02 septembre 2017
Carnet / Des rentrées à dormir debout, de la Tour rouge, des micro-sommeils et de la tentation de Venise
Je ne suis personnellement plus concerné par toute forme de rentrée mais je dois dire que ce mot me rappelle de très mauvais moments de ma vie.
J’ai un souvenir cuisant de ma première rentrée qui sentait le pipi du hall et du couloir de l’école maternelle, ce qui m’a tout de suite, et pour le restant de mes jours, conduit à associer toute forme de vie en collectivité à l’odeur des latrines.
Le cauchemar de la rentrée, c’est aussi le travail. Les dernières années de mon passage dans la presse, mes retours de vacances me jetaient en pilote automatique dans l’agence du quotidien où je travaillais. De mon appartement de l’époque à ce bureau de radotage, je n’avais qu’un grand parc à traverser. Sa large allée centrale bien droite et bien bordée des deux côtés me permettait de marcher les yeux fermés, ce qui me donnait l’impression de gagner encore quelques minutes d’un ersatz de sommeil.
La Tour rouge, Giorgio de Chirico
La nuit, je rêvais que j’arpentais d’étranges paysages déserts, hiératiques, et je découvris un jour que l’un d’eux n’était autre, à quelques variantes près, que la Tour rouge du peintre Giorgio de Chirico.
Durant cette période, il m’arrivait à n’importe quel moment de la journée d’être saisi de micro-sommeils qui passaient la plupart du temps inaperçus à l’exception de ce jour où l’un de ces évanouissements d’à peine deux ou trois secondes se produisit face à un notable que j’interviewais. Ma tête s’abaissa lourdement, pas loin de ma tasse de café et de mon petit magnétophone Sony qui était le seul encore en état d’écouter le monsieur.
Venise, juin 2003
Le plus étonnant de ces micro-sommeils était que des fragments des rêves de la nuit parvenaient parfois à s’y faufiler, notamment des images de mes voyages à Venise où je me promenais souvent à cette époque et où la tentation de retourner sans cesse me hantait.
Les micro-sommeils traversés de peintures métaphysiques et de paysages vénitiens survenant bientôt au contact de personnes un peu plus nombreuses, j’en parlai à mon médecin, une jeune femme au diagnostic réputé excellent. Vous êtes en parfaite santé, me dit-elle, mais votre problème est que vous voyez trop d’emmerdeurs et de fâcheux.
01:48 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rentrée scolaire, rentrée professionnelle, classe de maternelle, école maternelle, travail, emploi, job, boulot, turbin, parc, tour rouge, giorgio de chirico, peinture métaphysique, blog littéraire de christian cottet-emard, sommeil, micro-sommeil, évanouissement, magnétophone sony, médecin, diagnostic, venise, italie, fâcheux, emmerdeurs, bonne santé, christian cottet-emard, note, souvenir, billets d'humeur, chroniques, voyage, rêves, rêves diurnes, rêves nocturnes
28 mai 2015
Carnet / De l'insomnie et de la saudade
Après une partie de la matinée et de l’après-midi de ce mercredi à tondre mes prés autour de la maison, je reste un moment dehors dans la nuit. J’ai du mal à m’habituer à l’absence d’éclairage public dès 11h, même si cela fait pétiller les petits points de lumière froide des vers luisants et permet de profiter de beaux clairs de lune, encore que celui de ce soir soit plutôt blafard, sinistre. En plus, un des détecteurs de mouvement de la maison est en panne. Encore de l’entretien en perspective. La tonte m’a donné des courbatures mais cette besogne ne me pèse pas trop car je peux l’accomplir machinalement en pensant à autre chose, exactement comme passer l’aspirateur, étendre le linge et faire la vaisselle.
C’était la même chose dans le travail salarié que je ne supportais que lorsque j’avais des tâches simples, des horaires fixes et une routine, ce qui n’était hélas pas le cas dans certains métiers que j’ai été obligé d’exercer pour des raisons évidemment alimentaires. Que de temps irrémédiablement perdu dans ces galères professionnelles, ces activités ineptes, surtout lorsque j’étais journaliste. Et j’en dirais autant de mon passage dans l’éducation spécialisée et de ma formation au commerce de librairie, sans parler d’autres boulots pour lesquels on se lève le matin avec deux objectifs : le chèque et les congés.
Je fume un Don Tomas dans l’air froid que la bise du jour a laissé derrière elle alors que ces nuits de mai devraient être tièdes et parfumées. Les Don Tomas sont des cigares du Honduras. Certains modules peuvent soutenir la comparaison avec des havanes rustiques et constituent d’honnêtes cigares de tous les jours. Celui que je fume ce soir, un corona présenté en tube, est assez corsé mais manque de bouquet. Une saveur linéaire du début à la fin, aucune complexité mais un bon tirage. Il faudra un doigt de cognac pour rehausser tout ça.
J’ai reçu mon exemplaire d’auteur de la revue Patchwork dirigée par Anthony Dufraisse qui a publié mes notes sur Pierre Autin-Grenier dans lesquelles je mêle le récit de ma rencontre avec lui, des anecdotes et des évocations de ses livres, dont une critique de Friterie-bar Brunetti, un de mes préférés. Le tout forme un ensemble d’un peu plus de cinq pages que je trouvais un peu léger en l’envoyant à Anthony Dufraisse mais que je juge finalement cohérent en le relisant pas loin d’un an après.
Le séjour à Porto approche. Malgré ma peur de l’avion, je me réjouis de retrouver le Portugal. Je n’idéalise pas ce pays, ni aucun autre d’ailleurs, mais je me sens des affinités avec lui, y compris à cause de la saudade. À propos, il faut que je pense à me procurer Message de Pessoa lors de mes prochaines emplettes à Lyon.
Après Porto ce début juin, ce sera probablement Barcelone en septembre. L'insomnie m'est plus douce en pensant à ces futures promenades.
Photo 1 : clair de lune chez moi (Photo © Christian Cottet-Emard)
20:42 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : insomnie, saudade, message, pessoa, porto, portugal, barcelone, espagne, voyage, juin, septembre, congés, travail, job, boulot, vacances, carnet, note, journal, écriture de soi, autobiographie, prairie journal, blog littéraire de christian cottet-emard, revue patchwork, revue littéraire, édition, publication, revue littéraire patchwork, anthony dufraisse, christian cottet-emard, pierre autin-grenier, friterie-bar brunetti, gallimard l'arpenteur, lyon, promenade, emplettes, cigare, cigares don tomas, honduras, cigares du honduras, fumer tue, détecteur de mouvement, lumière, éclairage public, lune, étoiles, vers luisant, lumière froide, clair de lune, nuit
18 décembre 2013
Morale de la peur
(Du concept militaire de dissuasion appliqué aux rapports sociaux et au monde du travail)
Il est évident que le nouveau champ de bataille est désormais le monde du travail. Pendant les années de prospérité, on avait affaire à une guerre de position (lutte des classes) et à des affrontements de masse (syndicats contre patrons). C’était le bon temps, l’époque bénie où un syndicat puissant pouvait « casser une boîte » du jour au lendemain, les années fastes où régnait l’équilibre de la terreur dans le rapport de force social, exactement comme dans la dissuasion nucléaire, seule garantie d’éviter la guerre ouverte en partant du principe que le premier qui tire est le second à mourir. C’est triste mais ça fonctionne.
Ce qui fonctionne encore aujourd’hui dans le domaine militaire (pour les grandes puissances occidentales tout au moins) ne marche hélas plus sur le nouveau théâtre d’opérations qu’est le monde du travail.
Solitude du travailleur au casse-pipe
L’individu s’y retrouve seul sous le feu, avec de moins en moins de soutiens collectifs institutionnels et de moins en moins de solidarité individuelle car les syndicats sont hélas devenus des partenaires des dirigeants au lieu de rester des adversaires, aussi bien dans le privé que dans le public, et les collègues des concurrents qui n’ont plus qu’une idée en regardant tomber les autres, celle de ne pas tomber eux-mêmes. En gros, ce sont les assauts meurtriers et absurdes de la guerre de 14 transposés du champ de bataille au lieu de travail où l’on n’est plus que le flingueur et le flingué de quelqu’un, pour le plus grand profit de la classe dominante et les petits et précaires profits de ses kapos. J’appelle Kapos les petits grades de l’armée silencieuse et dévastatrices de ceux qui gèrent ce qu’on appelle sans complexe « la ressource humaine » comme on désigne les ressources minière, pétrolière, ressources destinées, ne l’oublions pas, à être consumées. Dans son deuxième sens, le verbe consumer signifie brûler, mais dans son sens premier il signifie « épuiser complètement les forces, abattre, user » .
Chair à canon, chair à profit
Être épuisé, abattu, usé, brûlé, c’est ce qui arrive aux soldats sur les champs de batailles mais c’est ce qui arrive aussi aujourd’hui aux salariés dans les entreprises et de plus en plus souvent dans le service public également. Sur les champs de bataille, il arrive que des soldats se suicident. Dans le monde du travail aussi. La notion de souffrance au travail est désormais reconnue, qu’on l’éprouve soi-même ou qu’on en soit témoin. L'un des résultats extrêmes de cette souffrance est le « burnout » (syndrome d'épuisement professionnel). Le terme renvoie bien sûr au fait d'être épuisé, abattu, littéralement « brûlé » . Le lieu de travail est devenu un lieu de souffrance et d’affrontement violent comme le champ de bataille. Je me rappelle d’un de mes petits supérieurs hiérarchiques qui appelaient les gens qui perdaient leur emploi dans la mêlée des « morts » . Et de fait, celles et ceux qui chutent deviennent effectivement, d’un point de vue social, des « morts » .
Management par la peur
Sur les deux fronts, hier militaire, aujourd’hui professionnel, règne désormais en maîtresse absolue la peur, peur de perdre la vie physique, biologique à la guerre, peur de perdre la vie économique, sociale, au travail. Moi qui ne travaille plus depuis longtemps au sens strictement social et économique du terme, je vois la peur à l’œuvre partout où je vais effectuer mes démarches quotidiennes de consommateur de biens et de services. Des mairies qui deviennent des « maisons de l’angoisse » , des services publics où le personnel souffre en silence, coincé entre le management par la terreur de la petite hiérarchie et l’agressivité des usagers qui viennent se défouler sur les fonctionnaires de ce qu’ils vivent eux-mêmes chez leurs employeurs privés.
Comment trouver un espoir de sortir de cette spirale, de cet enfer dont les portes hélas toujours entrouvertes dans les périodes à peu près fastes ont carrément cédé lors du funeste virage économico-social des années 80 du vingtième siècle ?
Pour l’instant, les réponses ne sont hélas que dans les livres et si je suis en cette situation bénéfique de retrait de la société qui me permet d’observer ce qui se passe sous mes yeux sans être aveuglé parce que trop impliqué, je ne suis pas plus malin que les autres pour proposer des solutions. Je lis peu d’ouvrages théoriques et d’essais sur les sujets de société car la société m’intéresse aussi peu que je ne l’intéresse et parce qu’à mon âge (54 ans), je préfère me concentrer sur ce qui a toujours primé pour moi, la poésie et la fiction romanesque.
Pourquoi nous travaillons
L’année dernière, j’ai lu très attentivement le livre Pourquoi nous travaillons (Collection Le Croquant, l’Harmattant éditeur) de mon ami Michel Cornaton, fondateur de la revue Le Croquant à laquelle j’ai collaboré à peu près un quart de siècle. Je m’étais promis d’écrire un compte-rendu de cet ouvrage brillant et surtout passionnant mais je me suis vite aperçu que j’en étais incapable. La raison de ce blocage est simple, je suis probablement en état de névrose de stress post-traumatique après ce que j’ai vécu dans ma vie professionnelle, dans les quelques métiers que j’ai exercés, le pire s’étant produit lorsque je travaillais dans la presse quotidienne régionale.
Mon expérience désastreuse du monde du travail dès l’instant où j’y suis entré ne me permet pas de parler sereinement de ce livre dont on trouvera le résumé ici. J’en recommande la lecture tout en n’adhérant pas au très relatif optimisme réformiste de Michel Cornaton, notamment lorsqu’il écrit : « Dans l’immédiat, il nous faut revoir nos idées sur l’entreprise ; l’époque où elle faisait figure d’ennemie de classe est révolue, celle où elle était une zone de non droit aussi. »
Tout, dans mon vécu professionnel passé et dans le vécu présent de toutes les personnes que je connais de près ou de loin, à quelque niveau de compétence que ce soit, me prouve le contraire. À mon très humble avis qui n’est ni celui d’un intellectuel, ni celui d’un universitaire ni celui d’un détenteur d’une expertise particulière en ce domaine mais celui de quelqu’un qui a connu comme presque tout le monde la désespérante expérience du travail contraint, je pense que seul un retour à un rapport de force équilibré sinon équitable entre travailleur et employeurs (publics ou privés) peut ramener une situation acceptable dans un monde du travail où l’on sait très bien que l’enjeu n’est pas de s’aimer mais tout simplement de ne pas se détruire.
Autrement dit, le concept militaire de dissuasion appliqué au champ économique et social qui peut garantir une forme de paix, une paix triste, mais la paix quand même. Ce que j’appelais « une Morale de la peur » , titre que j’avais choisi quand j’avais une vingtaine d’année pour un essai que je m’étais mis en tête de perdre du temps à écrire sur ce sujet du travail mais dont j’ai eu la sagesse d’abandonner le vain projet au vu de ce qui se passe aujourd’hui sous mon regard las.
13:43 Publié dans NOUVELLES DU FRONT | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : blog littéraire de christian cottet-emard, travail, peine, job, boulot, turbin, syndicat, rapport de force, équilibre de la terreur, dissuasion, concept militaire de dissuasion, dissuasion nucléaire, front, guerre, affrontement, conflit, suicide, souffrance, violence, victime, oppression, harcèlement, souffrance au travail, michel cornaton, pourquoi nous travaillons, collection le croquant, harmattant, éditions l'harmattant, je te tiens tu me tiens par la barbichette