04 juillet 2010
Alma s'en va (suite)
(Nouvelle en mini-feuilleton)
6
« Pardonnez ma curiosité, mais ce garçon, votre ordonnance... Est-il depuis longtemps à votre service ? »
Le major paraît surpris de ma question.
« Non. Son ordre de mission remonte à quelques jours. C'est curieux, vous en parlez comme d'un gamin, mais il a une trentaine d'années.
— Il fait beaucoup plus jeune.
— Je vous l'accorde. Pourquoi cet intérêt pour Gildo ? Vous a-t-il posé problème ?
— Du tout. Il est très correct.
— Oui. Correct. C'est le mot. Égal à lui-même. Il ne prend pas d'initiative. Je le trouve un peu indolent.
— Mais il n'est pas là pour prendre des initiatives. Le changement de climat lui pèse peut-être, s'il vient d'une autre contrée...
— Vous savez, l'armée évolue. La discipline reste, mais il faut aussi du dynamisme, le sens des responsabilités actives. »
Le major a débité cette tirade sur un ton monocorde. Il récite sa leçon : « il est vrai que le service personnel d'un officier nommé dans ce coin perdu n'a rien d'exaltant pour un jeune. Il ne se passe rien ici.
— Vous oubliez cette épave...
— Vous appelez cela un événement? Dans quelques jours, j'enverrai mon rapport et les marées se chargeront de ce tas de planches. »
Le major tente d'allumer une cigarette, mais le vent qui s'éparpille dans les dunes finit par l'en dissuader.
« D'ailleurs, je n'ai jamais tant fumé que depuis mon affectation ici.
— Je ne vous contredirai pas sur le calme de ce pays. En vingt ans de vie ici, je n'ai rien vu changer. Je me souviens tout de même d'une de mes premières promenades ici, sur cette plage, par une matinée pareille à celle-ci.
— Oui ?
— Je venais de m'asseoir sur un de ces petits bunkers qui s'enfoncent dans le sable. J'aperçois alors une silhouette qui se dirige vers moi en criant quelque chose. Je ne bouge pas et j'attends de pouvoir distinguer nettement qui vient de mon côté. C'est une femme, la quarantaine, un peu plus, plutôt belle. Elle crie : " Ermé ! Ermé ! " ou quelque chose comme ça. Elle s'arrête face à moi, me regarde avec stupeur, comme si elle voyait le diable. Elle murmure : " Ermé..." Je me rends compte qu'elle m'a pris pour quelqu'un d'autre et qu'elle vient de s'en apercevoir. Essoufflée, elle chancelle. Je lui tends le bras. " Ça ne va pas ? " Elle ne répond pas, reprend son souffle et puis s'en va. J'ai revu cette femme plusieurs fois lors de mes promenades sur la plage, l'année de mon installation ici. Nous avons parlé un peu. Je me souviens qu'elle aimait ramasser des bois flottés et des cailloux polis par la mer. Je dois dire que j'ai la même manie, la même attirance pour ces objets dans lesquels le temps et l'espace se tourmentent et impriment leurs traces palpables. Je ne sais pas. Ceci l'a peut-être mise en confiance, ce qui m'a un jour poussé à lui demander avec qui elle m'avait confondu lors de notre première rencontre. Silence. Nous nous asseyons face à la mer et elle dit : " sur la plage, on voit surgir des êtres qui semblent venir tout droit du grand large. Non pas des baigneurs qui sortent de l'eau en secouant leurs cheveux, mais des êtres précédés par leur frôlement de sable et qui se distinguent d'un coup d'œil de tous les autres estivants. Ce sont des dieux de passage. À chaque fois, il y a quand même une raison, mais nous ne pouvons pas en avoir idée, cela nous échappe, évidemment. " Inutile de vous dire, major, que cette entrée en matière me laisse perplexe. Mais je suis une fois de plus en panne d'écriture et l'ennui me pousse à écouter la suite. Son récit est difficile à suivre, parfois incohérent car elle a du mal à respecter un chronologie. Je comprends que toute jeune, elle travaille dur pendant que les filles de son âge se dorent au soleil tout l'été. Le matin, elle balaie dans un hôtel et l'après-midi, elle vend des churros dans un estaminet du front de mer.
— Des churros ? interrompt le major.
— Oui. Des petits beignets sucrés, allongés. Délicieux... Je continue : son jour de congé, elle le passe sur une plage un peu à l'écart, en dehors des limites de baignade pour plus de tranquillité. Ses sandales collent sur le goudron fondu par le soleil. Elle quitte la route, s'engage dans le sentier craquant d'aiguilles de pin sur le sable. Elle traverse la pinède où elle se lave de l'odeur de friture et de toute sa fatigue en plongeant avec délice dans d'étourdissantes essences. Elle franchit la dune par le chemin de caillebotis qui mène jusqu'à la plage. En haut de la dune, le monde n'a plus que trois couleurs : mer, sable, et pin. Elle change son sac de plage d'épaule. Les oyats frissonnent sur ses chevilles. La voilà dans un univers d'étoffes poudrées de sable, de paille tressée, d'huile solaire, d'écume et de brise. Le transistor émet de faibles grésillements, comme des sardines qui cuisent sur le grill. Elle s'endort enfin purifiée de son labeur. L'éclosion d'autres parasols précède son réveil. Elle ouvre le sien. Le monde change de couleur. Bribes de paroles, éclats de rire, bris de vagues : la vie. Coincée entre le travail et quelques billets, certes, mais pour trois ou quatre heures, la vie.
— Vous exagérez un peu.
— Croyez-vous, major ?
— Sans le travail, nous n'existons pas. Mais poursuivez donc.
— Merci. Un jeune homme sort de l'eau. Elle le remarque car personne ne se baigne. Il s'approche d'elle. Il s'appuie d'un bras sur une pancarte plantée là dans le sable. Il lui dit quelque chose. Elle répond : " vous ne savez pas lire ? "
— Si. " Mer d'un autre âge " ? Mais... " Déconseillée " mais pas interdite, la baignade, lance le garçon sur un ton enjoué.
« Et ils se sont revus ?
— Bien sûr, major. C'était même très fort entre eux. Mais ce n'est pas cela qui m'a frappé.
— Quoi donc, alors ? Cette histoire, pardonnez-moi, est des plus banales.
— Je m'en excuse. Mais cette pancarte " Mer d'un autre âge " n'est-ce pas étrange ? »
Le major esquisse un geste de lassitude :
« Vous aurez mal compris ce que vous a raconté cette femme sans doute un peu hallucinée. Veuillez m'excuser. Je dois vous laisser. J'aperçois Gildo près de l'épave. Je pense qu'il a terminé ses mesures.
— Il a un nom à consonance italienne...
— Son prénom est impossible, répond le major. Gildo, c'est plus court et plus facile.
— Et quel est ce prénom si compliqué ?
— Ermenegildo.
(À suivre...)
© Éditions Orage-lagune-Express
La version intégrale de cette nouvelle que j'ai écrite à la fin des années 1990 est parue en deux épisodes dans le n° 16 (janvier 2000) et le n° 17 (avril 2000) de la revue Le Jardin d'essai et aux éditions Orage-Lagune-Express qui en conservent l'entier copyright. Tous droits réservés.
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03 juillet 2010
Alma s'en va (suite)
(Nouvelle en mini-feuilleton)
5
Depuis que je vis retiré et que je ne fais plus rien, je dors comme une souche. Pourtant, cette nuit, je me suis levé. Cette odeur d'arbre en fleur est revenue. Encore un rêve ? Je n'aime pas me réveiller la nuit car j'entends gronder la mer.
J'ai l'impression qu'elle s'approche et qu'elle peut m'emporter. Tout enfant, je pensais la même chose. Aujourd'hui, j'ai cinquante ans et rien n'a changé. Dans la pénombre, j'ai écrit sur les pages tachées d'un vieil agenda :
L'abandon des grands rêves accélère la chute des dents.
Complice du caillou, l'usure sauve la peau du vieil enfant qui n'en tirait que ricochets.
Toute fleur de décombres respire un paradis vécu.
Entre les plis du temps, chante le vent fossile.
Ne retenir de toute énigme que la poursuite des merveilles.
J'ai écrit. Mais qui a parlé ?
(À suivre...)
© Éditions Orage-lagune-Express
La version intégrale de cette nouvelle que j'ai écrite à la fin des années 1990 est parue en deux épisodes dans le n° 16 (janvier 2000) et le n° 17 (avril 2000) de la revue Le Jardin d'essai et aux éditions Orage-Lagune-Express qui en conservent l'entier copyright. Tous droits réservés.
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02 juillet 2010
Alma s'en va (suite)
(Nouvelle en mini-feuilleton)
La version intégrale de cette nouvelle que j'ai écrite à la fin des années 1990 est parue en deux épisodes dans le n° 16 (janvier 2000) et le n° 17 (avril 2000) de la revue Le Jardin d'essai et aux éditions Orage-Lagune-Express qui en conservent l'entier copyright. Tous droits réservés.
3
« Du café, major ?
— Merci. Pardonnez cette visite matinale, mais j'avais besoin de me dégourdir les jambes. J'ai marché dans la pinède et je me suis retrouvé chez vous. Votre maison est la dernière avant la dune.
— Oui. Un jour,le sable entrera par la cheminée ! Après, c'est la plage.
— J'espère ne pas vous avoir réveillé.
— Non. Je venais de prendre mon petit-déjeuner.
— Vous veniez même de commencer à écrire, ajouta le major en désignant le petit guéridon bancal qui me sert de bureau.
— Non. Je suis en panne. Ce cahier est ouvert à la même page depuis des semaines.
— Que faites-vous de vos journées?
— Je fume, je bois du café le matin et de l'alcool le soir.
— Et à part ça ?
— J'essaie d'écrire.
— Depuis quand êtes-vous installé ici ?
— Une bonne vingtaine d'années.
— Vous êtes encore jeune pour un retraité...
— J'ai beaucoup écrit pour de l'argent. Cela me permet aujourd'hui d'écrire peu pour rien.
— Je vois.
— Vous êtes venu sans votre ordonnance ?
— Il est en permission. Le temps lui sera clément.
— En effet, nous aurons une belle journée. Et cette épave ?
— Nous n'avons rien trouvé à l'intérieur.
— Qu'en pensez-vous, major ? »
L'officier sortit un morceau de bois de sa poche et le posa sur le guéridon.
« Je vous retourne la question. Pour moi, c'est un tas de bois pourri venu s'échouer sur la plage.
— Une telle quantité... Et sur une telle hauteur...
— Je vous souhaite une bonne journée. Merci pour le café.
— Vous oubliez votre pièce à conviction. »
Le major soupira.
« Vous pouvez la garder. J'en ai des tonnes sur la plage... »
4
Encore une journée sans écrire. Juste du vent, du sable, du soleil et des aiguilles de pin. Et aussi du café, de l'alcool et des cigarettes. L'hiver se déchire. Des stries de ciel bleu le craquellent comme un vieux parchemin. J'ai pu manger dehors, sur le balcon du haut, d'où l'on peut voir la mer au-delà de la dune. J'ai pris les jumelles, pour les oiseaux. L'épave est toujours là, massive. Voilà l'ordonnance du major qui tourne autour. Malgré son congé, il a gardé son uniforme. Je l'imagine facilement en civil. Il n'a rien d'un militaire. Cet air nonchalant, cette démarche souple... Tout le contraire du major. Pourtant, il m'inquiète. Sa façon de me fixer me met mal à l'aise. J'ai tort de m'inquiéter. Il ne peut pas savoir que j'ai gardé cette petite boîte puisque j'ai été le premier à pénétrer dans l'épave. Tu te fais des idées, mon petit vieux.
La boîte, la voilà. Je l'ai sous les yeux, ouverte. Des petits cailloux polis par les vagues. Avant de les réduire en sable, de siècle en siècle, l'usure les pare de couleurs qui varient selon la nature des roches. Certains sont translucides, d'autres marbrés. Quelques débris de coquillages effacés les rejoignent dans leur destin de sable. Voici même un tesson de bouteille aux faces et aux contours si bien polis qu'il s'épanouit dans tout l'éclat d'une pierre précieuse. On en trouve partout sur la plage et les gens les ramassent parce que l'eau fait chatoyer leurs teintes. À peine séchés par l'air, ils perdent de l'intensité et retrouvent leur condition de cailloux en quelques ricochets d'écume.
(À suivre...)
© Éditions Orage-lagune-Express
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