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28 octobre 2021

Extraits de mon carnet d'Italie

Monsieur Martial, épicier rectangulaire

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Quand j'étais petit, je croyais que monsieur Martial était un vieil italien, à cause de son épicerie de quartier, mais non, il était belge. Si j'étais peintre et que je devais aujourd'hui brosser le portrait de monsieur Martial ou du moins du souvenir que j'ai de lui, j'installerais sur la toile un grand rectangle vertical aux contours épais, vert bouteille foncé (la boiserie de façade de son échoppe). À l'intérieur de ce cadre, je disposerais un autre rectangle vertical lui aussi mais gris (la blouse de monsieur Martial). Ensuite, je finirais par la tête de monsieur Martial, un petit rectangle violacé légèrement oblique.

Tout était rectangulaire chez monsieur Martial, y compris les gros chewing-gums au Coca-Cola qu'il m'offrait lorsque je passais le seuil de son magasin. Un jour, j'ai croqué trop fort un de ces chewing-gums qui a gardé en son milieu une de mes dernières dents de lait. Bien sûr, ce n'était pas la faute de monsieur Martial.

Chez l’italien en Belgique

Je vous vois venir :

« il ne nous a pas plutôt vendu un livre sur l’Italie qu’il commence par nous parler de la Belgique. » Voilà pourquoi.

Je viens de sortir de l’épicerie peinte en vert foncé de l’immense monsieur Martial en essayant de mâcher un chewing-gum si gros qu’il me fait une tête de hamster. Sur la façade de briques noircies du vieil immeuble, au-dessus de la vitrine opaque, une plaque indique RUE DES CAPUCINS. Normalement, j’aurais dû sortir du magasin avec du bouillon de bœuf mais je me suis emmêlé et j’ai demandé du bœuf de bouillon. Alors, l’épouse de l’épicier (qui porte la même blouse grise que son mari) m’a expliqué que je trouverai cela chez le boucher. Tiens mon garçon, ajoute monsieur Martial, tu ne seras pas venu pour rien. Et il me donne un gros chewing-gum rectangulaire qui ressemble à un caramel mais qui n’en a pas le goût. Heureusement.

Je remonte la rue des Capucins. On entend tinter le Beffroi ou la collégiale Sainte-Waudru de Mons (Hainaut). Le journal qui traîne dans le caniveau après avoir fini en cornet de frites est daté de 1966 ou 1967. Par terre, c’est anthracite, bosselé et luisant : « Les pavés du Nord » dit-on toujours chez moi. Contre les murs, c’est lie de vin, rectangulaire, rugueux et souvent moussu : « Les briques du Nord » dit-on aussi chez moi. Le boucher tient en largeur ce que monsieur Martial tient en hauteur et il est saucissonné dans son tablier, comme ses rôtis entrelardés. Ses petits yeux bleus clair bordés de cils parfaitement blonds brillent comme des diamants piqués sur sa face lisse et rose. Il me dit qu’il n’a plus de bouillon de bœuf (cette fois, j’ai réussi) mais que je peux en trouver chez monsieur Martial, l’épicier. Du coup, je préfère rentrer chez mon parrain et ma tante où je suis en vacances. Ce n’est pas grave, me rassure ma tante, on ira chez l’Italien.

C’est là que tout a commencé, chez l’Italien, et que j’ai pigé la première astuce de l’Italie : l’Italie est partout où se tient un Italien, même s’il est tout seul au milieu des Lofoten ou de Tristan da Cunha. D’ailleurs, elle avait tout d’une île l’épicerie italienne, où les fleuves Chianti et Valpolicella pouvaient rouler jusqu’à plus soif dans les gosiers des buveurs de fond las de gober la mousse au firmament de la rose Stella, où les bouquets suspendus de fastueux jambons défiaient une mer d’endive et de patate, où le parmesan et le gouda n’étaient pas du même monde mais du même magasin, où les pâtes s’égayaient de vert, de jaune et de rouge tandis que les choux, navets, salades, chicons, tomates, aubergines et poivrons se la jouaient au moins aussi exotique que les fruits de saison distribués par le créatif maître des lieux dans des mises en scènes à la Arcimboldo.

Et qu’est-ce que ce sera, jeune homme ? De la betterave rouge ? Mais qu’est-ce que c’est que la betterave rouge ? Mais ça n’existe pas la betterave rouge ! Ah, ça oui, de la bologne, j’en ai ! Pas de betterave rouge mais de la bologne, alors là oui d’accord, pas de problème ! Vous entendez ça madame Deconinck ? Voilà un garçon qui traite mes bolognes de betteraves rouges ! Et allez donc, des betteraves rouges !

 

Mon Carnet d'Italie, © éd. Orage-Lagune-Express, décembre 2021.

 

 

 

24 juillet 2021

Mon feuilleton de l'été / 3ème épisode. La machine à rire

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Oyonnax, boulevard Dupuy, fin des années soixante.

 

Le boulevard Dupuy de cette époque que j’arpente en culottes courtes, ce sont encore des parfums et des odeurs. Commençons par le plus agréable, les parfums, ceux de la belle saison. D’abord les platanes ou les érables dont les racines soulèvent le goudron des trottoirs. Les effluves puissants de leur feuillage dense enveloppent le quartier avant l’orage et après l’averse. Derrière les cours et les portails, les grands jardins et les petits parcs sentent le buis, l’iris et la pivoine, surtout les soirs de journées chaudes. Tout le quartier en profite, surtout quand le travail s’arrête car lorsqu’il reprend (quand il ne continue pas la nuit ou le dimanche) ce sont les odeurs qui prennent le dessus : le métal chaud des machines, les relents douceâtres, presque sucrés, de la matière plastique en fusion, les huiles de moteur, les graisses, parfois les solvants.

 

Comme la plupart des résidences du boulevard, la propriété où vivent et travaillent mes grands-parents se compose de la maison, du jardin et des ateliers. Après son retour de la guerre d’Algérie, mon père s’obstine à porter à bout de bras l’entreprise familiale. Pendant que ma grand-mère s’use les mains (au sens propre) au polissage au rouleau des montures de lunettes et que mon grand-père procède au rognage, tous deux dans le plus vaste et le plus haut des ateliers, une cathédrale d’engrenages et de courroies qui tournent et frottent avec fracas, mon père a investi le local d’en face, plus petit, pour y installer une presse à injecter. J’ai encore dans les oreilles son morne concerto avec sa basse continue, parfois nasillarde, ses percussions routinières et ses fausses notes lorsqu’elle s’égare hors de la partition à cause d’un incident technique.

 

Dans ce cas-là, je ne suis jamais loin car je sais que lors de la remise en route, mon père va contrôler la qualité des pièces produites (le plus souvent des jouets, des figurines et des accessoires pour dînettes) dont il va écarter celles présentant un défaut, celles dont j’aurai le droit de prélever quelques exemplaires pour mes collections. Je partage de temps en temps cette manne avec un ou deux camarades du quartier. Nous délaissons le bac à sable où nous jouons aux grands travaux avec des camions, des tracteurs et des bulldozers multicolores, parfois fabriqués dans les ateliers des voisins, pour sélectionner les ratés de la presse à injecter qui nous intéressent le plus.

 

Parmi ces productions en série, il en est une qui nous amuse tout particulièrement. Il arrive que les circuits mécaniques de la machine doivent être purgés. Les entrailles du monstre expulsent alors des concrétions de matière aux formes tout à fait évocatrices et désopilantes à nos yeux d’enfants. Quelques tas fumants du plastique encore chaud, avachis en molles spirales, jonchent l’atelier et durcissent en sculptures scatologiques aux couleurs fluorescentes les plus variées. Dans la cour où nous en récoltons les plus spectaculaires échantillons, nous rions à n'en plus finir de ces déchets que nous appelons des cacas de presse à injecter car les enfants ne se privent jamais des mots pour le dire !

 

Un jour, la machine avait été abondamment purgée. Au moment de notre séance de rigolade, moi-même et un camarade du moment avions été rejoints par une gamine du voisinage qui partageait parfois mes jeux les moins guerriers. J’avais un faible pour elle car sa compagnie déclenchait en moi des émotions inexplicables accompagnées d’étranges mais agréables sensations dans le bas ventre.

 

Elle nous avait gratifié d’un sourire d’autant plus large qu’elle avait chapardé le rouge à lèvres de sa mère pour s’en servir à son profit, un coup d’éclat dont elle tirait une certaine fierté. Elle attendait visiblement ma réaction mais mon camarade, affichant une mine dégoûtée, me brûla la politesse. Il désigna les cacas de la presse à injecter, très rouges ce jour-là, et lui dit en s’esclaffant : « Avec ce truc-là, tu vas faire les mêmes ! » J’éclatai bêtement de rire, si bêtement, je dois dire, que ma jolie voisine tourna les talons et nous planta là, nous, petits mâles nigauds, qui commencions assez mal nos relations avec le beau sexe.

 

À suivre...

 

© Éditions Orage-Lagune-Express, 2021.

 

Illustration : armoiries d'Oyonnax

18 juillet 2021

Mon feuilleton de l'été / 2ème épisode. Au Bazar à cent francs

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Oyonnax, fin des années soixante.

 

Ce jour d’été commençait pourtant bien mais voilà que les bretelles de monsieur Carlizi sont à l’origine d’un petit drame.

 

Ma mère accepte de m’accompagner au Bazar à cent francs, le seul étal du marché qui m’intéresse parce qu’on y vend toutes sortes d’accessoires en plastique, de l’utilitaire bien sûr (cuvettes, arrosoirs, couverts de camping, pinces à linge, gobelets, fleurs artificielles) mais surtout des jouets de toutes les couleurs, en particulier des petites voitures, des épées de Zorro, des rapières, des boucliers ainsi que des mitraillettes, des pistolets et revolvers dont certains fonctionnent avec des amorces, ces rubans de papier sur lesquels sont alignés des amas de poudre qui explosent lorsqu’ils sont frappés par le percuteur de l’arme. Ce sont bien sûr ces articles que je convoite d’autant plus que leur prix, comme la majorité de ce que propose le bazar, se limite à une pièce de cent francs, d’où le nom du Bazar qu’on appelle aussi le Bazar à cent balles.

 

À chaque visite à ce merveilleux commerce, je dois négocier sans faiblesse avec ma mère qui essaye de me dissuader de choisir des armes parce que cela contrarie mon père. Je revins une fois à la maison avec un pistolet mitrailleur tout noir, assez bien imité. Lorsqu’il le vit, mon père se fâcha sérieusement. Je ne compris que bien plus tard la raison de cette colère disproportionnée. Il admettait plus volontiers les épées, sabres et rapières que je ne me privais pas de collectionner.

 

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Refermons cette parenthèse du vingt-et-unième siècle et revenons à la fin des années soixante du vingtième.

 

La situation est bloquée et ma mère s’en plaint à mon père qui a du mal à s’habituer à m’entendre si souvent dire non depuis que je sais parler. Cet enfant est négatif, dit-il, répétant ainsi la remarque d’un médecin qui avait jugé bon de me demander, sans doute pour m’amadouer, si j’aimais l’école, si je voulais partir en colonie de vacances et si cela m’intéresserait d’apprendre à faire du ski, autant de questions indiscrètes auxquelles j’avais répondu par le mot magique, ce non que je considère comme le plus beau mot de la langue française (en plus, il fonctionne dans les deux sens). Je le pense toujours aujourd’hui, même si j’ai fini par nuancer légèrement, sans doute un effet de l’âge.

 

Alors, me direz-vous, cette sortie au Bazar à cent francs ? Eh bien ce jour-là, chacun a campé sur ses positions mais la semaine suivante, le jour du marché, ma mère avait tout oublié, y compris le short et les bretelles. De toute façon, elle aurait eu du mal à m’en vêtir pour la simple raison que je les avais cachés au fond d’une penderie dont elle ne se servait jamais.

 

Finalement, cela valait le coup d’attendre, même une semaine, car le Bazar à cent balles était une véritable institution oyonnaxienne qui dura des décennies, autant dire l’éternité pour un gamin d’à peine dix ans !

 

À suivre...

 

© Éditions Orage-Lagune-Express, 2021.