprié... Mais où êtes-vous donc passé ? Pelham... Pelham ?
Le vieil homme réapparut aussi subitement qu’il s’était éclipsé. Il installa un petit plateau d’argent sur le guéridon et entreprit de déboucher un vieux porto.
— Je ne savais pas que tante Marcia cachait d’aussi bonnes bouteilles, dis-je.
— Elle ne les cache pas, Monsieur. Elles sont simplement rangées à leur place.
— Vous voulez dire que vous vous souvenez de tout cela après si longtemps ?
— Parfaitement, Monsieur.
— Même les verres ?
— Oui Monsieur, même les verres.
Pelham servit le porto, me tendit mon verre puis resta debout, immobile.
— Vous ne vous servez pas, Pelham ? Et pourquoi restez-vous debout ? Asseyez-vous donc.
— Monsieur est bien aimable. À la santé de Monsieur.
J’étais stupéfait. Jamais l’on ne m’avait donné autant de « Monsieur » en si peu de temps. D’ailleurs, à part la boulangère et le buraliste où je validais mon loto, peu de gens m’appelaient Monsieur. Il y avait bien ce garçon de café sarde qui m’avait appelé Sir dans un bar au bord de la mer à Alghero mais c’était parce que je fumais un gros cigare et qu’il m’avait confondu avec le propriétaire d’un yacht, certes ivrogne mais propriétaire de yacht tout de même.
— Alors, Pelham, maintenant que nous avons trinqué, si vous m’expliquiez pourquoi vous revenez hanter ces lieux alors que vous avez la chance d’être à la retraite ?
Pelham porta son verre à ses lèvres, goûta, savoura, posa délicatement le verre et se lança.
— Voyez-vous, Monsieur, je suis dans une situation des plus précaires...
— Moi aussi, coupai-je instinctivement.
— Certes, Monsieur, nous vivons une époque difficile...
— Ah, ça oui, quelle époque de m... Hem, je veux dire quelle... drôle d’époque, m’écriai-je.
— En effet, Monsieur, en effet.
— Mais je vous en prie, Pelham, continuez.
— Certainement, Monsieur.
— Mais au fait, Pelham, pourquoi vous trouvez-vous dans une situation précaire ? Vous percevez bien votre pension de retraite ?
— Hélas, Monsieur, cette pension est bien modeste...
Je ne pus m’empêcher d’interrompre une fois de plus le valet de chambre en retraite :
— Si je comprends bien, Pelham, cette pension est si modeste que vous ne faites que l’apercevoir plutôt que la percevoir !
Pelham sourit poliment :
— Excellent, Monsieur, excellent.
— Pardonnez-moi, Pelham, je suis grossier mais je crains de ne pas pouvoir vous aider à mettre du beurre dans les épinards en vous embauchant ici. Avec quoi vous payerai-je ? Je suis chômeur, comme je vous l’ai dit.
— J’entends bien, Monsieur, mais qui vous parle de rétribution ? Permettez-moi de vous expliquer.
— Je permets, Pelham, je permets.
Le valet de chambre se cala dans le fauteuil.
— Voyez-vous, Monsieur, votre tante m’a fait une promesse. Elle ressentait de la culpabilité à devoir se priver de mes services deux ans avant la fin de ma carrière. Aussi m’assura-t-elle, lors de mon départ chez mon nouvel employeur, que je serai toujours accueilli à bras ouverts dans cette maison et qu’en cas de problème, je ne devais pas hésiter à venir frapper à sa porte. C’est ce que je suis contraint de faire aujourd’hui car, pour des raisons délicates à expliquer, je me trouve pour ainsi dire à la rue. J’ai donc pensé que je pourrais venir m’abriter ici le temps de régler mes problèmes de logement. Je n’ai nul besoin d’un salaire puisque j’ai ma pension, aussi modeste soit-elle. Je suis en revanche dans l’impossibilité en ce moment de faire face aux dépenses d’un logement décent. Il y aurait bien l’hôtel mais cette perspective me déprime. La promesse de votre tante m’est donc revenue à l’esprit et comme je sais qu’elle vit depuis si longtemps seule dans cette grande bâtisse, je me suis dit que je pourrais y trouver l’hospitalité, le temps de me refaire. En échange de cette hospitalité, je pourrais assurer quelques tâches domestiques, quelques menus travaux d’entretien, dans la limite, bien sûr, de ce que mon grand âge m’autorise.
Un long silence s’installa. Pelham s’abîma dans la contemplation de son verre de porto et je ressentis un impérieux besoin de faire le point. Mais comme je n’avais pas assez de temps, je ne le fis pas.
— Après tout, si tante Marcia vous a fait une promesse, cela ne regarde qu’elle et je ne vois pas au nom de quoi je pourrais m’y opposer puisque nous sommes ici dans sa maison.
Le visage de Pelham s’illumina d’un bon sourire.
En dix ans de choucroute des pompiers et de collisions au carrefour, rien ne m’était arrivé et voilà qu’en quelques jours, après avoir été viré de mon boulot, j’avais emménagé dans un manoir habité par un chartreux dépressif mangeur de sardines à l’huile tandis qu’un valet de chambre débarquant des années 70 du vingtième siècle me proposait de l’embaucher. Admettez que dans de telles conditions, il soit malaisé de faire tranquillement le point.
Finalement, j’encaissais mieux que prévu le choc de mon licenciement, grâce à l’idée de tante Marcia, il faut bien l’admettre. L’installation dans son manoir me distrayait de l’inquiétude qui m’avait saisi à l’idée de l’inévitable cortège de restrictions pouvant nuire à mes perspectives d’épanouissement personnel dans l’acquisition de biens fort peu indispensables à la vie d’un homme d’esprit mais cependant bien agréables à amasser durant les moments au cours desquels ce fameux esprit fait défaut. Par exemple, qui n’a pas rempli avec jubilation son réfrigérateur dans les moments d’angoisse métaphysique ? Qui suis-je, d’où viens-je, où vais-je et quel sera le menu du dîner ? Sur ce dernier point et bien d’autres, Pelham donnait toute satisfaction. Dès le début de notre courtoise cohabitation, il s’était déclaré chagriné de voir un homme tel que moi, dans la force de l’âge, se nourrir de sandwiches thon-mayonnaise ou pire encore de sardines en boîtes Ohé matelot partagées avec le chartreux dans de mornes repas. Un soir ténébreux, sa digne silhouette pénétra dans le halo du chandelier en argent massif à six bougies que j’avais dû me résoudre à utiliser pour éclairer mon assiette. Je ne l’avais pas vu de la journée car il s’était absenté pour affaires.
— Monsieur dîne aux chandelles ? Quelle charmante idée.
— Panne d’électricité, répondis-je la bouche pleine.
— C’est bien ennuyeux, Monsieur.
— Certainement, Pelham. J’ai fait le point et j’en ai tiré les conclusions.
— Et quelles sont-elles, Monsieur ?
— Dès demain matin, j’appellerai Au Secours Brico Dépannage. Encore une dépense imprévue.
Pelham prit un air songeur. Je le soupçonnais de mettre lui aussi un certain temps à faire le point. Mais il avait l’excuse de son grand âge et moi, je n’en avais aucune.
— Monsieur a l’air contrarié.
— Je le suis, Pelham.
— Mais Monsieur a-t-il pensé à vérifier les plombs ?
— Vous voulez dire les fusibles, Pelham ?
— Oui Monsieur.
— La vérité, Pelham, c’est que je ne comprends rien aux problèmes d’électricité.
— Mais alors, Monsieur, que faisiez-vous lorsque les plombs sautaient dans votre appartement ?
— Cela ne se produisait jamais et dans le pire des cas, un faux contact par exemple, j’appelais Au Secours Brico-Dépannage. C’était un immeuble moderne, pas une vieille bicoque grésillant de courts-circuits comme celle-ci ! D’ailleurs, je ne sais même pas où se trouve le tableau.
— Que Monsieur ne panique pas, je vais inspecter le tableau.
Je laissai Pelham partir persuader la fée électricité de revenir dans nos murs. Je dus reconnaître au bout d’un moment qu’il avait su se montrer convaincant. Il revint et regarda mon assiette où baignaient trois sardines.
— Monsieur ne mange pas ?
— Ces problèmes techniques me coupent l’appétit, Pelham.
— Allons, Monsieur, ne vous laissez pas abattre. Donnez votre assiette au chartreux afin de ne point gaspiller la nourriture et, si je puis me permettre, faites-moi l’honneur de partager les restes de mon repas d’hier soir. Ce sont des restes tout à fait honorables, un plat que je cuisine en abondance pour qu’il me fasse deux jours, un plat mitonné.
Pelham s’en fut quérir d’autres couverts, disparut un moment en cuisine et revint avec une gamelle dégageant un agréable fumet. J’en profitai pour ouvrir une autre bouteille du Pécharmant de tante Marcia, la précédente m’ayant servi d’apéritif. Je humai la gamelle et m’écriai :
— Je parie que ce sont des patates en roux !
Pelham risqua un sourire tout en retenue et confirma.
— Exactement, Monsieur, pommes de terres en matelote, en vous souhaitant bon appétit.
Il m’était de plus en plus sympathique ce Pelham.
Bien que je ne sois pas du genre à m’adapter avec aisance aux changements, je dois admettre qu’on prend vite goût à la vie de château, même si le château n’est qu’un manoir délabré. L’arrivée du bonhomme hiver me fera peut-être réviser mon jugement mais nous sommes actuellement dans une belle fin d’été qui permet d’envisager pour plus tard de prévisibles problèmes de chauffage. J’aurai bien l’occasion de faire le point, le moment venu, pour m’en préoccuper. Pour l’heure, je provoque de grands courants d’air dans toute la maison afin de disperser les miasmes du chartreux et, j’ai honte à le dire, ceux de tante Marcia. Lorsque j’ouvre les lourdes portes et les grandes fenêtres qui donnent sur le parc, les vénérables arbres envoient leurs divins parfums dans le labyrinthe des corridors, des salons et des hautes chambres lambrissées. Les araignées, rats, souris, lézards et pipistrelles n’apprécient guère le changement climatique provoqué par ce grand vent de renouveau dans leur habitat. C’est du moins ce que j’en conclus en voyant ces créatures dérangées dans leurs habitudes passer précipitamment entre les pattes du chartreux et, parfois, de ce brave Pelham auprès de qui je commis un impair en lui suggérant un jour de m’aider à faire un peu de ménage. À cette invitation, le valet de chambre prit un air peiné et digne.
— Je sais que Monsieur n’est guère habitué aux gens de maison. Aussi dois-je informer Monsieur qu’il ne saurait être question pour un valet de chambre d’empiéter sur les compétences professionnelles du personnel affecté aux travaux de ménage.
— Vous avez raison, Pelham, mais que voulez-vous, toute mon éducation est à faire. Il faut que je m’habitue à la vie dans cette maison et personne ne m’a enseigné la manière de se comporter avec un authentique valet de chambre.
Pelham eut l’air satisfait de ma réponse.
— Ne vous inquiétez pas, Monsieur, j’aurai d’autant plus de plaisir à vous y aider que je vous trouve très sympathique, si je puis me permettre.
— Moi aussi, je vous aime bien Pelham.
— Monsieur est bien bon.
— Vous aussi Pelham.
Pelham sourit avec indulgence et me donna ma première leçon.
— J’apprécie la courtoisie de Monsieur mais lorsque je dis que Monsieur est bien bon, Monsieur ne doit pas me retourner le compliment, surtout si nous nous trouvons en public.
— Ah bon ?
— Oui Monsieur, c’est ainsi.
— Même si je le pense sincèrement ?
— Certainement Monsieur.
— Ah bon, puisque vous le dites, Pelham.
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