05 septembre 2022
Interlude / Souvenir de 1975 :
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02 septembre 2022
Carnet / Rencontres photographiques d'Arles 2022. Vers un nouvel art officiel.
De retour des Rencontres de la photographie d'Arles, la ville du vent dans les allées de platanes et du fleuve en habit de lumière. Toujours le même plaisir de retrouver la grande courbe du Rhône dont les quais soulignent la patine des quartiers anciens mêlant prestige architectural et quotidien des habitants, ce qui fait qu'une cité chargée d'histoire n'en reste pas moins vivante, y compris dans ce que l'évolution de la modernité, pas forcément au bon sens du terme, peut apporter comme désagréments. Par exemple, je ne peux m'empêcher de ressentir un certain malaise face à toutes ces immenses églises « désaffectées » (ce terme signifiant ici qu'à l'issue d'une procédure, elles perdent leur usage religieux et deviennent ainsi de simples bâtiments).
Abondamment utilisés comme lieux d'exposition dans le cadre des Rencontres de la photographie, ces édifices jadis voués au culte sont parfois plus intéressants à visiter que les expositions qu'elles abritent, surtout lorsque, comme pour cette édition 2022 des Rencontres, l'on a affaire à une année médiocre si je compare à ce que j'ai connu en 2018 et 2019. Je regrette de ne pas avoir pu fréquenter l’édition 2021, époque à laquelle les restrictions dues au Covid m'ont dissuadé de me déplacer. Je préfère le retrait dans ma campagne déserte à l'obligation de porter un masque dans une ville du sud en plein été.
Le grand méchant Occident
L'édition 2022 des Rencontres de la photographie d'Arles, comme d'autres grands rendez-vous culturels, illustre l'avènement d'un nouvel art officiel avec ses certitudes, ses messages lourdement assénés, ses thèmes obligés et ses leçons de morale. On y voit et on y analyse le monde et ses problèmes à l'aune de l'accusation permanente de l'Occident dénoncé sans nuance comme seul responsable de tous les maux de la planète. Cette pensée unique soi-disant progressiste que nous connaissons bien désormais n'échappe pas aux vieux démons de l'esprit totalitaire qui ne voit que ce qu'il veut voir (le patriarcat seulement en Occident, les atteintes à l'environnement exclusivement provoquées par les seules activités occidentales, les femmes maltraitées par le seul mâle blanc occidental et tout à l'avenant).
Lorsqu'on enchaîne les visites des nombreuses expositions et installations, on imagine sans difficulté les critères de choix appliqués aux photographes et vidéastes retenus. Il apparaît que même dans les rares créations moins politisées, les artistes ont sans doute dû se débrouiller pour laisser dans leurs textes de présentation au moins une trace, aussi succincte fût-elle, d'allégeance au discours tacitement imposé. Souvent pollués par l'écriture dite inclusive, les commentaires et textes de présentation perdent en lisibilité, ce qui m'a permis de faire l'économie du catalogue général dont je fais habituellement l'acquisition (je pratique le boycott de toute publication ainsi rédigée).
Fatigue créative
Malgré les travers que je viens d'évoquer, j'ai eu plaisir et intérêt à arpenter quelques expositions thématiques et documentaires, Lee Miller (mannequin, proche des surréalistes, photographe accréditée par l'armée américaine à la Libération), Un monde à guérir (photos témoignant de l'action de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge) et Chant du ciel (réflexion sur le thème du nuage incluant aussi ce fameux « cloud » où vont s'accumuler les traces les plus apparemment anodines de nos activités virtuelles sous formes de données qui finissent par nous échapper individuellement tout en prenant une valeur commerciale collective).
Cependant, c’est sur le plan de la photo et de la vidéo de création que s’illustre la faiblesse des Rencontres 2022. De nombreux aspects de ce segment attestent d’une fatigue voire d’un épuisement des démarches créatives individuelles par conséquent affectées par les habituelles dérives de l’art contemporain : facilité minimaliste masquant sa vacuité par la prolifération et donc l’inflation du commentaire, concepts relevant du gadget voire de l’imposture (ou carrément de ce que j’appelle la culture des poires) et délectation morose. Une des rares grandes expositions évitant certains de ces écueils (mais hélas pas celui du récurrent message anti-occidental) est L’avant-garde féministe où parviennent à s’équilibrer le documentaire et la création.
Déambulation
Les Rencontres de la photographies d’Arles, dans leurs différents et forcément inégaux millésimes, sont toujours l’occasion d’une agréable déambulation dans des lieux surprenants et parfois étranges (grands appartements désertés voire en ruine, terrasses sur les toits, hangars, églises désaffectées, ailes de musées, squares et jardins publics, parking intérieur du Monoprix local…) dont l’atmosphère apporte un supplément d’âme à ce qui est montré quel qu’en soit l’intérêt au sens très subjectif du terme. On peut même se restaurer dans certains lieux comme l’Espace Croisière.
À l'espace Croisière
Rien ne vaut pourtant un bon restaurant après une journée de visite à pied. Si cette visite s’est accompagnée d’un passage à la vaste librairie Actes Sud où l’on trouve l’intégralité de la fameuse collection Photo Poche éditée par cette maison, il ne reste plus qu’à s’installer juste à côté à une table en plein air de L’entrevue, tout près du quai du Rhône, un excellent restaurant de spécialités méditerranéennes (délicieux et copieux Tajines). Autre bonne adresse plus haut dans la ville : L’Escaladou (cuisine provençale maison).
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26 août 2022
Lire Giono aujourd’hui
Cet essai sur Jean Giono est extrait de mon dernier livre récemment paru, En lisant. Il s'agit d'un ensemble (illustré de photos) de dix-sept petits essais sur des écrivains rencontrés dans les livres et parfois dans la vie, préalablement publiés dans des journaux, des revues et des magazines mentionnés en annexe de cette édition.
Lire Giono aujourd'hui
Je voulais commencer en posant cette question inutilement arrogante et provocatrice ; que reste-t-il de Giono ? Non. Je préfère plus humblement : que me reste-t-il de Giono ? Je l’ai lu avec fièvre entre mes quinze et trente ans et je me suis éloigné de lui comme on prend ses distances, tout confit d’admiration, avec un maître aimé car si le feuillage bruissant d’un grand arbre inspire et rafraîchit, il n’en faut pas moins se lever et reprendre son chemin avant que l’ombre ne succède aux jeux de lumière. Comme l’adieu fut hésitant et risqué, je conclus cet exigeant et exaltant compagnonnage en gardant sous le bras le livre de Pierre Citron, cette monumentale biographie de Giono à la mesure du génie de l’homme et de l’écrivain.
Dans mes années de journalisme, l’occasion me fut donnée de transmettre au secrétariat de rédaction de l’édition de l’Ain du Progrès un portrait de Giono âgé pour illustrer un de mes articles, ce qui déclencha le coup de téléphone perplexe de ma collègue au marbre : C’est qui ce grand-père ? Il a l’air sympa mais c’est pour quel papier ?
Cette remarque s’inscrivait bien sûr dans l’incessante dégringolade du niveau culturel de cette rédaction où le poète Francis Ponge fit pourtant un passage mais il faut reconnaître que l’image de Giono dans le grand public est encore trop souvent liée à la figure du vieux sage, pipe au bec et mijotant à la provençale ses histoires au coin du feu. Ce cliché est-il un héritage des Rencontres du Contadour au cours desquelles admirateurs de l’écrivain à succès et disciples du penseur pacifiste quadragénaire venaient chercher, moins qu’un enseignement, plutôt des échanges amicaux, spontanés, en somme des éléments de réponses aux angoissantes questions de l’époque ?
Giono était bien un intellectuel, c’est-à-dire un écrivain en prise avec les préoccupations de la société de son époque sans rien céder à sa nature profonde de romancier et de poète. On voit ici que le puissant courant lyrique et poétique qui irrigue son œuvre n’a évidemment rien à voir avec le petit artisanat d’un écrivain régionaliste auquel le réduit encore une part notable de son lectorat populaire.
Dans cette œuvre polymorphe, la Provence est certes là mais pas la plus ensoleillée et surtout, pas pittoresque pour deux sous. Ce n’est pas la Provence des vacances éblouies du jeune Marcel Pagnol et de son père en gloire dans les collines mais celle de Jules, le berger dans Crésus, le film réalisé par l’écrivain lui-même qui conte l’histoire du taciturne et frugal vieux garçon au bon sens rudement mis à l’épreuve par une mauvaise farce de la fortune. À l’image de la Provence de Giono, celle que j’ai vainement cherchée dans mes tout premiers voyages parce qu’elle est pour une grande part imaginaire, le personnage de Jules interprété par Fernandel est aussi rustique que son environnement et son mode vie. Rugueux dans ses rares relations sociales, il ne s’embarrasse pas d’excessive séduction. Pour « le sentiment » , il allume la lanterne au bord de la fenêtre de sa maison isolée sur les hauteurs afin de prévenir Fine, une veuve encore jeune installée plus bas, qu’il est en appétit, tel le ver luisant envoyant à sa partenaire son signal nuptial lumineux dans l’immensité de la nuit. Pendant ce temps, le vent court les collines pelées, secoue les volets tremblants et il est un personnage au même titre que le vagabond des hautes solitudes. Ainsi en est-il, dans l’imaginaire de Giono, pour l’orage, l’eau, le champ de blé, le choléra (1), l’éclaircie, les saisons, les nuages, le beau et le mauvais temps, toute la nature sauvage habitée par l’esprit de la nature humaine mais qui n’est pas l’humain. Quand cela sert son récit, Giono, habité par les accès de grande peur qu’il disait parfois éprouver lors de ses promenades (un sentiment de panique diffuse que peut connaître tout randonneur au contact des éléments), n’hésite pas à décrire la montagne, la colline ou le village comme des créatures animales surgies de l’inquiétant bestiaire du dieu Pan en son exil terrestre. Dans ces parages de réalisme magique, une symphonie se joue. Tout instrument a sa place dans l’immense orchestre dont le chef Giono au pupitre réussit à individualiser la plus petite flûte dans le déferlement des bois, des cuivres, des cordes et des chœurs. Jean Giono, le Gustav Mahler de la littérature française ! Malgré la déclaration de l’écrivain « Je ne mets rien au-dessus de la musique » , voilà un parallèle qui peut paraître un brin saugrenu, j’en conviens, sans doute bien hasardeux aussi (Giono avait des centaines d’enregistrements dans sa discothèque, peut-être pas du Mahler) mais je dois reconnaître d’une manière très subjective qu’à chaque écoute de l’imposante Troisième symphonie hantée par les humeurs du dieu Pan, je pense à Giono et à son rapport avec la nature qui tient autant de l’émerveillement et de la vigilance que de la panique et du réconfort.
Giono ne s’est pas laissé dériver dans le courant de la célébration romantique de la nature, sans doute parce qu’il vivait à son étroit contact mais aussi, peut-être, pour une autre raison en rapport avec sa distance à l’égard des formes modernes de spiritualité et plus encore de la religion. La première guerre mondiale dans laquelle il fut jeté tout jeune poète en 1915 et dont il connut les pires épisodes l’éloigna-t-elle des dogmes religieux et des concepts philosophiques ? Elle lui ouvrit en tous cas la voie du pacifisme militant lorsque pointa la seconde, ce qui lui fut reproché par ceux qui manquent de l’imagination nécessaire pour comprendre ce que peut ressentir un jeune homme qui voit la cervelle de son camarade lui couler dessus pendant la mitraille.
En tant que jeune lecteur de Giono, ce sont ses Écrits pacifistes qui m’ont le plus marqué. En me plongeant plus tard dans ses romans, surtout ceux de la première période où foisonne l’évocation des forces de la nature mais aussi dans ceux de sa deuxième manière, moins lyrique et plus centrée sur la dynamique de l’action des personnages et de leur psychologie, j’ai constaté que tous les registres du grand œuvre de Giono fonctionnaient à plein dans Refus d’obéissance, Précisions et Recherche de la pureté parce qu’il lui fallait mobiliser toute sa puissance créatrice pour dénoncer la guerre et exprimer le dégoût viscéral qu’elle lui inspirait à l’intention des nouvelles générations. De ce fait, les Écrits pacifistes de Giono offrent au lecteur un concentré de sa vision du monde, de son style littéraire et de son éthique. C’est donc par les Écrits pacifistes que je conseillerais aux jeunes générations de lecteurs d’entrer dans l’œuvre de Giono, là où sa pensée et son élan vital se déploient de la manière la plus directe et la plus moderne, la plus actuelle aussi. Par exemple, le thème récurrent de la dénonciation et du refus de la réification de l’être humain reste aujourd’hui d’une brûlante actualité.
L’humain considéré comme matière première, Giono a vu cette infamie à l’œuvre durant les années de jeunesse que la guerre lui a volées mais il a vite compris que la modernité s’en nourrissait et continuerait longtemps de s’en nourrir, sous d’autres formes d’asservissement de l’homme, sans doute moins visibles que la guerre mais qui restent des entreprises de réduction et de destruction de l’individu et de ses libertés fondamentales. C’est la raison pour laquelle le romancier en appelle et en revient toujours, en opposition aux faux progrès, à la force de régénération et de consolation de la nature où l’individu conserve à son contact son humanité ou renoue avec elle. Là s’affirme encore l’actualité du message de Giono à destination de ses lecteurs d’aujourd’hui et de demain.
Comme il en est de tous les grands auteurs devenus des classiques, l’actualité de la pensée de Giono et de ses analyses de la modernité ne dispense pas le lecteur du vingt-et-unième siècle d’un effort de lecture. Le ton incantatoire qui résonne aussi bien dans ses fictions que dans ses textes plus théoriques peut constituer sinon un obstacle au moins une diversion. Le monde rural qu’il décrit a presque entièrement disparu. Son ode à la terre nourricière et consolatrice, déjà à la source de malentendus d’ordre politiques en raison de la récupération de ces thèmes par la propagande d’un État défait ne cherchant rien d’autre que la survie dans la compromission avec les postures d’une idéologie infectée par le culte de la force primitive et de la sacralisation brutale de l’espace vital peut contribuer à brouiller son message. Giono écologiste avant l’heure ? La piste peut s’avérer d’autant plus glissante que certains courants actuels de l’écologie politique peuvent encore puiser dans ce terreau empoisonné.
Après ses mésaventures à la fin de la seconde guerre mondiale, Giono n’a heureusement pas fait les frais d’autres interprétations et récupérations douteuses. Il n’en demeure pas moins qu’il faut vraiment le lire dans le texte, c’est-à-dire s’immerger dans son univers, dans son imaginaire et surtout dans son interprétation du monde qui est avant tout celle d’une nature poétique en déploiement dans le grand rêve éveillé du roman et, souvent, de la fiction onirique. C’est en ces courants que l’œuvre de Giono navigue dans le temps.
(1) Le Hussard sur le toit.
© Christian Cottet-Emard et éditions Orage-Lagune-Express.
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